L’article affichait la volonté de tourner la gauche radicale européenne vers une logique politique ne se contentant pas de la convergence espérée de luttes sociales et politiques nationales et prenant à bras le corps la question d’une « démarche transitoire » vers une autre Europe. Dans le contexte de 2003 comme aujourd’hui, il importe de partir, évidemment, comme le fait cet article, d’un socle de positionnement commun à tous les anti-capitalistes d’Europe, que l’on peut résumer en trois points :
• une critique fondamentale, au plan politique, institutionnel, socio-économique de la « construction européenne » qui a conduit de la Communauté économique européenne (CEE) du Traité de Rome de 1957 à l’Union européenne (UE), basé sur les Accords de Maastricht en 1992 puis à la mise en œuvre de son volet monétaire basé sur l’euro à partir de 1999 ;
• la conviction que « l’Europe que nous voulons ne peut se construire que sur la base d’une rupture avec l’actuelle UE, car elle implique une révolution démocratique et sociale dans la conception d’ensemble de la construction européenne : pour que d’autres intérêts soient défendus, il faut une mobilisation majeure des populations concernées qui puisse démocratiquement déterminer les fins et les moyens de l’union » ;
• le rejet d’une démarche qui consisterait à prévoir à l’avance un « modèle alternatif » élaboré « en chambre », ni « par quel processus et dans quels délais nous pourrions passer des luttes dans/contre le capitalisme à une mise en cause radicale de ce système se traduisant, sous une forme ou une autre par des Etats-Unis socialistes d’Europe ».
Mais, au-delà de ces points communs toujours actuels, il s’agissait d’engager une réflexion qui commencera à devenir une « nouvelle culture » politique dans les collectifs de 2005 contre le TCE sur le fait que « l’interdépendance croissante du continent créé par la construction libérale de l’Europe facilite l’avancée dans les consciences et les revendications, d’une logique alternative à cette même échelle. Elle ouvre une période historique où il devient possible et nécessaire d’avancer dans/contre/hors de l’UE des objectifs de transformation et de mobilisation traçant la voie d’une autre Europe pour un autre monde ».
Tout en rejetant, on l’a dit, de définir précisément les contours d’une autre Europe, « d’autant que celle-ci dépend non d’un modèle, mais des projets que les peuples européens sont prêts à réaliser ensemble », le texte avance des pistes qui restent utiles aujourd’hui. Ce sont des chantiers à creuser, dans la continuité des acquis des vastes débats de 2005.
Depuis lors l’actualité a radicalisé ces enjeux : l’article de 2003 soulignait que « si des pas en avant substantiels sont accomplis dans ces luttes sociales et politiques coordonnées en Europe, cela peut et doit déboucher sur la mise en cause - et donc en crise - du processus européen actuel ».
La crise dite de la dette, combine plusieurs aspects. Elle s’inscrit dans une crise globale de système, dont les dimensions financières ouvertes par la crise des subprimes en 2008 ne sont pas surmontées. Mais le sauvetage des banques et la pondération de la récession par l’intervention massive des Etats qui s’est traduite en « crise de la dette souveraine », a pris une tournure spécifique en Europe – alors que la dette publique est bien supérieure au Japon et aux Etats-Unis que dans l’UE, la crise de l’euro illustre en fait une crise spécifique d’une construction historique bancale. Sur un territoire de plus en plus hétérogène, la monnaie unique, sans politique budgétaire redistributive, accompagnée du démantèlement de l’Etat social dans les pays membres, ne pouvait que creuser les écarts entre pays du centre (notamment l’Allemagne) et périphéries – les excédents de la balance des uns étant les déficits des autres ; et les interdits de Maastricht (clause de non-solidarité entre Etats, interdit de financement des déficits publics par la BCE) et la libre circulation des capitaux allaient livrer les Etats les plus fragiles à la spéculation financière.
Les « plans de sauvetage » ont tous eu pour caractéristiques de vouloir maintenir les bases des Traités, afin d’éviter toute refondation passant par des referendums voire un processus constituant. De mois en mois, on constate deux caractéristiques dominantes :
• la crise, dont l’ampleur est comparable à celle de l’entre-deux guerres ne produit pas un changement de politique économique : les rapports de force, la faiblesse des alternatives – le caractère capitaliste des BRICS rivaux – poussent au contraire à une nouvelle phase d’application radicale des recettes néo-libérales en termes de privatisations et de démantèlement des codes du travail ;
• les interdits européens sont contournés et les Traités réaffirmés (Fonds ad hoc et FMI pour ne pas avoir à assurer un financement budgétaire ou monétaire des Etats ; renforcement des pouvoirs d’action de la Troïka – BCE, FMI et commission européenne ; maintien de la libre circulation des capitaux) et une nouvelle phase de « construction » européenne est en cours. Les Fonds provisoirement établis vont être pérennisés et élargis en Mécanisme européen de stabilité (MES) moyennant un nouveau « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG) qui aggrave les contraintes (« règle d’or » budgétaire sur le « déficit structurel » – hors variations conjoncturelles – qui ne devra pas dépasser 0,5% sous peine de sanctions renforcées et automatiques). Le « fédéralisme » qui émerge sera celui d’institutions non élues fonctionnant sur des bases similaires au FMI, donc au prorata des fonds apportés, et sur des « règles » ôtant toute portée aux débats politiques sur les budgets et leurs financements.
L’écart est considérable entre la faiblesse syndicale et politique du « mouvement ouvrier » européen (plus largement des contre-pouvoirs ayant émergé avec les Forums sociaux qui ont décliné) et la réactivité des pouvoirs dominants pour défendre les banques, dégager de nouveaux profits et construire un « super Etat » européen pour empêcher l’éclatement de l’UE. Dans un tel contexte l’idée d’une autre Europe est menacée d’enterrement au profit de la montée des réponses nationalistes et xénophobes.
Pourtant – et c’est la raison de la re-publication du texte ci-après – on peut au contraire souligner qu’on est entré dans une phase où les réponses dominantes à la crise européenne sont loin d’être stabilisées et légitimées, et où s’accroit aussi la perception que les alternatives sont plus crédibles et cohérentes à l’échelle européenne que dans le repli national – la montée en force de Syriza est, sur ce plan, un tournant majeur, bien que fragile : « l’européanisation » des attaques sociales par le Pacte d’austérité (qu’Hollande voudrait nous faire accepter avec la poudre aux yeux de la « croissance ») exige des réponses européennes.
L’instabilité et les impasses manifestes d’une austérité généralisée se doublent d’un sentiment d’injustice profond qui peut donner des prises à la question de la légitimité des changements institutionnels et constitutionnels : c’est ce qui distingue une zone de libre-échange (comme l’ALENA – reliant Etats-Unis, Canada et Mexique) et l’UE, qui est une construction politique. L’exigence de référendums (qui fait l’objet d’une campagne en cours), accompagné de celle pour un audit citoyen de la dette vise à transformer les questions économiques en enjeux politiques ouverts aux analyses contradictoires et aux débats. Le rejet pratique du Pacte d’austérité européen doit paralyser le processus en cours. Mais la délégitimation des politiques va de pair avec celle des politiques menées : il faut mettre à plat la construction européenne, en lui opposant d’autres critères d’efficacité et de convergences et donc d’autres institutions mettant l’économie, les finances, la monnaie au service de la satisfaction de droits et de biens de base, sous contrôle démocratique. Que la volonté d’application de tels critères dans un pays donné avant les autres – comme c’était le cas en Grèce avec le programme de Syriza, soulignant que sa remise en cause des plans d’austérité concernait tous les peuples – le place sous l’infâme menace des décideurs européens de « l’exclure » doit renforcer encore la crise de légitimité de cette construction. Derrière la force réelle de nuisance des dominants, ne sous-estimons pas l’instabilité profonde et les contradictions de leur « ordre » barbare : une « exclusion » d’un peuple n’est pas prévue. Encore moins si les mesures qu’il préconise démocratiquement sont populaires ailleurs...
Antoine Artous, Dominique Mezzi et Catherine Samary, 14 juillet 2012