Au-delà de l’anecdotique – Kim Jong-un et son épouse lui donnant le bras à l’inauguration d’un parc d’attractions ou le couple assistant à un spectacle de Walt Disney –, le régime nord-coréen commence-t-il sa transition vers un système post-totalitaire ?
Ce n’est pas de Pyongyang qu’il faut attendre des éclaircissements : les organes de propagande viennent de fustiger comme étant des « hallucinations » les spéculations selon lesquelles le pays serait sur la voie des réformes. La diatribe n’est pas à prendre au pied de la lettre : le mot « réforme », politiquement connoté, est prohibé en République populaire démocratique de Corée (RPDC). Puisque tout y est « parfait », il ne peut s’agir que d’« ajustements ». En tout cas, le pays évolue. Jusqu’à quel point ?
Depuis l’avènement du jeune Kim Jong-un à la suite de la mort de son père, Kim Jong-il, en décembre 2011, la RPDC s’efforce d’offrir une image plus amène : c’était le but de l’opération de relations publiques organisée pour le centième anniversaire de la naissance en avril du « président pour l’éternité », Kim Il-sung (1912-1994), à laquelle une centaine de journalistes étrangers ont été invités. Mais le régime est surtout préoccupé par les problèmes internes : redressement économique et stabilité sociale.
La population a durement souffert de la famine de 1995-1997 (de 600 000 à 1 million de morts, sur 24 millions d’habitants) et de l’effondrement économique. Elle est toujours victime de graves pénuries et le régime peut difficilement exiger davantage de sacrifices. D’autant moins que Kim Jong-un a suscité des espoirs.
Sa ressemblance cultivée avec son grand-père n’est pas fortuite : pour beaucoup de Coréens, l’ère Kim Il-sung, surtout les années 1970-1980, reste une sorte d’âge d’or : la vie modeste, mais décente, de la majorité au cours de cette période est évoquée avec nostalgie, même par les réfugiés au Sud. Dans son premier discours en public en avril, Kim Jong-un s’est engagé à ce que le peuple n’ait plus à « se serrer la ceinture ».
Selon Daily NK, site d’informations sud-coréen, plusieurs éléments indiquent une évolution : révision substantielle des lois sur les investissements étrangers (alors que progressent les projets de zones économiques spéciales avec la Chine) et annonce d’« un nouveau système de gestion économique à notre manière ».
Comme ce fut le cas pour les « ajustements » de juillet 2002 (plus grande autonomie des entreprises d’Etat, libéralisation des salaires et monétarisation de l’économie), ce nouveau mode de gestion, censé ne rien devoir à un modèle chinois ou vietnamien, devrait se faire sentir dans l’industrie et l’agriculture. En 2002, la RPDC resta au milieu du gué des « réformes » en raison de la tension avec les Etats-Unis, qui provoqua un repli sur soi du pays, mué en camp retranché, et fut marquée par deux essais nucléaires, en 2006 et en 2009.
L’évolution actuelle paraît confirmée par le retour au premier plan de personnalités qui avaient été les artisans des mesures de 2002 : Roh Du-cheol, vice-premier ministre, et Pak Pong-ju, chef du département des industries légères du Parti du travail. La gestion de l’économie revient en outre au cabinet, qui avait été privé de ses prérogatives par le poids de l’armée dans le processus décisionnel.
Le récent limogeage du vice-maréchal Ri Yong-ho, chef d’état-major, paraît symptomatique de la volonté de redonner l’initiative aux civils (parti et cabinet), une réorientation à laquelle il aurait été hostile.
Au cours de l’ère Kim Jong-il (1994-2011), les militaires ont joui d’un statut privilégié que reflétait le slogan « Primauté à l’armée ». Héritière de la légitimité de la guérilla antijaponaise menée par Kim Il-sung, l’armée représente, avec 1,2 million d’hommes, une force considérable. C’est aussi une puissance économique. Disposant de financements indépendants, d’usines, de coopératives agricoles et de maisons de commerce (qui gèrent les exportations d’armements et de minerais), elle a profité ainsi de l’essor de l’économie parallèle, apparue au cours des dix dernières années, qui coexiste avec l’économie planifiée.
Difficilement quantifiable, cette économie de facto de marché serait à la source de plus de 50 % de l’approvisionnement de la population. Elle a entraîné des évolutions sociales aussi profondes qu’irréversibles. La multiplicité des intervenants, l’apparition d’une couche d’affairistes et l’extension de la corruption ont rendu la société plus fluide et entamé le système coercitif. Avec les produits importés de Chine entrent aussi plus d’informations.
En 2002, le régime essaya de chevaucher le phénomène, né d’une poussée de la base dans le chaos de la famine, par des réformes qui entérinaient un état de fait. Puis, à partir de 2005, il réprima - sans venir à bout de l’effervescence mercantile. Il dispose d’un redoutable appareil répressif (de 150 000 à 200 000 personnes sont détenues dans des camps travail), mais il ne peut étouffer la protéiforme économie parallèle sans risquer d’aggraver la situation du pays.
Une nouvelle orientation économique mettant l’accent sur une relative amélioration des conditions de vie et une régulation de l’économie parallèle est probable, mais le processus qui suppose une amélioration des relations avec l’extérieur paraît seulement amorcé.
Philippe Pons (correspondant à Tokyo)