Le FN se serait « recentré » nous dit-on, sous l’effet de la présidence de Marine Le Pen. Il serait aujourd’hui devenu un parti fréquentable, incarnant une droite populaire et nationaliste ayant rompu avec les hystéries racistes d’antan. Il serait devenu tellement fréquentable que certaines composantes de la droite française n’hésitent plus à s’en rapprocher, évoquant ouvertement la possibilité d’alliances électorales en bonne et due forme. La droite française, comme toutes les forces politiques institutionnelles et syndicales actuellement organisées, est pourtant issue d’un arc politique né dans l’après guerre et dont le socle commun était précisément l’antifascisme. Il est désormais loin le temps du front des démocrates contre l’extrême droite, scellé dans la Résistance et dans le compromis historique noué entre le Parti Communiste Français et la droite républicaine gaulliste, ce compromis qui aura façonné la société française et notre démocratie pendant des décennies.
Pendant les campagnes présidentielle et législative, Marine Le Pen n’a eu de cesse de fustiger, explicitement, le libéralisme économique et les délocalisations. On croit rêver.
Le bilan de la pénétration idéologique des idées du FN dans la société française n’est pas seulement celui d’une réactivation politique des idées racistes. Il est également celui de la promotion, réussie, du libéralisme économique ayant provoqué toutes les catastrophes sociales actuelles, celles sur lesquelles surfe aujourd’hui le FN.
Quand il créait le Front National, Jean-Marie Le Pen ne créait pas seulement un parti, il créait bien un « front », c’est à dire un regroupement unifiant les différentes tendances de sa famille politique. Au FN, les héritiers des différents courants de l’extrême droite française trouvaient alors un appareil dont le racisme et l’antisémitisme étaient le ciment. Mais le Front National n’était pas seulement « d’extrême droite » aux plans des mœurs, de la culture et de la démocratie. Il l’était également au plan économique. A partir des années 80, le Front National s’est ainsi fait le propagandiste zélé du « libéralisme économique », alors que la droite française elle-même demeurait la championne de l’interventionnisme étatique. Qui se souvient des prises de position de Le Pen-père et du programme du FN contre les impôts ? Contre les droits syndicaux, le code du travail et les cotisations sociales ? Pour la libéralisation économique, la dérégulation, la circulation des capitaux et la concurrence ?
Pendant trente ans, le Front National a été le fer de lance de la défense du libéralisme économique en France. C’est la généralisation de la politique économique qu’il a longtemps défendu qui a conduit à la crise financière actuelle, aux délocalisations, à l’éclatement de notre tissu industriel et à la déstructuration sociale de territoires entiers, comme, par exemple, celle du bassin minier d’Hénin-Beaumont.
Quand Marine Le Pen dénonce aujourd’hui le libéralisme économique, elle démontre deux choses qui confirment bien son appartenance à l’extrême droite, à défaut de prouver un « recentrage » qui n’a aucune réalité et qui relève de l’escroquerie.
Elle démontre tout d’abord son attachement à une spécificité propagandiste qui est la marque de fabrique de l’extrême droite, et qui la distingue de toutes les autres forces politiques, de gauche et de droite. Cette particularité c’est la capacité opportuniste à exprimer tout et son contraire sans aucune retenue, pour aller rejoindre l’attendu passionnel de l’interlocuteur et non pour construire un propos sincère sur la base de ses propres convictions. Marine Le Pen n’a ainsi aucun état d’âme à fustiger aujourd’hui le libéralisme économique et rejeter sur d’autres la responsabilité de sa mise en œuvre, alors que c’est son parti qui a l’antériorité de sa promotion idéologique en France.
Le dialogue entre les gauches et les droites républicaines est difficile car elles portent des visions du monde qui reposent sur des systèmes de valeurs différents. Les objets critiques qu’elles utilisent et la morale à laquelle elles se réfèrent ne sont pas les mêmes. Mais la confrontation démocratique par la discussion reste possible, pour peu que l’on définisse un cadre de débat et des règles.
En revanche, c’est sa façon de faire de la propagande qui a toujours distingué l’extrême droite et qui rend impossible, techniquement, le moindre débat avec les partis qui en sont issus, étant donné leur incapacité, dans une discussion, à demeurer comptables de leurs prises de position.
Marine Le Pen démontre également qu’elle a bien étudié l’histoire de sa famille politique, appliquant 80 ans après Mussolini les recettes qui ont conduit à l’invention du fascisme italien et à la conversion au fascisme de la plupart des extrêmes droites européennes. En se dotant d’un programme social et en plaçant les travailleurs italiens au centre de son discours, Mussolini permettait à l’extrême droite de se doter d’une base populaire. Avant lui, les courants d’extrême droite étaient clairement identifiés comme des courants politiques anti-ouvriers, traditionalistes et explicitement liés à la défense des intérêts des classes possédantes, la grande bourgeoisie et l’aristocratie. Le Front National, parti composite héritier de nombreuses traditions, incluait bien des composantes historiquement liées aux courants fascistes et néofascistes, mais n’était pas pour autant lui-même un parti fasciste, au sens politique stricto sensu. La continuité et la persistance en France de courants traditionalistes antérieurs au fascisme historique ont doté notre « exception culturelle française » d’un peu reluisant versant qui tient à la spécificité de la nature politique de « nôtre » extrême droite.
En se dotant d’un discours social, le Front National ne témoigne donc pas d’un recentrage, mais bien d’une évolution fascisante qui le rapproche des autres courants d’extrême droite dits « populistes » en progression dans toute l’Europe. Cette nouvelle période devra nécessairement se traduire par un renouvellement des stratégies de celles et ceux qui le combattent.
Alexis Martin