Marx plus que dans les marges
Nous publions ici la conclusion d’un ouvrage important, édité en 2010 par l’University of Chicago Press (336 pages) et ayant pour titre : Marx at the Margins : On Nationalism, Ethnicity, and Non-Western Societies. L’auteur, Kevin B. Anderson, est professeur de sociologie et de sciences politiques à l’université de Californie Santa Barbara. L’ouvrage est consacré aux écrits de Marx dédiés au nationalisme, à l’ethnicité et aux sociétés non occidentales. Cet ouvrage est, en quelque sorte, le pendant thématique à la passionnante introduction que Robin Blackburn a consacrée à une partie des écrits de Marx sur la Guerre civile américaine : Karl Marx/Abraham Lincoln. Une révolution inachevée. Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux Etats-Unis, (Editions Syllepse 2012 pour la traduction française). En se centrant sur ces questions, l’auteur – qui participe au travail de nouvelle publication des œuvres complètes de Marx et d’Engels (la MEGA II) – met à mal l’affirmation de ceux et celles qui font de Marx une espèce d’apologue du développement capitaliste comme précurseur d’une société socialiste. Il met à mal également l’idée, assez répandue dans certains courants dits marxistes-léninistes, selon laquelle sa préoccupation exclusive portait sur les classes sociales et les relations Capital-Travail. Kevin B. Anderson indique les évolutions dans la pensée de Marx, laquelle n’a cessé de s’élargir et de s’approfondir en – pour reprendre ses termes – une théorie dialectique plurilinéaire du devenir social. Il nous invite ainsi à (re)lire Marx pour penser notre propre temps.
Rédaction A l’Encontre
Ce voyage dans les écrits de Marx au sujet du nationalisme, de la question des races, de l’ethnicité et des sociétés non occidentales a révélé, je l’espère, le caractère multidimensionnel de son projet intellectuel d’ensemble. Il a été démontré que la critique du capital par Marx est bien plus large qu’on ne le suppose généralement. Il s’est, certes, concentré sur les relations Capital-Travail en Europe et en Amérique du Nord, mais, dans le même temps, il a consacré un temps considérable et dépensé beaucoup d’énergie à l’analyse des sociétés non occidentales aussi bien qu’aux thèmes de la race, de l’ethnicité et du nationalisme. Alors que certains de ses écrits témoignent d’une perspective unilinéaire discutable et comportent, à l’occasion, des traces d’ethnocentrisme, la trajectoire d’ensemble [prise dans sa dynamique] des écrits de Marx sur ces questions a pris un autre tour. Ce livre a montré que Marx a créé une théorie de l’histoire plurilinéaire et non réductionniste, qu’il a analysé les complexités et les différences des sociétés non occidentales et qu’il a refusé de s’emprisonner dans un modèle unique du développement ou de la révolution.
Marx et Engels ont exposé, en 1848, un modèle théorique de la société capitaliste et de ses contradictions fondamentales si anticipateur que, même aujourd’hui, la puissance descriptive du Manifeste du parti communiste n’a pas d’égal. Dans le Manifeste, ils adhèrent également, de façon implicite et équivoque, à une conception unilinéaire du progrès social. Les sociétés précapitalistes, la Chine en particulier, qu’ils caractérisent de façon ethnocentrique comme faisant partie des nations « les plus barbares », étaient destinées à être pénétrées et modernisées de force par ce nouveau et dynamique système social qu’est le capitalisme. Marx a étendu ces perspectives à l’Inde dans ses articles de 1853 pour la New York Tribune. Il y chantait les louanges de ce qu’il voyait comme étant les caractéristiques progressistes du colonialisme britannique en opposition à l’Inde des castes et à un ordre social traditionnel « inamovible ». Il affirmait que l’Inde était, si on en exceptait l’histoire de ses conquérants étrangers – des Arabes aux Britanniques –, une société sans histoire. Il soutenait, en outre, que la société indienne échoua à résister à ces conquêtes en raison autant de ses divisions en castes que de la passivité générale de la société. Les relations sociales communes et la propriété commune du village indien fournissaient une fondation solide au « despotisme oriental ». Tout cela laissait l’Inde perméable au colonialisme britannique, lequel apportait de toute façon le progrès dans son sillage. Les penseurs postcoloniaux et postmodernes, dont le plus célèbre est Edward Said, ont critiqué le Manifeste du parti communiste et les écrits de 1853 sur l’Inde comme une forme de savoir orientaliste qui ressortait, sur le fond, de la mentalité colonialiste.
La plupart de ces critiques ne sont pas parvenus à comprendre qu’à partir de 1853 le point de vue de Marx au sujet de l’Asie, devenant plus subtile et plus dialectique, commença à changer par rapport à la position adoptée dans le Manifeste. Il a également écrit dans ses articles de 1853 pour la New York Tribune qu’une Inde modernisée trouverait sa voie en dehors du colonialisme, qu’il décrivait alors lui-même comme étant une forme de « barbarie ». Il affirma que, tôt ou tard, le colonialisme en Inde trouverait son terme par le biais de l’aide apportée par la classe laborieuse britannique ou par la formation d’un mouvement indépendantiste indien. Cet aspect des écrits de 1853 de Marx à propos de l’Inde, comme des intellectuels indiens tels que Irfan Habib [1] l’ont noté, constitue le premier exemple d’une prise de position en faveur de l’indépendance de l’Inde de la part d’un penseur européen important.
L’aspect anticolonialiste de la pensée de Marx est devenu plus marqué à partir de 1856-57 lorsqu’il apporta son soutien, également dans la Tribune, à la résistance chinoise contre les Britanniques lors de la seconde guerre de l’opium ainsi qu’en faveur de l’insurrection des Cipayes en Inde. Il commença à intégrer, au cours de la même période, une partie de sa nouvelle compréhension de l’Inde dans les Grundrisse (1857-58), l’un de ses plus importants travaux théoriques. Il a entamé, dans ce traité naissant de critique de l’économie politique, une véritable théorie plurilinéaire de l’histoire selon laquelle les sociétés asiatiques se sont développées le long d’un chemin différent de celui des modes de production successifs qu’il a décliné pour l’Europe occidentale (antiquité gréco-romaine [2], féodal et capitaliste). Il a, en outre, comparé et opposé les rapports à la propriété « commune » ainsi que la vaste production sociale communautaire de l’ancienne société romaine avec ceux de l’Inde contemporaine. Alors qu’il concevait, en 1853, les formes sociales communes du village indien comme un support du despotisme, il insista désormais sur le fait que ces formes pouvaient être aussi bien despotiques que démocratiques.
Au cours des années 1860, Marx s’est concentré sur l’Europe et l’Amérique du Nord, écrivant peu sur l’Asie. C’est à cette époque qu’il a achevé la première version du premier volume du Capital ainsi que la plupart des brouillons de ce que sont devenus les volumes II et III de cette œuvre. Il serait toutefois erroné de considérer que Marx se soit occupé, au cours de cette période, exclusivement des rapports entre le Capital et la lutte des classes en laissant de côté le nationalisme, les questions de race et d’ethnicité. Alors qu’il achevait le Capital, Marx, au cours des longues années de la Guerre civile américaine (1861-1865) s’est occupé de la dialectique entre race et classe. Marx s’est lui-même engagé dans la cause anti-esclavagiste, soutenant de façon critique le gouvernement Lincoln contre la Confédération [sudiste]. Il mêle de nombreuses manières race et classe dans ses écrits à propos de la Guerre civile. Il y soutient, tout d’abord, que le racisme blanc a réprimé les travailleurs noirs dans leur ensemble. Il a, ensuite, écrit que la « subjectivité » de la classe laborieuse des Noirs soumis à l’esclavage constituait une force décisive dans l’issue favorable de la guerre pour le Nord. Il a, en outre, noté – à titre d’exemple du plus bel internationalisme – le soutien sans faille des travailleurs anglais à la cause nordiste malgré les dures souffrances économiques que représentait, pour les villes textiles comme Manchester, le blocus nordiste sur l’exportation du coton sudiste. Enfin, l’avertissement prémonitoire contenu dans l’une des Adresses de la Première Internationale, qu’il a rédigée, selon lequel l’échec des Etats-Unis à accorder les pleins droits politiques et sociaux aux esclaves émancipés conduirait le pays à nouveau sur le chemin de conflits sanglants.
Marx a également soutenu le soulèvement polonais de 1863 qui visait à restaurer l’indépendance nationale de ce pays souffrant depuis longtemps du joug russe. Marx et Engels avaient déjà insisté dans le Manifeste, comme principe central des mouvements socialistes et ouvriers, sur leur soutien à l’indépendance polonaise. Les écrits de Marx au sujet de la Russie et de la Pologne sont intimement liés. A l’instar de sa génération, il percevait la Russie comme une puissance malveillante, réactionnaire et constituant la menace la plus importante contre les mouvements socialistes et démocratiques d’Europe. Pour lui, l’autocratie russe, qu’il considérait comme une forme de « despotisme oriental » héritée de la conquête mongole, plongeait ses racines dans le caractère agraire du pays, en particulier dans les formes communales et les rapports à la propriété commune qui prédominaient dans le village russe. A partir de 1858, de même qu’en ce qui concerne la Chine et l’Inde, Marx a commencé à modifier sa perception de la Russie. Il prit en considération, comme nous l’avons vu dans de nombreux articles pour la Tribune, l’imminente émancipation des serfs ainsi que la possibilité d’une révolution agraire. Le fait que la Pologne occupée par la Russie était placée entre la Russie elle-même et l’Europe occidentale a eu pour conséquence que le mouvement révolutionnaire polonais a représenté une contradiction profonde au sein de l’Empire russe. Cette situation a permis de contrarier la volonté d’intervention de la Russie contre les révolutions européennes de 1830 et, dans une certaine mesure, de 1848. Marx a critiqué de nombreuses fois les démocrates français ainsi que ceux d’autres pays pour ne pas leur avoir rendu la pareille en soutenant de façon efficace leurs alliés polonais. Ces trahisons de la Pologne ont, en outre, affaibli les mouvements démocratiques et socialistes de l’ouest, en ouvrant la voie à l’intervention russe, qui se fit à large échelle en 1849, et donc à leur propre défaite. Marx commença, à la fin de sa vie, à souligner les éléments anticapitalistes présents au sein du mouvement révolutionnaire polonais.
Un réseau international de militants du mouvement de la classe laborieuse est né à la suite du soutien de la classe travailleuse à la cause nordiste lors de la Guerre civile américaine ainsi que du soulèvement polonais de 1863. Ce réseau – composé principalement de Français, d’Allemands et de Britanniques – s’est réuni en 1864 à l’occasion de la formation de l’International Working Men’s Association (connue plus tard comme la Première Internationale). Marx en fut l’un des principaux théoriciens et organisateurs. Il s’ensuit que son engagement le plus marqué à la cause de l’émancipation des travailleurs – qui fut celle de toute sa vie – se fit dans le climat des luttes contre l’esclavage, le racisme et l’oppression nationale. Peu de temps après la formation de l’Internationale, il a été, en outre, attiré par le mouvement indépendantiste irlandais. L’implication de l’Internationale dans la cause nationale irlandaise a débuté en 1867, l’année même où la première édition allemande du Capital sortait de presse. Les dirigeants syndicalistes britanniques de l’Internationale, à leur immense crédit, et non sans la participation théorique et politique de Marx dans les discussions, prirent initialement une position remarquablement forte contre la domination britannique en Irlande. Lorsque, au cours des années 1867-70, le conflit irlandais atteignit son sommet, les exposés de Marx au sujet du rapport entre l’émancipation nationale et la lutte de classes n’étaient pas de la pure théorie puisqu’ils furent élaborés au sein de la plus large organisation de travailleurs de cette époque et lui servaient d’arguments.
Marx a élaboré au cours du temps une nouvelle position au sujet de la Grande-Bretagne et de l’Irlande qui eut des implications allant bien au-delà de ce moment historique particulier. Sa théorisation portant sur l’Irlande au cours de cette période marqua le faîte de ces écrits sur l’ethnicité, la race et le nationalisme. Dans un style « moderniste », il avait auparavant prédit que le mouvement britannique de la classe ouvrière, une émanation de la société capitaliste la plus avancée de l’époque, saisirait tout d’abord le pouvoir et alors permettrait à l’Irlande de regagner son indépendance, offrant également un soutien politique et matériel au pays nouvellement indépendant.
A partir de 1869-70, Marx écrivit toutefois qu’il avait changé de position, affirmant désormais que l’indépendance irlandaise devrait survenir en premier. Il soutenait que les travailleurs britanniques étaient tellement pénétrés de fierté nationaliste et d’arrogance de grande puissance à propos de l’Irlande qu’ils avaient développé une « fausse conscience » qui les liait à la classe dominante de Grande-Bretagne, atténuant ainsi les conflits de classes au sein de la société britannique. Cette impasse ne pouvait être surmontée que par un soutien direct du mouvement des travailleurs britanniques à l’indépendance nationale irlandaise. Celui-ci permettrait également de réunir les travailleurs de Grande-Bretagne au sein de laquelle les travailleurs irlandais formaient un sous-prolétariat. Les travailleurs anglais tenaient souvent les pauvres Irlandais désespérés pour responsables d’une concurrence aboutissant à la diminution de leurs salaires. Tandis que ces derniers se méfiaient du mouvement ouvrier anglais, le tenant pour une simple expression de plus de la société britannique les dominant en Irlande et en Angleterre. Marx a lié à plusieurs occasions ses conceptualisations des classes, de l’ethnicité et du nationalisme entre les Anglais et les Irlandais aux rapports de race aux Etats-Unis. Il compara la situation des Irlandais en Angleterre à celle des Afro-Américains. Il mesura aussi les comportements des travailleurs anglais à ceux des pauvres Blancs du Sud des Etats-Unis, lesquels se sont trop souvent associés aux planteurs blancs contre leurs frères travailleurs noirs. Marx a, en ce sens, élaboré une conception dialectique plus large des relations de race, d’ethnicité et de classe. Il critiqua, en même temps, les formes étroites de nationalisme, en particulier dans leurs versions irlandaises, retombant en identités religieuses ou se tenant tellement à l’écart du peuple anglais qu’ils échouèrent à prendre en considération le travail de l’Internationale.
Presque toutes ces considérations trouvèrent leur place dans le plus grand travail théorique de Marx : Le Capital, bien qu’encore seulement comme thèmes secondaires. Toutefois, dans l’édition française de 1872-1875 [parue en livraisons], la dernière qu’il ait préparée avant publication, Marx n’a pas seulement corrigé la traduction de Joseph Roy, il a également entièrement révisé le livre. Un grand nombre de ces révisions portèrent sur la question d’un cheminement de développement plurilinéaire. Certains passages clés que Marx a modifiés pour l’édition française concernaient la dialectique du développement capitaliste hors du féodalisme occidental, laquelle était au cœur de la huitième partie du livre, L’accumulation primitive du capital. Marx y déclare désormais, d’une façon claire et directe, que le type de transition qui est exposé dans la partie consacrée à l’accumulation primitive ne s’applique qu’à l’Europe occidentale. En ce sens, l’avenir des sociétés non occidentales était ouvert, il n’était pas déterminé par celui de l’Europe occidentale.
L’Inde occupe une place importante en de nombreuses parties du Capital. Le village indien est utilisé comme exemple de relations sociales précapitalistes alors que le déclin brutal des manufactures traditionnelles indiennes et la famine des artisans qui en fut le résultat servirent d’illustration aux effets terriblement destructeurs de la mondialisation capitaliste sur les êtres humains. Marx a consacré, en outre, une importante section du premier volume du Capital aux procédés par lesquels la pénétration capitaliste britannique s’est soldée par la destruction des terres et du peuple d’Irlande. Il concluait en indiquant que l’émigration forcée de millions d’Irlandais vers l’Amérique révélait la « revanche de l’histoire » en ce sens que les travailleurs irlandais aidaient à jeter les fondations d’une nouvelle puissance capitaliste qui défierait bientôt la domination mondiale britannique. Il abordait, enfin, dans Le Capital la question du racisme et de l’esclavage, montrant dans quelle mesure l’extermination des peuples indigènes d’Amérique et la mise en esclavage des Africains ont constitué un facteur majeur dans les premiers temps du développement capitaliste. Il a également souligné les effets délétères de l’esclavage et du racisme sur le mouvement ouvrier naissant aux Etats-Unis, écrivant dans le Capital : « Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri » [3]. Il conclut, en outre, que la fin de l’esclavage ouvrait d’importantes nouvelles opportunités pour les travailleurs américains.
Marx retourna à ses premiers intérêts ayant trait à l’Asie à partir des années 1870, en approfondissant également ses études sur la Russie. Tandis qu’il s’était alors plutôt concentré sur la politique étrangère russe, il commença à apprendre le russe afin d’étudier les relations économiques et sociales internes [à cette formation sociale]. L’intérêt de Marx pour la Russie s’est accru après la publication du Capital en russe en 1872, en particulier après que l’ouvrage y eut provoqué plus de discussions qu’en Allemagne.
Marx s’est lancé, entre 1879 et 1882, dans la rédaction d’une série de cahiers de notes et d’extraits d’ouvrages érudits du moment portant sur un ensemble divers de sociétés non occidentales et non européennes, parmi lesquelles l’Inde contemporaine, l’Indonésie (Java), la Russie, l’Algérie et l’Amérique latine. Il prit également des notes sur des études portant sur des « peuples indigènes » tels que les Amérindiens et les Aborigènes australiens. L’un des thèmes centraux de ces carnets de notes porte sur les rapports sociaux communautaires et sur les formes communes de propriété rencontrées dans nombre de ces sociétés. Bien que ces notes de recherche sur d’autres auteurs ne contiennent que des formulations discontinues ou indirectes de ses propres opinions, certains thèmes généraux peuvent toutefois être discernés.
Deux questions émergent, par exemple, de ses études sur l’Inde. Ses notes indiquent, en premier lieu, une nouvelle appréciation du développement historique de l’Inde, opposé à ses vues initiales selon lesquelles il s’agissait d’un pays avec une société sans histoire. Bien qu’il vît encore les formes communales du village indien comme étant relativement continues à travers les siècles, il nota désormais une série de changements importants au sein de ces formes communales, du fait qu’elles aient évolué d’une commune basée sur les clans à une commune fondée sur le territoire. Ces notes montrent que son intérêt, en second lieu, ne portait plus, comme en 1853, sur la « passivité indienne », mais plutôt sur les affrontements et les résistances face à la conquête étrangère, que cela soit contre les incursions musulmanes au cours du Moyen Age ou contre les colonialistes britanniques de son époque. Il indiqua, en outre, que certaines de ces résistances s’appuyaient sur les clans et les structures communautaires.
Marx a discerné, dans ses études sur l’Inde, l’Algérie et l’Amérique latine, le maintien de formes communales face aux tentatives du colonialisme occidental de les détruire et de les remplacer par des formes de propriété privée. Dans certaines situations, comme l’Algérie, ces formes communales étaient directement liées à la résistance anticoloniale. A partir de ce moment, les idées initiales de Marx au sujet du caractère « progressiste » du colonialisme ont également diminué, remplacées par une condamnation dure et absolue de celui-ci.
La question du « genre », comme cela avait été le cas dans les premiers écrits de Marx, en particulier ceux des années 1840, occupe une place importante dans les notes de 1879-82 sur les peuples indigènes comme les Iroquois ainsi que dans la société romaine antique. On peut ici directement comparer Marx et Engels sur cette question. En effet, les notes de Marx portant sur l’ouvrage de l’anthropologue Lewis Henry Morgan Ancient Society ont été rédigées en 1880 ou 1881. Engels les a découvertes après la mort de Marx et les a utilisées comme matériel dans sa propre étude intitulée L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884). Bien que l’ouvrage d’Engels contienne de nombreux défauts, il se détache cependant de manière positive en raison de sa retentissante défense pour l’égalité des femmes. Il s’agit, en fait, du seul ouvrage consacré entièrement à ce sujet par un théoricien majeur du mouvement socialiste naissant. Marx, toutefois, à la différence d’Engels, tend à éviter toute idéalisation des relations de genre existant dans les sociétés « sans écriture » [preliterate societies] telles que les Iroquois. Toujours dialecticien, Marx suit Hegel en discernant des oppositions et des contradictions au sein de chaque sphère sociale, y compris dans les sociétés égalitaires et communautaires. Il ne semble pas non plus partager la vision simpliste d’Engels selon laquelle une « défaite historique des femmes » se soit produite en Europe et au Moyen-Orient lors de la transition des sociétés claniques « sans écriture » vers les sociétés de classes. Il est probable, à l’opposé d’Engels, que Marx voyait ces formes différentes de relations de genre de sa propre époque non seulement comme une considération sur les origines des sociétés de classes mais aussi comme une source potentielle de résistance au capital.
Si les théorisations de Marx au sujet du nationalisme, de l’ethnicité et des classes culminèrent dans ses écrits de 1869-70 sur l’Irlande, ceux portant sur les sociétés non occidentales atteignirent leur sommet dans ses réflexions de 1877-82 sur la Russie. Dans une série de lettres, et dans les brouillons préparatoires à celles-ci, aussi bien que dans la préface de 1882, qu’il a rédigée avec Engels, à l’édition russe du Manifeste du parti communiste, Marx commença à esquisser, pour la Russie, une théorie plurilinéaire du développement et de la révolution. Ces écrits s’appuient sur les thèmes plurilinéaires tirés de l’édition française du Capital. Dans ses écrits russes, Marx conteste, de manière répétée et claire, que le propos du Capital puisse fournir une prédiction précise de l’avenir de la Russie. Il indiqua que les structures sociales du village communal russe différaient de façon claire de celles du village précapitaliste du féodalisme occidental. Ces différences entre les structures sociales précapitalistes occidentales et russes permettaient d’envisager des formes alternatives possibles au développement social et à la modernisation de la Russie si elle pouvait éviter d’être absorbée par le capitalisme. Dans la mesure où les communes rurales de Russie étaient contemporaines du capitalisme industriel en Occident, une révolution sociale en Russie, basée sur les structures collectives des villages, permettait de tirer parti des ressources de la modernité occidentale tout en évitant les souffrances du développement capitaliste. Ce faisant, Marx ne proposait cependant en aucune mesure une autarcie ou un socialisme dans un seul pays pour la Russie. Cela aurait signifié un socialisme basé sur un développement économique et culturel faible, idée qu’il a critiquée, en 1844 déjà, comme relevant d’un « communisme grossier ».
Marx et Engels affirmaient, au contraire, dans leur préface de 1882 au Manifeste du parti communiste, qu’une transformation radicale sur la base des communes rurales de Russie ne serait possible que si elle était accompagnée de transformations révolutionnaires analogues de la part des mouvements de la classe laborieuse en Europe occidentale. Ils déclaraient également, dans leur préface, qu’une telle révolution russe pouvait avoir une base communiste. Marx considéra, plusieurs années auparavant, les mouvements anticoloniaux en Chine et en Inde comme des alliés des classes laborieuses occidentales. Il appréhenda de la même manière les mouvements nationaux irlandais et polonais. Il alla plus loin dans ces derniers écrits sur la Russie, affirmant qu’un développement communiste était une possibilité réelle dans la Russie non capitaliste si une révolution russe pouvait se joindre à une révolution en Occident appuyée sur le mouvement ouvrier.
Dans cette étude, j’ai, en résumé, affirmé que Marx a développé une théorie dialectique du changement social qui n’était ni unilinéaire ni exclusivement fondée sur les classes sociales. Comme sa théorie du développement social évolua dans une direction plus plurilinéaire, sa théorie de la révolution s’est concentrée de façon croissante, au fil du temps, sur l’articulation de la question des classes avec celles l’ethnicité, des races et du nationalisme. Marx n’était pas, certes, un philosophe de la différence dans un sens postmoderne puisque sa critique d’une entité centrale, le capital, figurait au centre de toute son entreprise intellectuelle. Centralité ne signifie cependant pas quelque chose d’univoque ou d’exclusif. La théorie sociale du Marx de la maturité tournait autour d’une idée de la totalité qui non seulement offrait une place considérable à la particularité et à la différence, mais faisait également, à l’occasion, de ces particularités que sont la race, l’ethnicité ou la nationalité des déterminants de la totalité. C’était le cas lorsqu’il soutint qu’une révolution nationale irlandaise pouvait être le « levier » qui aiderait au renversement du capitalisme en Grande-Bretagne ou lorsqu’il écrivit qu’une révolution enracinée dans les communes rurales russes pouvait servir de point de départ d’un développement communiste à l’échelle de l’ensemble de l’Europe.
Marx analysa, d’un côté, comment le pouvoir du capital dominait le monde. Comment ce pouvoir atteignait chaque société et créait, pour la première fois dans l’histoire, un système industriel et commercial à l’échelle du monde, accompagné par la formation d’une nouvelle classe des opprimé·e·s, la classe laborieuse industrielle. En développant cette théorie universelle de l’histoire et de la société, Marx, de l’autre côté, s’efforçait – ainsi que nous avons insisté dans cet ouvrage – d’éviter des universels abstraits et formels. Il tenta, encore et toujours, de saisir les voies propres par lesquelles les pouvoirs s’universalisant du capital et des classes sociales s’inscrivaient eux-mêmes dans des sociétés et des groupes particuliers. Que cela soit au sein de sociétés non occidentales qui n’étaient pas encore complètement pénétrées par le capital comme la Russie et l’Inde ou par les interactions particulières nouées entre la conscience de la classe laborieuse et l’ethnicité, la race et le nationalisme dans des pays industriels plus développés.
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Toutefois, une autre question surgit. Que nous apprend la dialectique sociale plurilinéaire et transculturelle de Marx sur l’actuel capitalisme mondialisé ? Ses perspectives plurilinéaires sur le développement social au sujet de la Russie et d’autres pays non capitalistes de son époque ont-elles une quelconque pertinence directe aujourd’hui ?
Je voudrais avancer ici que c’est le cas seulement d’une manière limitée. Il existe bien sûr encore certaines zones du monde – telles que les Chiapas au Mexique ou les régions montagneuses de Bolivie ou du Guatemala ainsi que d’autres communautés semblables à travers l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie et le Moyen-Orient – où survivent des formes communautaires indigènes. Aucune d’entre elles, toutefois, n’est d’une échelle similaire à celles de l’Inde ou de la Russie de l’époque de Marx. Des vestiges de ces formes communales accompagnent, néanmoins, les paysans dans leurs migrations vers les villes et, quoi qu’il en soit, des mouvements anticapitalistes importants, basés sur ces formes communautaires indigènes, se sont développés récemment en des endroits comme le Mexique et la Bolivie.
Dans l’ensemble, cependant, même ces régions ont été pénétrées par le capital à un degré de loin plus important que cela était le cas pour les villages russes ou indiens des années 1880. L’approche plurilinéaire de Marx au sujet de la Russie, de l’Inde et d’autres pays non capitalistes est toutefois pertinente aujourd’hui à un niveau théorique ou méthodologique plus général. Elle sert un objectif heuristique important, comme exemple important de sa théorie dialectique de la société. Il travaillait, à cet égard, sur la base d’un principe général selon lequel l’ensemble du monde allait tomber sous la domination du capital et de ses formes valeur. Dans le même temps, il analysait très concrètement et historiquement différentes sociétés importantes du monde qui n’étaient pas encore complètement sous cette domination.
De nombreuses conclusions théoriques de Marx qui touchent à l’articulation de la classe avec la question raciale, l’ethnicité et le nationalisme, sont, elles, plus directement pertinentes pour nous, aujourd’hui.
Dans tous les principaux pays industriels, les divisions ethniques – souvent déclenchée par l’immigration – ont transformé les classes laborieuses. A ce sujet, les principes qui sous-tendent les écrits que Marx a consacrés aux relations entre classe et race au cours de la Guerre civile américaine ; entre la lutte pour l’indépendance de la Pologne à une révolution européenne d’ensemble ainsi qu’entre le mouvement indépendantiste irlandais avec les travailleurs anglais ont une pertinence actuelle plus manifeste. Les écrits de Marx sur ces questions nous aident à critiquer la combinaison toxique entre racisme et emprisonnement [des Afro-Américains] aux Etats-Unis, à analyser le soulèvement de Los Angeles de 1992 ou encore à comprendre la rébellion des jeunes des cités parisiennes en 2005. Une fois encore, la force de la perspective théorique de Marx tient dans son refus de séparer ces questions de la critique du Capital, ce qui donne à celles-ci un contexte plus large sans fondre l’ethnicité, la race ou la nationalité dans la classe.
Je suis convaincu que les écrits de Marx sur lesquels c’est concentré mon ouvrage fournissent des orientations importantes pour notre compréhension actuelle en ce qui concerne soit : 1° une dialectique plurilinéaire du développement social ou 2° un exemple heuristique fournissant des indications au sujet d’une théorisation des mouvements indigènes actuels affrontant le capitalisme mondialisé ou encore 3° une théorisation des relations entre classe, race, ethnicité et nationalisme.
Kevin B. Anderson