Dans les hommages qui lui ont été rendus [après sa mort], David Rousset fut avant tout célébré, à juste titre, comme l’auteur des Jours de notre mort et de L’Univers concentrationnaire. Il en est résulté une involontaire injustice : tout se passe alors comme si sa vie politique et sa pensée s’étaient arrêtées à l’expérience concentrationnaire. Or, il a publié en 1973 La Société éclatée et, en 1987, Sur la Guerre, deux gros volumes (de respectivement 780 et 483 pages) qui lui tenaient à cœur. Ces livres illustrent la continuité d’un combat, devant les déraisons extrêmes du siècle, pour que la raison ait, en fin de compte et malgré tout, le dernier mot. Comme d’autres qui ont directement subi la barbarie (Ernest Mandel, par exemple), il oppose ainsi une résistance pathétique, héritée des Lumières, au crépuscule postmoderne.
Il s’efforce d’inscrire les épreuves désastreuses du siècle dans une perspective historique de longue durée. La Société éclatée s’ouvre sur une proclamation qui paraîtraît sans doute aventureuse en nos temps de Contre-Réforme et de Restauration libérales : « La seconde révolution est à l’ordre du jour de l’Europe et des États-Unis » ! La seconde révolution ? La première [1917-1929, précise-t-il] n’aurait été qu’une ébauche, un mauvais brouillon : « catapultée par la guerre impérialiste », elle a été « détruite dans les remous sauvages de la grande phase de décomposition du capitalisme mondial ». La seconde révolution se prépare au contraire « dans les tempêtes de la plus puissante explosion scientifique et industrielle des temps modernes. À un siècle seulement d’intervalle, ces deux révolutions se situent dans la même perspective globale mais sur des seuils différents ».
À l’opposé des discours grandiloquents sur « l’indicible » ou « l’impensable » du génocide, ce fil conducteur lui a permis de penser le nazisme ou la contre-révolution stalinienne. Ce propos est au cœur de La Société éclatée. Nourrie de la grande culture théorique du mouvement ouvrier de l’entre-deux-guerres, illustrée par les controverses entre Souvarine, Préobrajensky, Trotsky ou Burnham, ou par celles, postérieures, entre Pierre Naville, Bruno Rizzi, Ernest Mandel, Tony Cliff ou Cornelius Castoriadis, l’analyse de Rousset contraste avantageusement avec les surinterprétations symboliques et généalogiques d’un Furet : « Trois séries de facteurs se combinent dans l’établissement de la société bureaucratique de capitalisme d’État. La contradiction initiale de la crise du capitalisme qui a rendu possible la première révolution, sans pour autant tolérer le dépassement du mode de production capitaliste [...] et qui a introduit la bureaucratie comme force autonome dans le procès de production. L’ampleur sociale de la révolution prolétarienne d’Octobre qui a radicalement exproprié la grande bourgeoisie et les propriétaires fonciers, ouvrant ainsi la voie au monopole d’État dans son type le plus achevé. La régression mondiale des années trente. »
Cette approche historique a les faiblesses de sa force. On est frappé par sa démarche très « classique » : « La valeur révolutionnaire fondamentale du socialisme réside dans sa capacité d’assurer, durant une longue période, une puissante croissance des forces productives que le capitalisme a portée, en son temps, à un niveau encore inégalé, mais qu’il est tout à fait incapable de maintenir. » Rousset reprend à son compte la formule simplifiée de la contradiction entre l’essor des forces productives et la barrière des rapports de production, avec pour conséquence un déterminisme technologique fortement marqué : « Le sous-développement technique du début du siècle par rapport au seuil actuel » impose une « frontière infranchissable de l’horizon historique » et « les limitations intellectuelles inhérentes à ce sous-développement ». Ainsi, « les circonstances historiques imposent un retard considérable de la théorie ». Il devient alors « patent que la première révolution est à la fois inévitable et prématurée et qu’en conséquence, elle ne pouvait survivre ». C’est pourquoi « le retard russe ouvre la voie forcée du parti unique ».
L’échec et la réaction stalinienne sont inscrits dans la discordance des temps et dans la « prématurité » de la révolution russe. « La contradiction principale de la révolution d’Octobre consiste en ceci : elle a établi des rapports sociaux en avance sur les rapports de production qui entrent donc en conflit avec le niveau réel des forces productives. » On ne pourrait donc, sans lourdes conséquences, aller plus vite que la musique historique et technologique. Ce constat rejoint apparemment le diagnostic porté à chaud par Kautsky et par les « ours savants » de la social-démocratie. Rousset n’en tire pourtant pas les mêmes conclusions. Pour lui, l’explosion révolutionnaire ne fut pas le fruit d’un projet doctrinaire des bolcheviks, mais celui des contradictions sociales portées à l’incandescence par la guerre. Il s’agit donc de comprendre avant de juger. De penser stratégiquement, et non de moraliser.
La bureaucratie est le produit de cette terrifiante dialectique entre déjà-plus et pas-encore : « La bureaucratie comme classe est ancrée dans le capitalisme d’État, qui lui-même est le produit d’un contexte technologique historiquement défini et des rapports sociaux que l’armature matérielle supporte. Le renversement de la propriété bureaucratique ne peut résulter que d’une révolution sociale mondiale, qui, à son tour, ne peut surgir que du conflit aigu entre les composants technologiques et sociaux du procès de production. » Cette bureaucratie réalise l’amalgame fonctionnel des managers prolétariens, du corps traditionnel des fonctionnaires et des cadres dans la production. Ainsi définie, « elle change de nature » : « La propriété exclusive des moyens de production lui donne un enracinement autonome dans les procès de production. » Elle se constitue ainsi en « une classe nouvelle, la classe dominante et dirigeante du capitalisme d’État ». Elle est donc « le produit social de la combinaison historique de la révolution prolétarienne et du retard technologique mondial ».
Sur la Guerre corrige ces formulations rigoureusement déterministes au profit d’une histoire ouverte, dont la part d’incertitude est inhérente à la lutte : « Il n’y a pas un cours déterminé de l’histoire. » Elle « demeure au contraire ouverte, aléatoire ». Un puissant « déterminisme de l’armature technologique de la société » opère certes « dans le conditionnement matériel du procès de production », mais, s’il pose problème, « il n’impose pas de réponse ». En d’autres termes, les conditions de la lutte sont déterminées, son issue imprédictible.
Selon Rousset, la dynamique socialiste de la révolution russe a vite tourné court. Dès 1922, à l’issue de la première guerre civile, un thermidor bureaucratique instaure un capitalisme d’État, distinct du totalitarisme bureaucratique ultérieur. À proprement parler, l’univers concentrationnaire du despotisme totalitaire serait né dans les années 1930, d’une « seconde guerre civile », d’une sorte de contre-révolution dans la contre-révolution thermidorienne : en décembre 1934, Staline dresse en personne une liste de 40 000 personnes à fusiller ; de 1935 à 1941, un million de fonctionnaires, staliniens bon teint pour une large part, sont arrêtés, déportés et exécutés. Cette « nuit des longs couteaux russe » signifie la « destruction du corps thermidorien dirigeant » : « La révolution depuis longtemps anéantie est une seconde fois assassinée dans le corps humilié des plus prestigieux dirigeants du parti de Lénine. » Rousset devance ici les thèses plus récentes de Moshe Lewin, pour qui les purges de l’année terrible 1937 signifient que l’appareil bureaucratique d’État achève de dévorer celui du parti qui croyait en garder le contrôle.
Son analyse d’un système de domination inédit réalise un compromis entre les thèses classiques de Trotski sur la Révolution trahie, et celles du « capitalisme d’État » ou du « collectivisme bureaucratique » développées, avec bien des variantes, par Schachtman aux États-Unis, Tony Cliff en Angleterre, Castoriadis en France : « De 1922 à 1929, le mode de production capitaliste rétabli travaille au rétablissement de la société bourgeoise. » Ce processus s’est heurté cependant à une « résistance énorme » de l’institution révolutionnaire, qui « vérifie le caractère socialement radical de la révolution d’Octobre ». Cette résistance « extraordinaire réduit en miettes les interprétations qui ne veulent voir dans la prise du pouvoir qu’un coup d’État bien mené par un parti militairement bien préparé ».
Directement héritées des thèses de l’Opposition de Gauche, ces formules sont intégrées par Rousset à une compréhension du totalitarisme bureaucratique inspirée d’Hannah Arendt (laquelle avance, dans les Origines du totalitarisme, une périodisation de la contre-révolution stalinienne similaire à celle de Trotski ou de Rousset lui-même). Le résultat est plus fécond que la pllupart des interprétations idéologiques appauvries qui en sont données. Comme Naville ou Mandel, Rousset appartient à une génération formée à penser l’histoire et l’événement mondialement, du point de vue de la totalité. La « barbarie spécifique » illustrée par Auschwitz et le Goulag participe à ses yeux d’un mouvement d’ensemble, celui « de la société industrielle déchue » : « Le phénomène concentrationnaire est le plus caractéristique de la phase de dégénérescence organique du capitalisme mondial. » L’institution concentrationnaire est « l’expression achevée de l’extension et de la généralisation des relations de contrainte dans l’organisation sociale du travail [...] Elle n’est nullement consubstantielle au capitalisme d’État, selon le développement d’une logique organique, ni même à son incarnation sociale bureaucratique. Cette déformation a été imposée à la bureaucratie russe comme à la bourgeoisie allemande par la conjoncture mondiale, par l’effondrement de la société capitaliste planétaire. Le domaine concentrationnaire, qui est considérable, marque le degré d’intégration de la Russie dans le marché mondial. Le trait n’est donc ni marginal ni accidentel. Il apparaît au contraire comme un caractère organique ». Dans le droit fil de l’analyse développée par Arendt (dans le volume sur L’impérialisme de sa trilogie), cette approche aurait pu servir de fil à plomb pour penser des tragédies et des guerres comme celles des Balkans.
Les deux derniers livres de Rousset manifestent une douloureuse dialectique entre la crainte lucide du pire et l’acharnement de l’espérance humaniste, jusqu’à voir dans l’arme nucléaire une rationalisation immanente à l’irrationalité autodestructrice : « Au centre du brasier, l’institution militaire nucléaire. La plus forte ambiguïté de tous les temps. Le militaire nucléaire est dans ses concepts comme dans sa réalisation la plus intime création de la culture la plus avancée. La plus authentique et la plus puissante expression de ce que nous sommes. De ce qu’est notre société. Notre ultime vérité. De ce qui fait notre société différente de toutes les sociétés antérieures. De ce qu’est la valeur unique de notre liberté. La plénitude de sa signification. Une liberté cruelle et tragique. »
Une fois encore, Rousset misait imprudemment sur la raison technique pour déjouer les déraisons barbares : « Pour la première fois, la qualité technologique de l’armement n’est plus une valeur politiquement secondaire. Elle devient au contraire une donnée majeure dans la décision de faire la guerre. L’existence d’arsenaux nucléaires modifie foncièrement l’appréciation de la guerre comme moyen politique. Toujours dans un sens restrictif. Non seulement l’armement nucléaire par sa seule existence ne provoque pas la guerre, mais il rend la décision de la faire plus difficile. Non seulement l’armement nucléaire n’élimine pas le facteur politique, mais il lui donne une prépondérance absolue. » Par une ruse subtile de la raison instrumentale, loin de précipiter la disparition de la politique redoutée par Hannah Arendt, la logique militaire des extrêmes aurait abouti à réhabiliter sa prééminence dans la vie de la cité. La raison finirait ainsi par retourner à son avantage les armes de la déraison.
Tout cela est évidemment fort discutable. Il s’agit seulement ici de saisir la cohérence d’un effort intellectuel, à bien des égards pathétique, pour conjurer la folie de l’époque. Il y aurait lieu d’étudier en détail le lien profond qui existe entre ces derniers livres, et Les Jours de notre mort ou et L’Univers concentrationnaire.
Au seuil de nouvelles catastrophes, Rousset cherchait dans les métamorphoses de la technique et des rapports sociaux les moyens de les conjurer. Le « développement inégal et combiné », qui servit, pour Parvus et Trotski, à penser stratégiquement « la révolution permanente », devenait sous ses yeux de plus en plus inégal et de plus en plus mal combiné : « La charge scientifique du travail modifie dans sa nature le développement inégal. La croissance exponentielle du procès intégré science-production provoque un écart sans cesse grandissant entre le développement des pays industriels avancés et les progrès réalisés par les pays en voie d’industrialisation. Cet écart approche du seuil d’irréversibilité. Il crée donc une distorsion mondiale explosive. »
Sous l’effet de cette distorsion, « la société planétaire apparaît, dans sa réalité fonctionnelle, comme une société éclatée. Cet éclatement est la projection des ruptures et des transferts qui se sont opérés et se poursuivent au cœur du procès de production. La notion de société éclatée est essentielle pour la théorie de la période historique. Elle joue un rôle cardinal dans l’élaboration de la stratégie de la deuxième révolution. Son terrain opérationnel est celui des classes brisées dans leur composition organique ». Cette remarque fait plus que tempérer la profession de foi sur l’actualité de la seconde révolution. On sait en effet que, pour Hannah Arendt, la décomposition des classes et leur transformation en masse constitue le terreau social du totalitarisme. Dans la « société éclatée », le sujet présumé de l’émancipation sociale se trouve à son tour pulvérisé.
Ce thème arendtien réapparaît, avec plus d’inquiétude encore, dès les premières pages de Sur la Guerre : « La société planétaire est aujourd’hui éclatée. Ce diagnostic que je proposais en 1973 s’est vérifié. Sur un point central - la désintégration politique de cette société -, l’accélération des rythmes et la dimension prise créent une carence redoutable. Si nous sommes vraiment en danger de guerre, le péril n’est pas dans les armes entassées, mais dans cet obscurcissement de l’intelligence politique. Le trait politique dominant sur l’arène mondiale n’est pas l’affrontement des classes sociales antagoniques mais leur décomposition généralisée. La société s’effondre sur elle-même. Institutions, forces sociales, organisation du travail, procès de production se défont lentement dans leur texture. Dans la dislocation des contrôles - étatiques, politiques, idéologiques - les violences parcellisées infectent le tissu de la société planétaire. »
Il n’y aurait plus désormais de classe libératrice, plus de prolétariat rédempteur, mais « de très larges couches issues de toutes les classes sont aujourd’hui les parties prenantes de l’entreprise révolutionnaire ». Ces considérations ne sont évidemment pas étrangères aux tribulations de Rousset dans le gaullisme de gauche. On trouve cependant, dans les pages précédant ces thèses finales de La Société éclatée, une problématique plus traditionnelle : « L’avènement de la nouvelle force de travail est une réalité planétaire. » Si « le rôle du prolétariat industriel est inversement proportionnel à l’installation effective de la technologie de pointe », du « point de vue de l’action », il devient aussi vital aujourd’hui de « réaliser une conjonction entre l’intelligentsia scientifique et le prolétariat industriel » qu’il le fut hier d’établir une alliance entre le prolétariat et la paysannerie.
Le déterminisme technologique appliqué à l’interprétation historique trouve ici, non sans logique d’ailleurs, sa conséquence sociale. Rousset est convaincu que la liberté est une « condition technique irremplaçable, une nécessité absolue, du développement scientifique ». Celui-ci entrerait donc directement en conflit avec le despotisme bureaucratique. Ce diagnostic comporte une part de vérité. L’effondrement brutal des dictatures staliniennes a permis de le vérifier. Mais les conclusions stratégiques générales qu’en tire Rousset vont plus loin : « L’intelligentsia scientifique appartient donc au salariat mondial. Sa prépondérance la constitue objectivement comme son avant-garde. » Dans cette intelligentsia, l’avant-garde sociale et culturelle coïncide enfin, car dans la mesure où elle contribue à « l’administration rationnelle de la société » et où elle élabore « la structure conceptuelle et instrumentale de la technologie en constante progression », elle constitue la dernière chance des Lumières face à la désintégration sociale : « Elle fournit les moyens théoriques et techniques de dépasser le mode de production capitaliste. Pour la première fois dans l’histoire, elle donne au salariat la capacité de prendre directement en charge la direction politique et, en détruisant les rapports antagoniques entre travail manuel et intellectuel, de déclencher le processus de socialisation. Dans le contexte de la nouvelle période historique, les relations dynamiques entre la classe et son avant-garde s’élucident. »
Certains pronostics de Rousset ont d’ores et déjà été démentis. Ses thèses programmatiques ne sont guère recevables. Considérée dans son ensemble et dans sa cohérence, son œuvre n’en impose pas moins le respect. Elle manifeste une volonté de raison garder et s’expose loyalement à la contradiction critique. Sensible à la désintégration, à l’éclatement, à l’émiettement du monde, Rousset en a tiré des conclusions opposées à celles des auteurs postmodernes et s’est efforcé de renouer les fils rompus des Lumières contre les dérives de la raison instrumentale. Au moment où un discours approximatif sur le totalitarisme conduisait certains, dont Castoriadis, à annoncer une sorte d’éternité de l’univers bureaucratique, Rousset s’évertuait au contraire de déchiffrer la logique des contradictions sociales : « En tant qu’ils réalisent le déploiement mondial du capital étatisé, les rapports mondiaux de puissance incorporent la bureaucratie tout entière dans la sphère internationale du capital. En tant qu’ils transfèrent les intérêts du capital sur le marché mondial, ils intègrent la bureaucratie dans les rapports impérialistes planétaires. » Encore et toujours, le point de vue de la totalité ! Les événements intervenus depuis tendent à prouver que ce point de vue est autrement fécond, à l’épreuve de la durée, que les élucubrations d’un Glücksmann, d’un Furet, ou d’un Fukuyama, lesquelles ne contribuent guère à l’intelligibilité du présent.
Chez Rousset, la raison refuse héroïquement à capituler devant la déraison historique. Elle oppose, aux délires et à l’inhumanité qui menacent, une résistance obstinée et un refus intraitable de céder à la résignation : « Les déçus d’aujourd’hui sont les épaves intellectuelles de ce renoncement. Amertume et colère ne sont pas renoncement. Des années de lutte et la défaite pour solde de tout compte peuvent casser la volonté, ruiner la confiance, vous laisser dans l’épuisement. Le terrible n’est pas là. Le terrible est dans la victoire. Lorsque la victoire se révèle défaite. » Lorsqu’on est défait de l’intérieur, terrassé par ce que Péguy appelait « les victoires aux hanches lourdes ». On se remet difficilement de ces désastreuses victoires. Il existe, en revanche, de « victorieuses défaites ».
Dans Sur la Guerre, Rousset revient sur le bilan, indissociablement politique et moral, du siècle : « Pourquoi croyez-vous que des dizaines de milliers de révolutionnaires n’aient pas voulu voir dans le camarade qui les torturait l’abjection du thermidorien ? Parce qu’ils avaient partagé de longues années les mêmes épreuves, nourri les mêmes espoirs, affirmé la même volonté. Staline a tiré grand bénéfice de cette désespérance. Staline devait être dans l’erreur pour que la victoire restât la victoire. Pourquoi croyez-vous que nous pouvions résister dans les camps nazis ? Parce que la SS était notre ennemi. Les innocents, les vrais, les déportés par erreur, qui n’avaient jamais rien entrepris contre les nazis se défaisaient très vite. Les innocents meurent de l’injustice qui leur est faite. Nous étions des coupables. Notre force était notre culpabilité. » Sous la terreur stalinienne, les innocents se brisent. Accusés à leur tour, les thermidoriens de la veille se décomposent et avouent. Seuls les opposants par logique, seuls les « subjectivement coupables », par décision réfléchie, parviennent à ne pas plier, à ne pas céder au terrible doute de la « culpabilité objective » qui désarma Boukharine devant ses juges. Ainsi que le rapporte Léopold Trepper dans ses mémoires, les oppositionnels déterminés n’avouaient pas. Ils n’avaient pas à clamer leur innocence, puisqu’ils étaient bel et bien confrontés à un ennemi implacable et non pas trahis de manière incompréhensible dans leur propre camp.
Comment ne pas céder à la déception, au désabusement, au ressentiment ou à l’indifférence ? La déception, dit Rousset, est dérisoire, « alors qu’il faut comprendre », « alors qu’il faut répondre au pourquoi lancinant, obsessionnel ». Les déçus, les dépités, les désenchantés n’expliquent rien, car « ils sont toujours dans la certitude », soutiennent le contraire de la veille « avec la même imperturbable autorité ». D’autres, « qui n’affirment plus rien », se retirent et « renoncent à comprendre ». Ces abdications revêtent les formes multiples de la fatigue et du renoncement. C’est à ces capitulations, ordinaires ou spectaculaires, qu’il importe de savoir résister : « La déception est un luxe que nous ne pouvons nous permettre. Le dilemme est simple mais impératif. Laisser le hasard trancher ou comprendre et agir. Il n’est pas toujours possible d’agir. Il est toujours possible de comprendre. Enfin d’essayer de comprendre. Si l’histoire ne suit pas le cours que nous escomptions, ce n’est pas la faute du diable. »
Cet éloge de la raison profane a, chez Rousset, valeur testamentaire. Sa lucidité ne serait rien cependant, sans la révolte logique dont elle se nourrit, sans le refus initial de se soumettre, sans la sainte colère qui revendique la force de son droit. Les belles pages de Sur la Guerre contre la rhétorique de la déception font ainsi écho au credo séculier sur lequel s’achève La Société éclatée : « L’intelligence théorique et la détermination stratégique sont nécessaires à la révolution. Elles n’en constituent pas la puissance vivante et créatrice. La révolte est au commencement. La révolte est à la fin. Le refus de la société, de son scandale et de ses ignominies. Le refus d’accepter. Toute l’intelligence du monde ne saurait remplacer cette indignation qui mobilise l’être entier. Cette vigilance exacerbée contre la révolution elle-même dans son accomplissement. Cette merveilleuse insatisfaction de l’adolescent. Cette folie de la vérité et de la justice, du dieu inconnu qui l’habite. Voilà ce qu’il faut tenir éveillé contre l’érosion du temps. Puissions-nous maintenir intacte cette ferveur jusqu’au jour de notre mort. »