WOZ : L’autorité de surveillance (l’IFSN) a déclaré en juillet que les centrales nucléaires suisses résisteraient même à un séisme d’exception. Partagez-vous cette estimation ?
Marcos Buser : Le problème réside dans les modèles mis en œuvre pour réaliser les calculs. Nous disposons de données utilisables sur les tremblements de terre pour les 100 à 150 dernières années. On modélise et on extrapole ensuite ces données en les multipliant par 100, afin de pouvoir se prononcer sur le tremblement de terre le plus puissant durant 10 000 ans. C’est toujours très délicat de faire ce genre d’extrapolation.
Les données à disposition étant faibles, une situation que les scientifiques ne peuvent changer, que doit-on faire ?
Le concept du risque qui fonde ces calculs n’est pas pertinent pour les installations à haut risque. On raisonne ainsi : le risque est égal à l’ampleur des dégâts multipliée par la probabilité. Mais si les dégâts correspondent à l’impossibilité de se rendre dans une région pendant des décennies, voire des siècles – ce qui est le cas après une catastrophe nucléaire –, on ne peut tout simplement pas raisonner ainsi. Il faut redéfinir le risque, en intégrant les dégâts causés à la société ainsi que la durée durant laquelle la zone reste impraticable.
Concrètement, il s’agit de l’étude Pegasos, qui doit évaluer le risque sismique des centrales nucléaires suisses et qui est financée par Swissnuclear. Bien que cet organisme représente les producteurs d’énergie nucléaire, il prétend que les scientifiques travaillent de manière indépendante. Est-ce possible ?
Les scientifiques dans les instituts géologiques ou au Service sismologique suisse se considèrent comme indépendants même lorsqu’ils travaillent pour Swissnuclear ou la Nagra, la société chargée du stockage des déchets radioactifs. Mais dès qu’un institut accepte un mandat de l’industrie nucléaire, il n’est plus indépendant. Cela vaut pour tous les mandataires. Lorsque la dépendance financière à l’égard des mandats croît, celui qui est chargé de l’étude va craindre de ne plus recevoir de nouvelles demandes s’il ne livre pas les résultats escomptés.
Vous avez aussi reproché à l’Institut géologique de l’Université de Berne d’être dépendant de la Nagra ?
J’ai fait état de cette dépendance. Depuis, j’ai appris que cet Institut reçoit annuellement un million de francs de la Nagra. La direction de l’Institut m’a expliqué que cela ne représentait que huit pour cent de leur budget annuel de douze millions. Mais l’Institut a aussi des mandats de l’industrie nucléaire canadienne et finlandaise. Ce n’est pas indécent d’accepter de tels mandats, mais les instituts devraient indiquer clairement leurs sources de financement et admettre qu’ils sont partie prenante.
Trouve-t-on encore vraiment des scientifiques indépendants ?
A peine. Récemment, un privat-docent s’est exprimé de manière critique à propos du site de stockage final de Wellenberg dans le canton de Nidwald. La Nagra lui a immédiatement confié un mandat ; c’est ainsi que les voix dérangeantes sont amenées à se taire. Les gens finissent par être tous liés. Au final, l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) comme l’IFSN dansent sur la musique de l’industrie nucléaire.
Pourquoi avez-vous démissionné en juillet de la Commission fédérale de la sécurité nucléaire ?
La Nagra prescrit aux autorités de surveillance ce qu’elles doivent décider. Elle leur écrit le scénario, comme la conception du plan sectoriel ou de l’aire d’implantation. Publiquement toutefois, la Nagra prétend qu’elle fait ce que les autorités exigent. Mais c’est de l’hypocrisie. La surveillance et la Nagra travaillent main dans la main, en se concertant. J’ai toujours critiqué à l’interne cette manipulation, sans rien pouvoir y changer.
Et que s’est-il passé début juillet ?
J’ai rencontré personnellement le chef de l’IFSN, Hans Wanner. Il était en colère, s’indignant que l’on puisse considérer qu’il fasse partie de la combine, tout en admettant que les projets de procès-verbaux étaient d’abord soumis pour correction à la Nagra avant d’être envoyés aux autres participants. Il s’est aussi énervé, par exemple, sur le fait que la CSN ne fasse pas suivre à l’IFSN la totalité de ses prises de position pour consultation, lorsqu’elles contiennent des informations qui ne concernent pas, sur le moment, l’IFSN. Il a déclaré qu’il ferait de même avec d’autres participants et attendait aussi cela de la CSN. Mais alors, comment parler de contrôle indépendant ? Dans ce système, tout est imbriqué, les rôles sont mélangés. Le contrôleur est un copain, au lieu d’être un examinateur indépendant.
Juste après, Hans Wanner a écrit sur un blog du site Web de l’IFSN : « La question est de savoir quelle est l’hypothèse à la base de notre fonction de surveillance. Deux variantes peuvent être choisies : soit « les centrales nucléaires suisses sont fondamentalement sûres », soit « les centrales nucléaires suisses sont fondamentalement peu sûres ». Nous partons de la première hypothèse, que nous consolidons par des données et des faits dans un processus interne permanent ».
Voilà un jugement fallacieux, lourd de conséquences. Une autorité judiciaire ou la police ne peuvent agir ainsi, mais l’autorité de surveillance responsable d’un domaine de haute sécurité peut visiblement s’en contenter. Monsieur Wanner n’a pas compris sa tâche. La surveillance fonctionne différemment. On ne peut pas être le copain de celui que l’on doit contrôler. Le rôle de l’IFSN et de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) doivent être réexaminés.
Hans Wanner doit-il démissionner ?
Oui, s’il continue à défendre cette approche de sa tâche.
L’IFSN existe depuis 2009 comme instance indépendante de surveillance. Auparavant, l’autorité de surveillance était exercée par l’administration. Cette séparation n’était-elle pas judicieuse ?
L’autorité de surveillance et celle qui délivrait les autorisations étaient alors réunies dans le Département de l’énergie. Il était juste de vouloir séparer ces deux instances. Mais nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouveaux problèmes : le gouvernement et le parlement n’ont plus d’influence sur l’IFSN. Cela facilite la tâche de l’énergie nucléaire, lorsqu’elle noyaute les autorités de surveillance. On appelle cela « Regulatory capture » dans le jargon spécialisé : l’industrie qui doit être contrôlée a barre sur les contrôleurs. C’est la situation que nous connaissons maintenant à l’IFSN.
Personne ne peut contrôler l’IFSN ?
Si, le Conseil de l’IFSN. Toute la responsabilité repose désormais sur cet organe de surveillance. Parmi ses sept membres, il y a des personnes de qualité et indépendantes, mais qui, à ce jour, n’ont pas réussi à s’imposer.
L’Administration fédérale ou l’IFSN ont-ils réagi après votre démission ?
Le Département chargé de l’environnement (DETEC) n’a pas réagi. Il y a eu des discussions avec l’OFEN et l’IFSN. Elles m’ont toutefois montré que les autorités ne prennent pas au sérieux les critiques. Je l’ai vécu durant des années. A chaque fois que l’on met un dysfonctionnement en évidence, la réponse est : merci beaucoup de votre remarque, nous allons voir cela. Puis on n’entend plus jamais parler du problème.
Que peut-on encore faire ?
Le parlement devrait se saisir de la question et lancer une enquête. Il pourrait en outre exiger du Conseil de l’IFSN qu’il intervienne. Il faudrait examiner l’ensemble de la correspondance entre l’IFSN, la Nagra et l’OFEN, afin de mettre à jour les tricheries de manière détaillée.
* Traduction française de la rédaction, d’après http://www.woz.ch/-2fa9
Brèves nucléaires…
Le comité Mühleberg illimité NON, qui soutient les opposant·e·s à l’exploitation illimitée de ladite centrale nucléaire bernoise, organise lundi 10 septembre en Ville de Berne, au restaurant « Altes Tramdepot » – Grosser Muristalden 6 – à 20 h 00, une table ronde publique sur les dangers liés à la centrale de Mühleberg à 14 km seulement de la Ville fédérale. Y participeront le Maire de la Ville de Berne, Alexander Tschäppät… et notre camarde Rémy Pagani, maire de Genève, municipalité fermement engagée dans l’opposition au nucléaire, conformément à son obligation découlant de l’art. 160E de l’actuelle constitution genevoise.
C’est au nom du même article 160E que la Ville et le Canton de Genève ont engagé une action judiciaire contre le projet de construction d’un site de traitement et d’entreposage de déchets nucléaires sur le site du Bugey en France voisine, déjà attaqué par nombre d’associations françaises et par des voisins de la centrale. Suite à ces actions le projet est pour l’instant suspendu après l’annulation du permis de construire de l’installation par le tribunal administratif de Lyon, confirmée en appel, pour non-conformité au plan local d’urbanisme (PLU) de la commune de Saint-Vulbas.
Après le géologue Marcos Buser, qui a démissionné de la Commission fédérale de la sécurité nucléaire (v. ci-contre) ça a été au tour d’un autre géologue, Walter Wildi, professeur à l’Université de Genève, de jeter l’éponge. Il a quitté avec pertes et fracas le comité consultatif « Gestion des déchets » constitué par Moritz Leuenberger, alors chef du Département fédéral de l’énergie, en 2009. Dans sa lettre de démission, il indique que « les préoccupations principales de la sécurité nucléaire » n’ont pas été « suffisamment prises en compte » dans le cadre de la gestion des déchets radioactifs. Il dénonce en particulier le risque de contamination de réserves d’eau potable lors de manipulation de déchets.
Courant août également, des microfissures ont été découvertes en grand nombre sur la cuve de la centrale nucléaire de Doel 3 en Belgique près d’Anvers, centrale à l’arrêt qui risque en conséquence de ne jamais être autorisée à redémarrer. La cuve mise en cause comporterait en effet plus de 10 000 défauts, qui proviendraient d’une fabrication défectueuse par un groupe néerlandais ayant disparu depuis. D’autres centrales dans le monde et en Europe ayant été fournies par ladite entreprise sont montrées du doigt. Parmi elles… celle de Mühleberg dans le Canton de Berne !
Ces informations sont tombée environ une semaine après un autre revers pour Mühleberg, juridique celui-ci. Le Tribunal administratif fédéral (TAF) a en effet rendu une nouvelle décision favorable aux recourants antinucléaires contre la centrale bernoise, estimant que le DETEC avait eu tort de refuser purement et simplement d’entrer en matière sur une requête des riverains qui avaient – après la catastrophe de Fukushima – demandé à la Confédération de retirer l’autorisation d’exploitation illimitée dudit réacteur.
Pierre Vanek