Ce mois de juillet est déjà bien plus accablant que d’habitude. On circule moins, on respire moins et finalement d’année en année on a aussi l’impression de... moins vivre. C’est ainsi qu’on regarde parfois en arrière allant de surprise en surprise. Il y a un an, à Athènes, place de la Constitution et ailleurs en Grèce, c’était l’éclosion du mouvement des « Indignés », censément spontané, prometteur, et qui s’est finalement avéré bien prométhéen par certains de ses aspects. C’était d’ailleurs au 15 juin 2011 que la photographie disons emblématique figurant sur ce blog a été réalisée. Au même moment sur la Place de la Constitution, la peur de l’avenir rencontrait, non sans détours, l’envie de lutter, la rage du renversement. Je n’oublierai pourtant jamais en tout cas, cette grande joie qui régnait sur la place, ainsi que la redécouverte du sens collectif, et du sens peut-être, tout simplement.
C’est précisément cette ambiance joyeuse, donc porteuse d’avenir, que représente la photographie du blog, prise au hasard, et montrant une jeune femme anonyme, indignée mais souriante, assise devant les unités des CRS grecs, que l’on nomme ici les « MAT ». Sauf qu’on s’approchait déjà à la fin d’une étape. C’était en 2011, loin derrière. En prenant ce cliché, et sans aucune mise en scène, j’ai aussitôt été conscient qu’il s’agissait bel et bien d’un instantané historique et ceci pour une raison déjà évidente : elle incarne l’espoir d’un renversement rapide du mémorandum, et l’espoir tout court du renouveau, mais d’un renouveau déjà difficile à cerner avec précision.
Mise à part toute synchronie avec les auters mouvements en Europe, la dynamique propre du mouvement des Indignés en Grèce a été une première synthèse déjà, d’une année sous le Mémorandum. Il cristallisa ainsi la fin de certaines illusions sur le caractère prétendument passager de la crise, tout comme le mouvement de désobéissance : « Je ne paie plus », illustré notamment dans sa lutte, assez controversée il faut dire, contre les péages autoroutiers depuis l’été 2010. Plus que par le passé dans l’histoire récente du pays, « les Indignés », ont été ceux parmi les citadins, qui n’avaient pas auparavant manifesté, et ceci depuis de longues années ou très probablement, jamais. Sauf qu’une deuxième illusion est venue s’y greffer un an plus tard : « la fin du Mémorandisme étant potentiellement annulable par les mouvements populaires » et en l’état dont se trouvaient ces derniers.
J’étais présent, place de la Constitution en ce mai et juin 2011. La foule fut disparate à l’image de notre classe moyenne, et il y avait toute sorte d’indignés, de tout âge, des familles entières avec enfants et jusqu’aux vieillards. Parmi eux, il y avait de nombreux électeurs encore tout récents des partis dits de gouvernement, du PASOK et de la Nouvelle Démocratie. Ils étaient facilement reconnaissables, tous ces gens n’ayant jamais manifesté, sauf dans les stades pour certains, en filigrane, toute cette sociologie à l’image du pays, c’est-à-dire soudaine et anxieuse. En observant leur façon d’être vêtus, on pouvait remarquer sans se tromper qu’ils vivaient encore dans un certain confort, seulement désormais ils avaient déjà mis un pied au labyrinthe de la paupérisation.
À la mi-juin (2011), durant la discussion du projet de « loi-cadre d’orientation économique 2011-2014 » (oubliée depuis mais toujours valable), devant le Parlement et sur la Place de la Constitution (Syntagma), la police a fait usage de sa force avec une violence inouïe. Les CRS grecs ont visé les indignés et une quantité, puis variété jusque là inégalées de produits chimiques, ont visé les manifestants alors de tout âge. J’ai vu des vieillards tomber comme des mouches, des enfants hurler, des gens n’ayant aucune « culture protestataire », en état de choc. Tel était finalement le vrai but du pouvoir, anéantir les consciences, leur psychologie et leur combativité en provoquant l’état de choc.
La sociométrie et les dynamiques de la Place, ont beaucoup intrigué déjà, les participants eux-mêmes, et comme c’était attendu, les nombreux analystes qui se sont aussitôt penchés sur le phénomène. Car en réalité, ce pluri-mouvement des indignés, a été une école inachevée, enseignant le nouveau sens (bon et mauvais), dans la conduite des affaires publiques mais sans aller jusqu’au bout de l’invention. C’était je crois impossible. Je pensais alors en observateur participant à ces faits et gestes politiques que pour une fois, et ceci depuis si longtemps dans la capitale, mais aussi ailleurs dans le pays, nous avions retrouvé un peu de cette réflexivité abandonnée depuis les années 1960, abandonnant par la même occasion également tout questionnement sur soi, créateur à la fois des institutions et de la démocratie, dans la mesure où les citoyens, (jusqu’à un certain seuil en tout cas), devraient être conscients de ce qu’ils font. Mais d’habitude ils ne le sont pas. La preuve, les élections législatives de juin 2012.
À travers les messages portés et les visages alors multiples de la place de la Constitution de l’été 2011, d’emblée on a distingué le rassemblement dit de la « haute place », et celui de la « place basse ». Le premier, situé près du monument du soldat inconnu, il était d’habitude composé d’individus plutôt jeunes, visiblement issus des quartiers populaires et pratiquant la sociabilité et la culture des stades de football. Colériques, ces jeunes usaient des slogans et des signifiants issus de leur seul univers « politique » connu, à peu de choses près, pas grand chose, sauf sur la certitude que notre pays sombre « sous le complot des banques et le côté obscur de la force, de surcroît planétaire ».
Souvent considérés comme apparentés à l’extrême droite par les autres manifestants (et l’Aube dorée avait déjà pénétré la « place haute »), sauf que cette appartenance concernait une partie seulement des manifestants, alors indéterminée. Ces jeunes, les cranes rasés, tatoués aux bras, portant des drapeaux grecs, ont été disons, la composante déjà « populiste » des indignés, et il est vrai qu’ils se sont montrés aussi critiques et hostiles vis à vis du « reste populaire » de la place. Surtout vis à vis de celle située plus à gauche « de la place basse », qualifiée même par eux comme résultant d’un « carnaval des progressistes ». Les slogans de la « haute place » étaient alors simplistes et radicaux comme notamment, « la Grèce appartient aux Grecs », un slogan tout de même introduit en Grèce dans les années 1970, par les socialistes d’Andréas Papandréou et du... PASOK, par la suite slogan officiel de l’Aube dorée. Ces jeunes, criaient aussi souvent que possible « voleurs - voleurs », en montrant en direction de l’édifice du Parlement, mais chantaient également certaines chansons de Mikis Theodorakis, issues du patrimoine et des représentations politiques de hémisphère disons gauche des indignés. C’est ainsi que tout « étiquetage » trop hâtif des composantes de ce mouvement, m’a semblé délicat, à l’époque.
Les « Indignés » ont été délogés de la Place Syntagma et par vagues successives dans la répression entre juillet et août 2011. C’était déjà en plus l’été grec, encore un. Par analogie, je dirais qu’une certaine idée de la protestation a été autant délogée de l’espace symbolique et politique en juin dernier aux élections. Et durant cet troisième été mémorandaire, tout laisse croire qu’un nouveau cycle du chaos est sur le point d’être entamé.
Ce mercredi 18 juillet, le meltem a enfin soufflé, ce vent étésien de nord (souvent soutenu) s’établissant entre juin et septembre. Sa force maximale sur l’échelle de Beaufort étant 8 (et exceptionnellement plus), hier déjà, on a mesuré un vent de force 7 sur l’île de Salamine. Donc on respire, ou presque. Mon ami Th., (journaliste au chômage) après son malaise médico-social l’ayant conduit aux urgences de l’hôpital mourant (c’est l’hôpital qui est mourant), est parti dans le Péloponnèse, accompagné de son épouse médecin, l’hébergement à la mer étant offert par leurs amis. Pourtant le malaise persisterait, tout comme la Troïka : « J’ai envie de tout effacer de ma tête, m’adonner à la mer et à mes lectures, lectures évidement hors sujets liés à crise, c’est clair. Mais je ne me sens pas bien. Hier, après une courte balade, j’ai cru que j’aurais besoin d’oxygène, j’étouffais, ma femme m’a encore porté secours. Tout est devenu si interminable, heureusement que notre mer l’a toujours été, heureusement... », a-t-il confié ce matin par téléphone.
Avant de quitter Salamine, j’ai salué pour une dernière fois, les cargos et autres pétroliers tenus à l’encre en attente des futures cargaisons à proximité de l’île historique, dont le « Massa », un cargo battant pavillon Togolais. J’ai également salué madame Voula, originaire du Pirée et installée sur l’île depuis plus de quarante ans. Visiblement elle souffre. « J’ai 85 ans désormais, mon stimulateur cardiaque, implanté dans mon corps ne délivre plus des impulsions électriques correctes au cœur. Je vais mourir je crois, j’en suis trop fatiguée de tout et de tous. J’attends la fin du mois pour savoir si mon cadeau annuel de l’été doublant ma retraite sera maintenu, elle est plafonnée à 480 euros par mois. C’est seulement après, que je téléphonerai au médecin, car il faut tout payer maintenant. Ou sinon je ne ferai rien, pour offrir cet argent à Nikos, mon fils. Il est au chômage depuis un an. Il est ouvrier très spécialisé et jadis très recherché pour cette raison sur tous les grands chantiers difficiles. Le nouvel aéroport d’Athènes et le pont entre le continent et le Péloponnèse c’était aussi lui. Il déprime, sa femme, par crainte de se retrouver au chômage a opté pour la préretraite disons offerte par les récentes lois, ils vivent comme dans un poulailler tous deux et leurs deux enfants, 450 par mois c’est pour mourir et non pas pour vivre. J’en ai donc assez, je voudrais encourager mon Nikos mais c’est impossible, il pense sans cesse à toutes ces années où il travaillait gagnant bien sa vie. J’ai peur qu’il fasse une connerie. Puis je ne sais plus que faire des chats. J’ai toujours nourri tous les chats du quartier ayant élu domicile chez moi. J’enlève maintenant de ma propre nourriture pour en acheter pour eux, c’est intenable. Et en plus, il y a les portées et les chatons, six déjà... Je ne sais pas si cela vaut la peine de vivre davantage, je dis cela pour moi, pas pour les pauvres bêtes... »
Les grands travaux et les pauvres bêtes c’est aussi la Grèce en ce juillet 2012. Je me souviens qu’Anna, une amie exerçant son métier d’ingénieur avait également travaillé pour les deux consortium ayant construit le nouvel aéroport et le pont entre la Grèce centrale et le Péloponnèse. Respectivement, le premier était majoritairement allemand, et le deuxième français. L’Europe tel un « grand marché », et en or pour certains, la seule. Depuis, Nikos est au chômage en fin de droits, et Anna est embauchée par une multinationale française pour superviser ses chantiers hors Europe. Contrairement à Nikos au moins, et à part son maintien au sein du monde du travail (global et... savamment divisé), elle ne subirait plus le bombardement incessant dans les mauvaise nouvelles de nos médias sous la bancocratie.
Ce mercredi par exemple, à part l’évacuation des faubourgs de la ville de Patras sous la menace d’un incendie d’envergure, à part le cas de tuberculose détectée chez certains employés d’un établissement huppé dans restauration donnant sur la place de la Constitution, nous avons eu droit à de nouvelles mesures annoncées par la Troïka de l’intérieur, autrement-dit par le gouvernement tripartite, déjà sous tension. Il est évident que les maigres promesses électorales « des amis de l’Europe » ne sont plus tenables aux dires de la Troïka de l’extérieur et aux yeux de tous. Austérité, réductions, et grande braderie. On s’y prépare à démanteler et à vendre la Société nationale des chemins de fer, ce qui a déjà provoqué la colère des partis de gauche et notamment celle du parti communiste. Du coup, et d’après le site de la radio-télévision hyper-mémoradienne Skai (elle appartient à un armateur), « Deutsche Bahn s’apprêterait à embaucher des cheminots des pays du sud de l’Europe actuellement au chômage, car elle manquerait de personnel » (reportage du 18/07). Pour une fois que ce n’est pas du STO, remercions alors Madame Merkel, qui d’ailleurs ne bénéficie toujours pas de très bonne presse en Grèce en dépit des efforts de l’Ambassade de la Métropole et des journalistes qui lui sont fidèles et... sincèrement chers, ici à Athènes.
Le journal de la gauche radicale, Avghi, dans son édition du dimanche dernier, croit préciser « qu’un certain arrangement a été conclu entre François Hollande et Angela Merkel pour ce qui relève de l’instauration chez les sur-endettés de l’Union Européenne, d’une variante de la Treuhand, de cette agence fiduciaire de droit ouest-allemand chargée de la privatisation des biens de la République démocratique allemande (RDA) après la réunification du pays, autrement-dit, de sa braderie. Cet organisme a déjà vu le jour en Grèce bien évidement, et ce processus serait applicable ailleurs, au gré des parcours mémorandaires des pays en question ». Si c’est vrai... Radio Paris serait de nouveau allemand alors (?)... pour se souvenir un peu de Pierre Dac et de l’air de la Cucaracha, mais comme l’histoire ne se répète pas, il nous faut trouver d’autres explications, plus complexes et donc plus contemporaines dans toute leur géopolitique, avant d’évoquer bêtement une quelconque Propaganda Abteilung Frankreich.
On apprend aussi ces derniers jours, que pour les vaccins de leurs enfants, de nombreux parents s’adressent désormais aux structures médicales d’aide et de soins d’urgence, car ils ne peuvent plus se payer ce luxe, d’où sans doute, la recrudescence des maladies comme la tuberculose. Temps de crise, donc malades. On achète pourtant des bijoux de pacotille en bord de mer à Salamine, ou du moins, on fait semblant tandis que sur son marché de poissons, de nombreuses espèces pélagiques sont plus inabordables que jamais. La rupture sociale entre poissons des pauvres et poissons des riches... est définitivement consommée. C’est bien connu, le poisson du riche a toujours dévoré la sardine du pauvre ! C’est la loi de la mer. Pourtant, lundi après-midi sur une de ses côtes situées à l’Ouest, des enfants scouts et leurs accompagnateurs laissaient déborder leur bonheur de la plage retrouvée.
C’est vrai qu’à certains moments de nos existences, le mémorandum disparaît complètement. Nous rassemblerions alors à ces soldats permissionnaires de 14-18, sauf que dans les trains de permissionnaires et les gares régulatrices l’indiscipline a toujours régné. Pour les... heureux participants à la Troisième Grande Guerre des dettes souveraines et du siècle d’après, et peut-être même de trop, la permission est devenue un processus autrement plus complexe, puis, les gares régulatrices appartiennent elles aussi aux banques.
Néanmoins, des permissions existent. À Athènes, certains accrocs aux autres formes de vie que celle des hommes, affichent des avis de recherche pour les chatons égarés. La gauche quant à elle, elle affiche déjà sa volonté à manifester à Thessalonique, au moment du discours annuel du Premier ministre à l’occasion de la foire commerciale, qui n’est que l’ombre de elle-même, tout comme « notre » sinistre Antonis Samaras. Sauf que tout cela c’est pour début septembre. Une autre affiche, appelle à se rendre à la fête annuelle de la jeuneuse communiste à Athènes, également courant Septembre. Étant... résolument gouvernés par un théâtre des ombres, notre gauche attendrait alors l’automne et les figues de septembre. N’empêche, ici où là, certains téméraires manifestent en cortège jusqu’au centre de la capitale, tantôt les ouvriers métallos en grève, tantôt les employés du secteur hôtelier, tantôt les médecins ou les marins au chômage. Mais c’est du sporadique, comme l’espoir en ce moment.
Les passants jettent parfois un coup d’œil furtif aux journaux accrochés aux présentoirs, la feuille d’impôts dans la main, comme ce midi, mais à quoi bon ? Le Journal de l’Aube dorée fait son titre sur le « racisme exercé sur les Grecs par le gouvernement du Mémorandum et la Gauche », et à côté Avriani, une feuille populiste précise que « la Troïka réclame encore du sang », tandis que Rizospastis, le quotidien historique du KKE (P.C.), prétend que « le peuple peut freiner la privatisation de Société nationale des chemins de fer ». Heureusement dans un sens et pour un peu d’exotisme, Avghi de vendredi dernier, faisait sa « Une » sur les 8.000 suppressions d’emplois en France, chez PSA.
Le peuple, mon ami Th., madame Voula, plus certaines vieilles photos et autres prises de vue dans les rues d’Athènes, mises en vente au centre ville. Du passé faisons... table d’hôtes, entre les immeubles en ruine et ceux, toujours plus nombreux à vendre. Mois de juillet, accablant et pourtant encore accueillant.
Panagiotis Grigoriou