Premier volume d’une trilogie désormais intégralement disponible chez 10/18 [1], Rosa déploie sa trame dans les replis de la tragédie qui se joue à Berlin, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, sur les cendres encore chaudes du soulèvement spartakiste. Dans cette ambiance de naufrage de la vieille Allemagne impériale, le commissaire Hoffner doit mener une enquête particulièrement difficile. Sur le dos de chacune de ses victimes, un meurtrier trace dans les chairs un dessin étrange, toujours le même. L’affaire prend une tout autre dimension lorsque l’on retrouve, en ce mois de janvier 1919, le corps de Rosa Luxemburg, le dos tailladé ! Jonathan Rabb a inséré avec brio son intrigue dans les interstices de l’histoire, le corps de Rosa Luxemburg n’ayant été retrouvé en fait que le 31 mai 1919. Entre son arrestation, son assassinat et la découverte du cadavre, il s’est écoulé plusieurs semaines dont on ne sait rien.
Willkommen in Berlin !
L’enquête criminelle est l’occasion tout à la fois d’une découverte de la capitale allemande du début du siècle et l’exploration des tensions sociales et politiques de la république de Weimar naissante. On y croise un militant prolétarien éprouvé, Leo Jogisches, un savant de gros calibre, Albert Einstein, ainsi qu’une des grandes artistes de l’époque, Käthe Kollwitz. Comme très souvent dans le roman policier, les apparences sont trompeuses et l’enquêteur se doit d’aller chercher la vérité au-delà des évidences. Rabb s’en tire à merveille en jouant avec les éléments classiques du roman policier contemporain : le journaliste fouineur, le chef de la pègre, l’agent de la police politique, le jeune détective encore idéaliste… Il parvient à faire tenir ces figures ensemble et à nous les montrer à leurs débuts, comme en train de sortir de leur cocon. Tous ces personnages émergent dans le cadre du capitalisme allemand, en train de briser la vieille gangue aristocratique qui l’empêtrait et l’empêchait de se lancer à l’assaut du marché mondial. Alors que les sociaux-démocrates et les différents groupes paramilitaires font régner l’ordre et écrasent toute tentative de révolte, la bourgeoisie peut laisser libre cours à son appétit de profit. Par petites touches, le roman fait aussi le portrait du Berlin des petites gens, toutes celles et ceux que la ronde du capital broie et laisse sur le carreau. Ce jeu des personnages qui se croisent et s’affrontent trace un parallèle frappant avec les figures classiques du polar hard boiled américain, saupoudré d’une pincée de Döblin [2].
Rosa privée/publique
Parmi cette galerie, la figure de Rosa traverse l’ensemble du roman et devient presque une obsession pour Hoffner. Aidé d’un mystérieux « K », le commissaire fouille la vie de la militante. Dans cette enquête, qui nous livre quelques facettes plus personnelles de la militante, Rabb parvient à maintenir la tension entre la femme privée et la figure publique. Cette dimension, Gilbert Badia l’avait déjà mise en avant dans son imposante biographie, qui constitue un excellent prolongement à cette fiction : « C’est l’abondance du cœur qui la fait écrire, jamais l’habitude, la routine » [3]. Malgré quelques maladresses, l’auteur parvient ainsi à éviter l’embaumement de Luxemburg, sa disparition derrière une figure fabriquée et rigide. Et il se fait d’une certaine façon le passeur de son héritage théorique, de sa vigueur intellectuelle, depuis une malle remplie de ses écrits jusqu’à cette ultime sentence du commissaire, sur les bords du Landwehrkanal : « Ces hommes vont revenir à la charge. Et alors… nous repenserons à Rosa et à sa révolution, et nous verrons combien nous étions naïfs ».
Aux racines du nazisme
Il y a là la seule véritable critique que nous pouvons formuler à l’égard de l’écrivain, qui confère une certaine fatalité à son récit, en suggérant que tout se joue dès les premiers jours de la République de Weimar, notamment en ce qui concerne le nazisme. Il est victime en cela d’une forme d’illusion rétrospective. Il explore avec beaucoup de maîtrise les origines des théories nazies, ces petits groupes, pour certains illuminés, qui se développent dans l’ambiance de chaos et d’amertume liés à la défaite. Dans ce magma naissent de nombreux complots, dont les ramifications courent jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. La place qu’il accorde avec raison à la question de l’antisémitisme, et de sa mutation politique, retombe en partie dans la vieille ornière du Sonderweg allemand, en omettant que ces théories racistes étaient très largement répandues dans le monde occidental [4]. Mais il a cependant raison d’insister sur l’enracinement des préjugés antisémites dans la société allemande [5], héritage de la société de caste wilhelminienne, terreau fertile sur lequel se développera l’antisémitisme politique des nazis.
En mêlant enquête criminelle et complot politique, Jonathan Rabb a réussi un roman véritablement captivant qui embarque le lecteur au cœur des convulsions de la société allemande, et nous rappelle à juste titre que les périodes de profondes crises sociales sont souvent favorables aux thèses nationalistes et réactionnaires. Mais Rosa Luxemburg nous rappelle également que ces chocs sociaux sont des processus contradictoires dans lesquels rien n’est joué d’avance et qu’il ne sert à rien de se lamenter : il faut étudier et se battre ! Ce récit est donc une invitation à renouer avec « la richesse et la diversité d’un esprit et d’un talent dont on ne saurait épuiser tous les prestiges et qui conservent, à un demi-siècle de distance, leur attrait et même leur fascination » [6]. Et ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que de susciter cette envie !
Henri Clément