Dix-sept anciens cadres de la LCR et du NPA ont expliqué, le 9 juillet 2012, pourquoi elles et ils rejoignaient le Front de gauche [1]. Aujourd’hui à la Gauche anti-capitaliste (GA), « toutes et tous, ont été à différentes époques membres de l’exécutif – le Bureau politique – de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) ». Les signataires se revendiquent explicitement de cet héritage.
Anciens de la LCR aussi et précisément au nom de cet héritage, nous pourrions être nombreux (tout étant relatif) à expliquer pourquoi nous ne nous reconnaissons pas dans le cours suivi maintenant par la direction de la GA. Malheureusement, le problème qui nous est posé est loin de se réduire à une bataille de légitimité. La rupture de continuité historique est si profonde qu’aucune organisation, je le crains, ne peut prétendre incarner aujourd’hui l’héritage de la Ligue communiste révolutionnaire. Pour le meilleur, cet héritage est à reconstruire (et pour le pire, à s’en garder).
Je ne reviens pas ici sur de nombreux problèmes posés par la déclaration des 17 et que d’autres ont soulevés avant moi [2]. Se réclamer d’un héritage, c’est affirmer que du passé nous ne faisons pas table rase, quelle que soit l’importance du neuf. Comme pour les signataires, la tradition fondamentale de la LCR me semble garder beaucoup de sa validité – et même regagner en actualité avec la crise capitaliste. Mais à quelles traditions nous référons-nous ?
Pour les signataires, au-delà de bien des « épisodes » problématiques, « ce qui a caractérisé le « militantisme Ligue » sur la longue durée, c’est la volonté, souvent couronnée de succès, d’être là où ça bouge. Être là où ça se passe…. être dans le mouvement. » Effectivement : « Tout ce qui bouge est dans Rouge » disions-nous, quand Rouge était l’organe de la Ligue. Mais c’est un peu court. Dans d’autres textes, les cadres de la GA, anciens de la LCR, veulent continuer à porter un marxisme révolutionnaire non dogmatique, vivant, capable de s’enrichir de l’apport des mouvements sociaux. Fort bien encore. Cependant, quelque chose d’essentiel me semble manquer ici.
La LCR s’est forgé dans une période d’actualité de la révolution – actualité effective sur le plan international (y compris dans des pays européens comme le Portugal), actualité attendue en France et ailleurs. La pression d’une telle conjonction sur une petite organisation, à ses débuts essentiellement étudiante, a eu ses effets pervers. Il a fallu dépasser le stade « infantile » de la LCR et, surtout, la période a changé à partir du milieu des années 1970. L’horizon « révolutionnaire » s’est éloigné au point d’en devenir invisible pour une durée alors indéterminée.
Nous avons alors essayé de répondre à trois exigences à la fois :
Redéployer profondément l’organisation en fonction des caractéristiques de la période (construction dans la durée, implantation sociale, adaptation du système d’organisation, « mise à jour » des « visions » politiques, etc.).
Tirer les leçons des vingt premières années d’activité de notre génération par une revue en profondeur de nos fondements programmatiques et de nos conceptions stratégiques (sur le plan international, ce travail a été mené à l’Institut d’Amsterdam avec une forte participation de la LCR).
Ne pas perdre ce qui avait permis à la LCR d’agir en période de crise pour que cela puisse être réinvesti, réincorporé, quand une nouvelle crise majeure s’ouvrirait (ce qui est précisément le cas maintenant).
On pouvait encore croire avoir réussi à maintenir une continuité dans le changement jusqu’à il y a peu. On sait maintenant que l’on a échoué. 35 années entre deux périodes de crise ouverte, c’était trop long pour qu’un pont puisse être maintenu entre la « tension » des années 60-70 et aujourd’hui. De plus, dans notre passé, nous n’avions jamais eu à faire à une crise de décomposition sociale comme celle dans laquelle nous entrons aujourd’hui (il suffit de rappeler qu’en 1968, en France, il n’y avait pas de chômage structurel). Nous avons beaucoup actualisé notre « vision politique » au cours des précédentes décennies (en réponse à la désintégration du bloc soviétique, la mondialisation capitaliste, la crise écologique globale, etc.). Mais nous voici à nouveau confrontés à du neuf, massif et problématique.
On ne peut s’en tenir à ce constat d’échec. Invoquer l’héritage de la LCR, c’est poser la question : comment le réactualiser ? Je vais illustrer ce propos autour de trois questions solidaires : la stratégie, le parti, les principes d’organisation.
Quelles divergences stratégiques ?
Les camarades ont fait le choix « d’entrer au Front de Gauche et de participer à sa transformation ». « [P]lus largement », notent-t-ils, « construire des coalitions pour une alternative anticapitaliste est une question qui se pose partout en Europe ». Pour la France, cela me paraît un choix très aléatoire compte tenu de ce qu’est le FdG. Pour l’Europe, cela me paraît trompeur d’évoquer cette perspective sans souligner que les situations nationales et les « alternatives » présentes sont beaucoup trop différentes les unes des autres pour se permettre des généralités. Mais une fois que la décision d’intégrer le Front de Gauche est prise, la question est : dans quelle optique ?
Certains sympathisants de la GA répondent très directement à cette question. C’est par exemple le cas de Murray Smith, qui fut longtemps membres de la LCR, puis du NPA, avant d’aller vivre au Luxembourg. Dans un article publié sur Links, il juge que pour résoudre la question du mode d’organisation du Front de Gauche, la solution « la plus simple serait » qu’il « devienne un parti ». Certes, les obstacles sont considérables, « [m]ais les choses peuvent évoluer ». « Espérons qu’il ne faudra pas des décennies pour que le Front de Gauche devienne un parti ».
Le Front est l’objet de critiques « de gauche », note-t-il, notamment de la part du NPA. Il est qualifié de « réformiste de gauche » ou « d’antilibéral » (donc pas anticapitaliste), ou « d’institutionnel ». Ces critiques sont « pour l’essentiel stériles ». Comme Guillaume Liégard l’a fait remarquer quand il était encore membre du NPA, relève Murray, il serait « fort présomptueux pour nous de croire que nous avons » et « un programme et une stratégie pour faire la révolution ».
« Liégard a clairement raison et ce qu’il dit met à mal l’idée selon laquelle il y aurait des “différences stratégiques“ entre le NPA et le Front de Gauche. Si vous n’avez pas de stratégie comment pouvez-vous avoir des différences stratégiques ? Vous pouvez évidemment avoir des différences concrètes ; vous pouvez aussi avoir des généralisations idéologiques et des préconceptions qui ne vous mènent pas loin. » [3]
Dans un communiqué en date du 9 juillet 2012 et intitulé « Gauche anticapitaliste rejoint le Front de Gauche », le Parti de Gauche va plus loin que Murray Smith : « Cette décision importante [de la GA] est le fruit d’un processus entamé de longue date. Elle fait suite à une rencontre qui a eu lieu le mercredi 27 juin 2012 entre Gauche Anticapitaliste et le Front de gauche et qui a permis de vérifier les accords programmatiques et stratégiques. » Il n’y a plus simplement absence de désaccords, mais accord à en croire de PG. [4]
La question vous est donc clairement posée – et par vos proches : jugez-vous qu’il n’y a pas de désaccords stratégiques et programmatiques entre les composantes du Front de Gauche (voire qu’il y a accord) ? Dans votre lettre, vous vous contentez de noter qu’il existe « avec les principales composantes du Front de Gauche des divergences politiques ». Ce qui n’est pas le sujet abordé ici. Tout récemment, dans une résolution adoptée le 22 septembre lors d’une réunion nationale, la GA annonce qu’elle « mènera la discussion démocratique avec les autres composantes [du Front de Gauche] sur la question de la stratégie ou du programme. De ce point de vue, des divergences demeurent, sur la voie de transformation de la société, les formes de la rupture, ou sur des questions programmatiques comme le nucléaire par exemple… » [5].
L’existence de divergences sur les questions de stratégie et de programme est donc reconnue par la GA dans cette résolution. En attendant d’en savoir un peu plus sur le contenu de ces divergences, je voudrais revenir sur l’argument de Murray Smith qui me paraît dangereusement spécieux.
Murray a une longue histoire militante au sein de l’extrême gauche ayant été, au grès de ses transhumances européennes, membre du Scottish Socialist Party (SPP) en Ecosse, de la LCR puis du NPA en France et, enfin, de Dei Lenk (La Gauche) au Luxembourg. Il est donc assez désolant de lire sous sa plume un tel sophisme qui réduit la question des délimitations stratégiques à une logique binaire du tout ou rien : soit vous êtes effectivement à même de fonder une stratégie achevée, soit nul ne saurait invoquer de divergences stratégiques !
Il y a en matière de stratégie des questions qui restent de façon récurrente irrésolues ou algébriques, par exemple : comment désarmer la bourgeoisie ? (ou comment armer le peuple). Elles ne trouvent souvent réponse qu’après de nouvelles expériences historiques et à un stade avancé des luttes. Cela n’empêche pas le développement d’un « pensée stratégique » qui tient compte de tels questionnements ouverts.
Il y a aussi des données variables – liées à la période, la situation mondiale, le résultat aléatoire des luttes… – ce qui explique aussi que la définition d’une stratégie n’est jamais « achevée » : elle s’adapte et évolue. Les changements de période impliquent des modifications dans l’articulation des formes de lutte, les modalités de convergences des mouvements sociaux, les rapports entre partis et mouvements, le front uni, le « sujet révolutionnaire », les consciences et la question de l’hégémonie, etc. C’est probablement en ce domaine que nous avons le plus appris ces dernières décennies.
Enfin, il y a des données constantes qui structurent toute stratégie révolutionnaire. Intrinsèquement liées à la domination du capital, elles se situent à la croisée de la théorie, du programme et de la stratégie. Toute divergence importante en ce domaine a des implications significatives sur l’orientation stratégique (centralité de l’indépendance de classe, de la démocratie socialiste, etc.). Il s’agit aussi bien des traits propres au capitalisme et des polarités de classe qu’il nourrit que de la façon dont il s’approprie des dominations plus anciennes (division sexuelle…). Par ailleurs, une nouvelle « constante » peut s’ajouter aux précédentes comme cela a été le cas – en ce qui concerne les « contradictions motrices » (contradiction de classe, de genre) – avec l’émergence d’une crise écologique globale durant la seconde moitié du XXe siècle (et non plus seulement une somme de crises plus ou moins « locales »).
Si de nouvelles « constantes » peuvent s’imposer, je n’en connais pas d’anciennes qui aient disparu. Ainsi de l’Etat et de l’impérialisme qui étaient et restent deux discriminants majeurs. Or, nul d’entre nous n’ignore que l’on touche ici à des divergences clés vis-à-vis du PCF et du PG – que Jean-Luc Mélenchon, singulièrement, a une attitude radicalement différente de la nôtre en ce qui concerne l’Etat français et l’impérialisme français (dont il nie l’existence), ce qui se reflète dans son « patriotisme » cocardier, dans la façon dont il chante la Grandeur de la France et sa « place » dans le monde, dans sa volonté de renforcer la capacité opérationnelle « indépendante » de l’armée française, dans le choix de poursuivre la politique de dissuasion nucléaire héritée du gaullisme ou dans la facilité avec laquelle il endosse l’habit présidentiel en déclarant : « je ne peux m’engager à ne jamais utiliser d’arme nucléaire contre quelque peuple que ce soit »... [6]
Vous vous réclamez du marxisme révolutionnaire ? L’analyse de l’Etat et le positionnement à l’égard de « notre » colonialisme/impérialisme font (entre autres) la différence entre un marxisme révolutionnaire et les marxismes édentés. Vous en conviendrez, j’en suis sûr.
Vous vous réclamez de la LCR ? L’une des « marques de fabrique » de feu notre organisation était précisément l’importance qu’elle accordait à la question stratégique, au développement d’une « pensée » politico-théorique en ce domaine.
Vous vous réclamez de Daniel Bensaïd ? Vous savez qu’il s’est sans relâche battu durant la dernière période contre les orientations prétendant changer la société en faisant l’impasse sur la question de l’Etat ; et pour le « retour de la question stratégique » dans la réflexion de la gauche radicale.
A l’heure de la crise capitaliste, toutes ces questions ont des implications très concrètes. N’en déplaise à Murray Smith, il ne s’agit ni de « généralisations idéologiques » abusives ni de « préconceptions » dogmatiques. Le NPA lui-même ne s’était pas constitué sans délimitations stratégiques, mais autour de délimitations « incomplètes » – et il ne s’agissait pas de se complaire dans l’incomplétude.
Quel parti reconstruire ?
Il est encore trop tôt pour savoir ce qui ressortira de la crise de fondation du NPA. Ce dernier doit tenir un congrès en novembre ; quant à la GA, il lui faut maintenant passer l’épreuve de l’indépendance : elle ne peut plus cimenter son unité contre l’ancienne Plateforme A. Plus profondément, le tournant dans la situation française et européenne modifie trop radicalement les conditions de construction des organisations « radicales » (mouvements et partis) pour que nous ne comprenions pas qu’il va falloir, véritablement, faire de la politique autrement… Les décennies passées nous préparent en effet très mal à affronter une crise de régime et de société (la précédente remontant aux années 60-70…) et une crise de décomposition sociale comme on en a pas connu depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale.
On pourrait dire qu’alors que la situation se durci et va se durcir considérablement, la direction de la GA propose de faire plus « mou » – et que d’autres, alors que le sentiment anticapitaliste s’étend, proposent de faire plus « étroit ». Il faut pourtant, à l’évidence, faire à la fois plus dur et plus large, ce qui n’est concevable que si l’on prend en compte ce que la période ouverte en Europe a de nouveau.
Après la crise de fondation du NPA (qui est aussi une crise posthume de la LCR), il faut reconstruire. Mais quoi ? Une organisation capable d’agir en temps de crise. Ce qui était le cas de la LCR des origines – et c’est bien pour cela que se réclamer aujourd’hui de son héritage ancien fait sens ; même si bien entendu il ne s’agit en aucune façon de reproduire ce qu’était alors cette organisation aujourd’hui doublement défunte (d’abord anémiée, puis achevée dans les convulsions du NPA). Si nous avons appelé à la création du NPA, c’est bien que nous avions senti qu’il fallait faire du neuf, mais non sans maintenir ou réveiller des héritages multiples.
La question que je pose ici n’est pas où être. Dans une coalition, une forme de regroupement ou pas ? C’est une question politique concrète et un débat légitime, aux réponses variées suivant les moments et les pays. Pour ma part, je pense que l’on pourrait agir avec plus d’efficacité envers les composantes du Front de gauche de l’extérieur que de l’intérieur, mais je comprends que d’autres puissent en juger différemment. On peut construire une organisation indépendante en étant au sein d’un regroupement, comme on peut être satellisé sans y entrer. Que l’on soit à l’intérieur ou à l’extérieur d’une coalition dominée par la gauche institutionnelle, on peut se contenter d’en être la mouche du coche et abdiquer ses responsabilités propres.
La question que je pose est qui sommes nous, ou qui voulons nous être ? Et qui nous voulons être à l’heure de la crise capitaliste.
Evitons un possible malentendu. En insistant sur la nature de la période (la crise…), je n’implique pas que l’apport des décennies 1980-2000 serait caduc. Nous avons gagné un enracinement précieux, appris à militer dans la durée, multiplié les expériences politiques, accumulé une connaissance du mouvement syndical, social, que nous n’avions pas précédemment. Il n’est pas question « d’oublier » ces enseignements. J’avais d’ailleurs demandé à François Coustal d’écrire un (long) article sur l’évolution de notre conception des mouvements sociaux des années 60-70 à aujourd’hui. Il n’a pas rendu sa copie, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Il n’en demeure pas moins que l’héritage des années 1980-2000 est nécessairement inadéquat par rapport aux tâches présentes. Le changement de période est trop profond pour se contenter d’ajustements. Il nous faut réfléchir sur cette inadéquation. Cela aurait dû être au cœur du travail de direction du NPA, au centre des discussions des deux années passées. Il n’en a rien été.
Il en va par exemple de notre marginalité par rapport aux territoires et secteurs sociaux précarisés ; j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner à plusieurs reprises. Faute d’une prise en compte politique de cette question par les directions, elle s’est imposée à nous de la pire façon : une crise majeure du NPA autour des oppressions et des religions ! Il y a pourtant tout un travail mené localement par des militants de la LCR puis du NPA [7]. Ce travail n’a pas été valorisé, collectivisé et intégré à une orientation politique pensée. Les points d’appui sont pourtant nombreux : éducateurs, droit au logement, maisons pour précaires, équipes médicales, refuges pour femmes battues, enseignants, défense des migrants, antiracisme, antisexisme… Il aurait fallut réunir nos « acteurs » des quartiers populaires pour voir comment les aider, renforcer notre présence et créer une synergie entre les divers terrains d’action. Cela a-t-il été envisagé ?
Si je reviens ainsi sur cette question, c’est qu’elle illustre un problème plus général : le dispositif social hérité des décennies précédentes ne nous permettra pas d’élargir spontanément notre implantation à des secteurs sociaux et territoriaux devenus très importants – et dont l’importance (ledit « précariat ») ne va cesser de croître. Où cela sera le fruit d’une politique volontariste ou cela ne sera pas. Cela devrait être l’occasion d’un retour critique sur notre « culture » politique et organisationnelle.
Côté « culture politique », nous avons valorisé la culture de la lutte et celle des élections – d’où l’éternel débat circulaire sur les rapports entre les urnes et la rue. Or, on n’assure pas une implantation en secteur précarisé par l’élection (de plus, un électorat n’est pas une base sociale) ni un enracinement durable par le seul appel à la lutte (toujours ponctuelle). Il faut recourir à ce que j’appellerai ici la « culture de l’utilité sociale ». Rien de nouveau : le travail quotidien d’un syndicaliste est d’aider quotidiennement les salarié.e.s. Il faut tout aussi quotidiennement aider les sans-papiers à réunir leurs dossiers, les accompagner à la préfecture. Etc. Mais cela me semble encore plus vrai quand il s’agit trouver des racines dans des quartiers où les habitants vivent l’insécurité sociale généralisée. Il faut leur être utile, pratiquement, à l’heure d’une lutte, mais aussi avant et après… Un cabinet médical progressiste peut l’être, par exemple ; mais c’est plus facile à évoquer qu’à faire quand tant de docteurs quittent ces territoires où ils subissent de plein fouet le contrecoup de la crise sociale. L’appui politique et organisationnel du parti n’en est que plus nécessaire.
L’organisation dont nous avons aujourd’hui besoin doit être capable de se transformer en fonction des données de la crise qui émerge, de concentrer son attention sur ce qu’il faut changer. Pour devenir à même d’agir dans la crise.
La capacité à se transformer en continuité était une qualité de la LCR. Avec retard, non sans errements et pertes, elle a su s’adapter au changement radical de période amorcé dans la seconde moitié des années 70 – la majorité des organisations révolutionnaires de l’époque ne l’ont pas pu. Elle est restée politiquement plus « vivante », ouverte au neuf, que d’autres. Avec la décision de lancer le NPA et de lui laisser la place, on pouvait penser qu’elle assurait une nouvelle mue prometteuse, à porter au crédit de la direction d’alors. L’échec qui a suivi révèle malheureusement que bien des ressorts était brisés ; car il y a à cet échec des raisons bien plus profondes que des erreurs d’orientation sur une période de temps très courte (deux ans…). De telles erreurs éventuelles, la LCR en a commis bon nombre, mais a redressé progressivement la barre. Pourquoi n’en est-il plus le cas ?
Les questions que je vais soulever concernent en fait aussi bien le NPA que la GA. Ils sont en effet solidairement tributaires d’une double histoire commune : celle de la LCR et celle du NPA première manière (c’est-à-dire de sa crise de fondation). La GA n’est pas essentiellement issue d’un ancien courant minoritaire de la LCR : elle comprend – et en très bonne place – des cadres qui appartenaient jusqu’à tout récemment au noyau central de direction. Ce qu’est devenu la LCR et comment le NPA a été fondé est le résultat des décisions (et des non-décisions) prises par ces camarades, conjointement avec d’autres restés au NPA. Ce fut leur œuvre conjointe.
Je vais m’attacher à des problèmes qui sont trop rarement intégrés aux débats en cours (bien qu’ils soient décisifs), sans revenir sur des thèmes déjà largement traités par ailleurs. L’échec de l’entreprise commune engagée avec le lancement du NPA renvoie (notamment) à trois éléments :
1. On a dansé à contretemps. Le nouveau parti a été pensé dans le cadre de la période dont on commençait en fait à sortir (la première décennie du nouveau siècle). Il n’a pas été pensé en rapport avec les particularités de la période dans laquelle on commençait à entrer (la crise capitaliste). C’était assez naturel qu’il en soit ainsi et cela aurait pu être surmonté s’il n’y avait eu les deux problèmes suivants.
2. La direction ne s’est tout simplement pas donné les moyens de réussir. De ce fait, quelle que soit la ligne mise en œuvre, l’entreprise ne pouvait qu’échouer. J’ai déjà abordé cette question dans de précédents textes et Guillaume Liégard a répondu au dernier d’entre eux [8]. Je y reviens ci-dessous.
3. J’avais déjà relevé que le NPA était devenu (resté) une organisation « sac de pommes de terre » où chaque entité membre gardait jalousement son identité et craignait de se fondre dans un collectif [9]. Je portais aussi depuis longtemps un regard critique sur la direction de la Ligue que je jugeais par trop « élitiste » (ne se préoccupant pas de la mise en œuvre des orientations, etc.), refermée sur elle-même, otage jusque dans sa composition des fractions. Mais je n’avais pas pris la mesure de la déliquescence du fonctionnement de la LCR – dont a hérité le NPA.
Le NPA a mis à l’ordre du jour de son congrès les questions d’organisation, de fonctionnement. Il mérite, pour en discuter dans la clarté, que les ex-membres de la LCR portent un regard critique sur ce qu’était devenue notre organisation. Quant à la GA, elle se condamne si elle ne le fait pas aussi : elle resterait tributaire des mêmes méthodes de fonctionnement.
Quels principes d’organisations ?
Je porte un regard à la fois interne et externe sur l’histoire du fonctionnement de la LCR. Cela tient à mon parcours militant. J’ai été membre des directions françaises jusqu’en 1973, quand j’ai été « versé » au travail international – aux directions de la Quatrième Internationale. Je ne suis redevenu « français » qu’en 1993, « versé » cette fois à la rédaction de l’hebdomadaire Rouge pendant cinq ans, puis pour cinq ans encore au Parlement européen après l’élection de nos deux député.e.s. De tout cela j’ai gardé des responsabilités particulières – dans les liens avec les mouvements asiatiques notamment –, mais je n’ai pas réintégré de direction française, que ce soit à la LCR ou au NPA. Ce n’était plus ma place. Si certains problèmes de fond me sont très tôt apparus, il n’y en a d’autres que je n’ai découverts que tout récemment, à l’occasion de la crise. Des découvertes assez démoralisantes, il faut le reconnaître.
Comme elle avait développé une « pensée stratégique », la LCR a nourri une « pensée organisationnelle ». Nous réfléchissions sur les « principes » et les « systèmes » d’organisation. A l’école internationale d’Amsterdam, quand les sessions duraient trois mois, des rapports étaient présentés sur le fonctionnement d’un parti militant et de ses directions. Il y avait même eu un sur la création d’une imprimerie militante [10].
Il ne s’agissait pas que de théorie. Un Etatsunien, Louis Proyect, juge que la crise du NPA est (pour une part) due au « manque de professionnalisme » des trotskistes français comparé à ceux du monde anglo-saxon [11]. Pourtant, malgré nos traits bordéliques que je ne voudrais pas nier, nos militant.e.s ont été capables de mener des activités clandestines au temps de la répression (dans nos liens avec des organisations sous le franquisme par exemple), de construire une imprimerie et d’ouvrir une librairie qui existent encore, de publier un quotidien pendant près de trois ans, de développer un système de cotisations, d’assurer une égalité entre permanents que l’on trouve bien rarement dans d’autres organisations, de mener des campagnes électorales et de présenter des comptes aux organismes légaux quand nous avons, sur le tard, commencé à recevoir des fonds publics… Tout cela n’aurait pas été possible sans professionnalisme et sans un engagement militant considérable.
Nous tenions beaucoup à un certain nombre de principes d’organisation qui font, en quelque sorte, partie de l’identité profonde d’un parti révolutionnaire – ou, disons, à aspiration révolutionnaire. Ils ont été progressivement contournés, oubliés, considérés comme un héritage des années « gauchistes » dont il fallait se débarrasser. Certaines évolutions ont commencé il y a longtemps, d’autres sont récentes. J’en ai perçu certaines assez rapidement, je n’en ai découvert d’autres qu’à l’occasion de la crise de 2011.
Ce n’est pas une question de statuts, mais d’ossature, d’éducation, de conviction politique. Il est facile de pervertir des statuts. Ainsi, le droit de tendance a laissé place au régime des fractions. Ainsi, le droit à l’expérimentation politique a servi justifier les pires ruptures de discipline, la négation du cadre collectif de l’organisation – comme lorsque des membres dirigeants de la LCR ont organisé la campagne présidentielle de José Bové, alors que décision avait été démocratiquement prise de présenter Olivier Besancenot. La démocratie interne de la Ligue a été construite en opposition aux traditions staliniennes, si puissantes dans le mouvement ouvrier français des années 1960-1970 ; au fil des décennies, une autre tradition tout aussi forte a progressivement imbibé notre fonctionnement : la sociale-démocrate, qui vide la démocratie militante de son contenu.
Dans ces conditions, nous nous sommes retrouvés assez désarmés face aux conséquences idéologiques de la défaite des années 1980-1990, face à la montée de l’individualisme version néolibéral (et non de l’individualité version Corcuff) ou des politiques identitaires qui valorisent les particularismes contre le collectif.
Le rapport entre direction nationale et organisation s’est profondément modifié. Le bureau politique a cessé de suivre la mise en œuvre des orientations et des campagnes – alors que c’est cette mise en œuvre qui permet de percevoir les problèmes et de nourrir « l’intelligence politique », la réactivité d’une organisation. Il a aussi progressivement cessé de se sentir responsable de « l’intendance » et des permanents, ce qui a eu des conséquences très profondes. Il s’est replié sur lui-même, accentuant ses traits « élitistes » (j’en ai irrité plus d’un en prononçant ce qualificatif). Son fonctionnement interne s’est anémié, devenant un centre de négociation entre « fragments » (fractions, cercles familiaux, sous-courants, réseaux informels…), mais je n’avais pas perçu à quel point l’information même n’était plus partagée au sein de ce qui est censé être un collectif de direction.
Dès origine à nos jours, l’évolution sur ces questions d’organisation n’a pas été linéaire, du moins c’est ce qu’il me semble. Il y a d’abord une séquence ou la Ligue a mûrie, dépassant le gauchisme estudiantin, le « léninisme pressé » des années de feu et l’esprit fractionnel qui peut les accompagner : construction sur le long terme, fluidité de la vie interne (les tendances ne se perpétuant pas après les congrès), attention portée à « l’appareil », etc. Une séquence de « gel » a dû suivre, avec la cassure du cadre collectif de direction (où la désastreuse aventure d’entrisme dans le PS a pu jouer un rôle pivot). Puis une dégradation libérant le fractionnalisme : ce qui était inimaginable en devient presque « naturel ». J’en prends deux exemples.
Des groupes particuliers se sentent libre d’agir comme bon leur semble, prenant des initiatives qui peuvent engager lourdement le NPA (et dont la correction politique peut être fort douteuse) sans même en informer les autres membres de la direction (dont ils font partie). Des fractions restent éternellement un pied dedans un pied dehors l’organisation et n’ont de loyauté que par rapport à elles-mêmes. Espérons que le prochain congrès du NPA sera l’occasion de dépasser cet état de fait.
Onze personnes ont déclaré qu’elles incarnaient la défunte LCR et pouvaient prendre en son nom les décisions qui leur convenaient (explication : la LCR s’est politiquement dissoute, mais a dû préserver pour des raisons pratiques une existence légale via un « comité de suivi » aux mandats précis et très restreints). Onze personnes disant « La LCR, c’est nous » ! Une telle prétention aurait dû susciter un immense éclat de rire ! Feu la Ligue n’existe plus et s’il faut invoquer ses mânes, nous sommes des centaines, si ce n’est des milliers, à en être aujourd’hui encore les héritiers. Mais cette prétention sert à « justifier » des pratiques hyper-fractionnelles (permettant y compris de renier des accords pourtant péniblement négociés et formellement conclus entre composantes issues du NPA) ; alors, il n’y a plus matière à rire. Espérons que les membres de la GA exigeront de leur direction qu’elle mette un terme à ce cours dévastateur.
Bien entendu, il y a dans le LCR – y compris « période finale » –, dans le NPA ou dans la GA, bien d’autres aspects plus enthousiasmants que ce dont je traite ici. Je peins, je le reconnais, un tableau assez sombre de la situation. Il reste pourtant une richesse politique très réelle. En bonne « logique », la LCR aurait dû disparaitre ou se « rabougrir » il y a longtemps ; elle a eu la volonté et l’énergie de tenter de se dépasser. Le NPA aurait dû se désintégrer dans l’amertume, vu la violence de sa crise de fondation ; il garde bien des ressorts. Conduite par un cercle dirigeant autiste et au nom de l’unité, la GA peut s’adapter au mode d’existence de la gauche institutionnelle ; mais elle comprend aussi des équipes militantes dont ce n’est pas le monde.
Je suis cependant absolument convaincu d’une chose : s’il n’y a pas une rupture radicale dans les fonctionnements et les conceptions organisationnelles, cette richesse persistante sera dilapidée.
La politique du permanentariat
« Dis-moi quelle est ta politique en matière de permanents et je te dirais quelle organisation tu es. »
Tous les anciens de la LCR en conviendront, l’une des marques de fabrique de la Ligue a été sa politique en matière de permanents. Nous avons été l’une des rares organisations qui a assuré l’égalité entre ses permanent.e.s, quel que soient leurs fonctions, et on peut en être fier.
Les choix en ce domaine sont éminemment politiques ; ils en disent très long sur la « fibre » réelle d’un mouvement – plus long que bien des discours ou des programmes. Nous avons choisi :
1. De considérer tous les postes de permanents comme « politique » – c’est-à-dire relevant d’un engagement militant –, et de ne pas sanctionner une division entre « politiques » (dirigeants) et « techniques » (dirigés).
2. D’assurer à toutes et tous un salaire égal ou une grille de salaire commune (quand nous avons introduit sur le tard une échelle d’âge).
3. D’offrir un niveau de salaire « moyen » par rapport à celui des salariés en France. Une notion assez vague – on a commencé très bas, puis on est remonté progressivement –, mais qui « cadre » effectivement la politique salariale.
4. D’agir dans la transparence. Ce sont des choix collectifs d’organisation. Par exemple, quand nous avons décidé d’introduire une échelle d’âge (pas d’ancienneté), il y a eu plusieurs assemblées de permanents pour en discuter le principe et les modalités avant que la mesure ne soit formellement adoptée.
Il s’agissait bien pour nous de « principes d’organisation », en cohérence avec notre programme, exprimant notre « identité » politique, notre engagement. J’ai en conséquence eu beaucoup de mal a réaliser que les quatre principes que je viens de mentionner avaient tous été rompus : un changement d’orientation majeure mis progressivement en œuvre sans avoir jamais été discuté au-delà de cercles dirigeants.
Un second statut a été instauré, un cercle de permanents à temps partiel étant payé en fonction de leur salaire extérieur (en l’occurrence, plus élevé), voire de leurs « besoins ». De fait, cela a créé une double séparation : entre permanent.e.s « d’avant » (les « vieux ») et dirigeant.e.s plus récents ; entre membres du cercle dirigeant (à qui seuls ce nouveau statut était destiné) et les autres. De plus, un contrat « sur mesure » pouvait être négocié individuellement, bénéficiant d’avantages jamais proposés au commun des mortels. J’ai fini par comprendre – à mon plus grand effarement – que même des membres du bureau politique de la LCR ne connaissaient pas les détails d’un tel contrat « sur mesure » ; pour ce qui est de l’organisation... La direction, en principe garante du statut des permanents, l’a contourné au profit de certains de ses membres ou proches.
Dans le monde enseignant, les permanent.e.s syndicaux sont payés à leur grade évolutif : c’est une garantie d’égalité dans le déroulement de carrière ; mais ailleurs, recruter au salaire extérieur, c’est la garantie de cristalliser les inégalités sociales dans l’organisation (pire, au sein même de son appareil de permanent.e.s).
Je voudrais mettre quelques points sur les « i » par rapport à la réponse que Guillaume Liégard a fait à ma précédente contribution au sujet de la politique de permanentariat. Il ne peut apparemment pas s’empêcher de larder ses textes de remarques perverses. Il affirme par exemple que pour les « anciens », leur salaire de permanent leur servait « de salaire d’appoint ». Comprenez qu’ils étaient riches : « il se trouve qu’en général l’origine sociale des quadragénaires qui passionnent tant Pierre est beaucoup plus populaire que celle de leurs aînés. La conséquence, c’est que ne bénéficiant pas de base arrière de type familial, ils n’ont jamais pu considérer leur salaire de permanent comme un revenu d’appoint. » C’est une affirmation fausse et une insinuation honteuse.
Par ailleurs, la direction de la LCR a abdiqué de ses responsabilités par rapport aux permanent.e.s relevant de la grille commune. Guillaume – encore une de ses amabilités –, explique que c’est la faute aux « vieux » si le NPA n’a pas pu embaucher plus de nouveaux permament.e.s à temps partiel (« le poids du passé », « il a fallu continuer à payer des permanents, parce qu’on ne commence pas à travailler à plus de 50 ans »). On croirait entendre le refrain connu : les vieux coûtent trop cher. Or, à l’époque où la LCR avait deux élu.e.s au Parlement européen, j’avais instamment demandé au bureau politique de préparer financièrement la fin de carrière des permanents de longue durée. J’avais proposé de faire moi-même la tournée de tous les permanent.e.s concerné.e.s pour voir comment les choses se présentaient (anuités, etc.). Je n’ai reçu aucune réponse. Aucune ! Le BP a fait le choix de l’impréparation ; trop facile après d’en faire porter la responsabilité aux « plus de 50 ans ».
Puisque l’on en est là, signalons en passant, en ce qui me concerne, que c’est l’organisation qui a proposé de me maintenir à un poste de permanent à mon retour d’Amsterdam en 1993 (où je m’occupais de notre institut international) en me proposant d’entrer à la rédaction de Rouge. C’est encore l’organisation qui m’a incluse dans l’équipe parlementaire quand nous avons eu des élu.e.s européens. Ce sont des propositions que j’ai volontiers acceptées, mais auxquelles je n’avais pas pensé moi-même. Mes tâches étaient définies (je suis d’accord avec Guillaume pour noter que l’indéfinition des tâches peut être un gros problème chez nous, mais je ne comprends pas pourquoi il écrit que cela ne concerne que des « vieux »). En 2007, cela faisait sept ans que j’étais sorti du système français (car pour la France, au Parlement européen, on travaille à l’étranger pour une entreprise étrangère !), il allait de soi qu’il fallait me réembaucher pour que je puisse réintégrer le système de droits français, le temps d’une mise au chômage « normale », deux ans et demi avant une retraite à 65 ans.
Je profite de cet exemple pour préciser deux points.
Premier point : être permanent ne signifie pas nécessairement être embauché par le parti : j’étais au Parlement européen collaborateur du groupe de la GUE/NGL (véritablement : je travaillais assez étroitement avec Francis Wurtz, alors président du groupe). J’étais donc (bien) payé par les Institutions européennes, mais j’étais considéré par la LCR comme l’un de ses permanents et je me considérais comme tel. En conséquence, je versais aux activités politiques quelque 60% de mon salaire. Alain, député, alignait aussi son revenu sur celui d’un permanent…
Deuxième point : même avec une grille commune, des inégalités peuvent apparaître pour diverses raisons. L’un des problèmes jamais résolus qui nous a été posé est, par exemple, celui des journalistes « encartés » : ils paient moins d’impôts, reçoivent plus d’indemnités de licenciement, mais toucheront moins de retraites. Autre exemple : au moment d’un licenciement, les indemnités légales concernent le dernier emploi, ce qui dans mon cas – bien que permanent de longue durée – signifiait deux ans seulement, puisque j’étais passé sur le tard par la case Parlement européen. Là encore, j’avais demandé à la direction de présenter à l’ensemble des permanent.e.s sa politique pour répondre à ce type de questions, quitte si nécessaire à moduler après les efforts consentis en fonction des situations individuelles concrètes. A nouveau, aucune réponse.
Il faut tirer des leçons de tout cela. Le NPA semble se diriger vers le retour à la grille salariale unique pour les permanent.es. Ce qui, à mon sens, est indispensable, mais doit être combiné avec une responsabilisation effective des directions par rapport au (micro) « appareil » organisationnel. Quelle sera en ce domaine la politique de la GA ?
L’engagement militant et le collectif
De très étranges arguments sont parfois avancés pour justifier l’embauche de permanent.e.s au salaire extérieur. Il faudrait mieux payer pour avoir des gens capables, en particulier dans les directions. L’expérience montre pourtant que l’on peut hériter d’incapables quelle que soit la paie !
Dans des organisations comme les nôtres, la première garantie, c’est l’engagement militant – qui signifie notamment accepter de gagner moins, pour celles et ceux qui peuvent bénéficier de salaires relativement hauts.
La seconde garantie, c’est l’expérience – y compris l’expérience militante. Or, quand règne le régime des fractions, on peut accéder aux directions nationales avec pour principale qualité d’être un idéologue de tendance. Cela ne prépare pas à construire une équipe, un secteur organisationnel, une intervention sociale…
La troisième garantie, c’est que le fonctionnement de l’organisation aide chacune et chacun à apprendre son métier, voire à apprendre à travailler – ce qui implique un fonctionnement collectif que favorisait, par exemple, les réunions d’atelier qui concernent aussi bien l’organisation du travail que la dimension politique du permanentariat.
De façon général, des ateliers aux directions, le fonctionnement collectif est essentiel pour combattre les inégalités de départ (sociales, de genre, de savoir-faire et d’aisance individuelle…). Il signifie aussi que l’identité collective (l’appartenance à une même organisation) l’emporte sur les égos et les identités particularistes (« sa » fraction, « son » parti dans le parti…). Or, c’est précisément le collectif qui a dépéri au profit des particularismes.
La nature de l’engagement militant mérite aussi d’être discutée. Je suis très frappé par le refus de Guillaume de reconnaître ce qui est pour moi une évidence : quand on lance quelque chose d’ambitieux, complexe, fragile, certains doivent s’engager à 100%. On a réussi dans le passé des choses improbables, mais ce fut toujours à cette condition. Il biaise beaucoup et se moque un peu, mais ne me donne pas un seul exemple d’une organisation d’envergure comparable à ce qu’était le NPA à son lancement, et qui fonctionne efficacement sans un seul permanent de direction à plein temps.
Une somme de temps partiels ne fait pas un plein temps. Deux jours ne font pas un mi-temps (sauf pour des profs qui rajoutent le mercredi, ou bien pour des individus peuvent organiser comme ils l’entendent leur calendrier professionnel hebdomadaire). De plus, quand ils se retrouvent les lundi mardi, les membres de la direction passent beaucoup de temps en réunion. Des réunions qui sont certes importantes : elles permettent (en principe…) de collectiviser informations et analyses, de faire le point et de prendre des décisions. Mais se réunir n’est pas faire son travail de dirigeant.e.s. Ce travail se fait par ailleurs. Comment l’assurer quand le gros de la semaine, on est au boulot, on a d’autres responsabilités (syndicales…)… ? Non seulement ce système accentue les inégalités (quoi qu’en dise Guillaume), mais en plus il conforte un mode de fonctionnement qui, d’un côté, distend les liens direction/organisation et de l’autre favorise la multiplication des réseaux plus ou moins informels (les fameux téléphones portables). En gros, il colle à ce que sont devenues les directions de la LCR et, dans la foulée, du NPA ou de la GA. Est-ce pour cela qu’il choque si peu ?
Avoir quelques permanents de direction à plein temps, est-ce leur donner le pouvoir ? Pas nécessairement. Ce qui donne le pouvoir à des cercles, des cliques, des noyaux ou des fractions, c’est le dépérissement du sens et du fonctionnement collectifs ; avec ou sans permanents à plein temps. Inclus dans des collectifs, les « pleins temps » peuvent en revanche permettre aux autres membres de direction de faire leur travail avec plus d’efficacité.
Etre permanent, est-ce s’enfermer dans le parti, se couper du monde ? Encore une fois, pas nécessairement, d’autant plus que l’on parle ici de permanents à durée déterminée. Mais même dans les cas d’un engagement qui devient, de fil en aiguille, de très longue durée, cela dépend des tâches dans lesquelles on est investi. J’ai pour ma part toujours milité avec des gens extérieurs à mon organisation. J’ai été un temps très investi dans le mouvement altermondialiste et les forums sociaux, ou dans les réseaux antinucléaires. J’ai rencontré des militants venus de tous les continents (sauf l’Antarctique) à notre institut d’Amsterdam et j’ai pu accumuler une expérience fort intéressante de formation. Je me suis lié durablement à nombre de mouvements asiatiques. J’ai travaillé aussi bien avec des organisations armées aux Philippines qu’avec des députés de la GUE/NGL au Parlement européen… Rien de terne dans ma vie de permanent ; ma foi, plus variée que celle d’un prof. Et je n’ai cessé d’apprendre au contact de pays, mouvements, terrains d’action divers…
Une politique salariale stricte pour les permanents est-elle d’essence « gauchiste », « communiste infantile » ? Pas du tout : elle est notamment indispensable quand un parti a des élu.e.s. C’est une tradition partagée du mouvement ouvrier que portaient encore les PC bien après qu’ils aient cessé d’être révolutionnaires. On peut d’ailleurs suivre les processus de sociale démocratisation de ces partis avec le déclin de la discipline des élu.e.s en ce domaine, jusqu’à l’abandon officiel de toute exigence financière à leur égard par bon nombre de ces PC. Les mécanismes de cooptation sociale dans les institutions sont très puissants. Des règles et contrôles financiers formalisés sont l’un des moyens irremplaçables d’y résister.
J’opposerai deux conceptions de fond : Celle du permanent qui implique une mise à disposition de l’organisation, avec le fort engagement militant que cela exige. Celle d’un « détachement » partiel qui signifie que l’ancrage principal reste ailleurs. Cela ne recoupe pas nécessairement le débat « plein temps » ou « salarial » : on peut être « détaché » et ne rien se faire payer, notamment quand on gagne beaucoup plus qu’un permanent. Je pense que parfois des « détachements » peuvent être justifiés, mais les raisons et les implications doivent être claires, connues, surtout si cela implique une indemnisation supérieure à celle d’un permanent. Et cela doit rester l’exception. Si cette conception devient la règle, c’est l’un de nos principes d’organisation qui s’en trouve érodé ou abandonné.
Le « détachement » partiel concerne en effet les membres des directions pour qui un statut particulier a été créé, en rupture avec le statut commun des permanents de la LCR. Cette rupture se manifeste sur plusieurs plans – dont d’importants écarts de salaires et des engagements militants différents. C’est d’ailleurs la réponse qui m’a parfois été faite, quand j’ai soulevé cette question : « vous avez fait des choix quand vous êtes devenus permanents qui ne sont pas les nôtres ». Pour Guillaume, j’appartiendrai ainsi au « clergé régulier » vivant au sein de l’Eglise (merci pour la LCR !) et les quarantenaires seraient du « clergé séculier » vivant « au milieu des laïcs ». Des formules qui visent à mettre les rieurs de son côté, mais je crains qu’elles ne cachent une autre réalité : nous nous sommes engagés totalement et vous ne voulez vous engager que partiellement.
On touche ici à quelque chose de très profond, car l’engagement exigé pour une organisation qui veut contribuer à renverser le pouvoir de la bourgeoisie (pour changer le monde) n’est pas affaire de mode ou de culture générationnelle – ou pas durablement. Beaucoup de choses changent, mais pas la guerre de classe mené par « ceux d’en haut » quand vient la crise. Cette guerre est, sera, totale, pas partielle. On le sent déjà depuis plusieurs années en France, avec la criminalisation progressive du mouvement social. On le voit avec l’arsenal de lois de guerre civile qui est construit au fil des ans. On l’éprouve avec l’extrême violence sociale des attaques en Grèce.
Je ne propose certes pas de danser plus vite que la musique. On ne se posera le problème de garder nos locaux 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, que quand ils seront effectivement menacés. On ne va pas s’enfermer nous-mêmes dans une mentalité de clandestinite paranoïaque. Face aux attaques engagées et annoncées, il nous faut répondre par l’élargissement des résistances politico-sociales unitaires. Mais soit nous nous trompons radicalement sur la nature de la crise capitaliste actuelle, soit la répression va se durcir qualitativement. Nous le savons toutes et tous.
Il fallait et il faut toujours penser la construction de nos organisations sur le moyen terme. Aujourd’hui, ce moyen terme est celui de la crise. C’est une ligne d’horizon bien différente de ce qu’elle était dans la séquence historique précédente. Une crise de cet ordre exige, exigera – entre autres – une capacité d’engagement radical. Dès aujourd’hui, des syndicalistes militants, de lutte de classe, doivent être prêts à risquer le licenciement. La particularité de la situation en France est que les cadres des mouvements sociaux sont menacés avant les membres des directions politiques de la gauche radicale. Ainsi, Olivier Besancenot est en procès pour des actions qu’il a menées avec ses collègues de travail en tant que postier, plutôt que pour ses activités de figure de proue du NPA. Mais le tour des dirigeant.e.s politiques de la gauche radicale viendra – sauf s’ils ne servent à rien et ne présentent aucun danger pour l’ordre établi.
Quels choix ?
Guillaume a répondu à mes précédentes contributions avec un peu de perfidies et un zeste de condescendance, mais au moins il a répondu. Rares sont ceux qui l’ont fait. Nous sommes d’accord quand il note que le « risque » présent « est bien connu : la tentation réformiste d’un côté, le retour confortable au propagandisme d’autre part. Ni d’un point de vue politique, ni d’un point de vue organisationnel, nous n’avons su apporter de réponses satisfaisantes. » C’est de là que nous devrions partir : nous n’avons pas su apporter de réponses satisfaisantes. C’est bien des questions irrésolues que nous devrions discuter en priorité, mais cela n’a pas été le cas, car les luttes de fractions se mènent sur les certitudes passées, pas sur les incertitudes futures.
Je voudrais conclure en résumant quelques uns de choix que nous devons faire, en restant dans le cadre des questions abordées dans cette contribution (la liste est loin d’être limitative).
1. Premier choix : s’attaquer véritablement à ce qui est neuf, à commencer par les caractéristiques de la crise présente – crise capitaliste à l’ère de la mondialisation, crise de décomposition sociale, crise globale socioécologique et civilisationnelle. Elle est pleine d’inconnues pour nous toutes et tous, car quelle que soit la génération, nous n’avons jamais vécu de situation similaire. C’est aussi une bonne raison de mettre de côté les logiques fractionnelles qui interdisent de se poser collectivement ce type de questions.
2. Deuxième choix : repenser dans ce cadre la conception d’un parti stratège, c’est-à-dire capable de faire le lien entre les conditions présentes de l’action et les tâches de demain. Pour cela, il faut redévelopper une « pensée », une « intelligence » de la stratégie d’une part et de l’organisation d’autre part – deux domaines où la continuité de la réflexion est bien mince – ; et articuler l’un à l’autre ces deux domaines.
3. Troisième choix : se donner les moyens de s’implanter durablement dans des secteurs sociaux clés, mais où notre présence reste marginale. En particulier les secteurs et territoires précarisés. Modifier en conséquences notre « culture politique ».
4. Quatrième choix : se réarmer sur les principes d’organisation. Donner au collectif la primauté sur les particularismes, reconstituer des équipes de direction au sens réel du mot « équipes », redonner contenu à la démocratie militante. Assurer la transparence des politiques des directions, y compris en matière de permanentariat, ré-égaliser le statut des permanents (grille de salaire commune).
5. Cinquième choix : revoir le système d’organisation (les formes concrètes de fonctionnement...). C’est l’un des domaines où j’ai le moins à dire, car je connais trop mal ce qu’était la LCR dernière période, le NPA première période et la situation présente. Je pense seulement qu’il faut ouvrir une réflexion nouvelle, quitte à revenir sur des évidences apparentes. J’en donne un exemple. Il semblait aller de soi qu’il n’y avait pas place, aux côtés d’un NPA « ouvert », pour des structures de sympathisant.e.s. Mais serait-ce une fausse évidence ? Le problème n’est pas seulement une formation militante préalable à une adhésion (qui pourrait se faire au sein du NPA). Il peut y avoir beaucoup de gens prêts à agir avec nous, mais pas à vivre tous les aspects d’un collectif de parti (au moins pour l’heure). Ne faudrait-il pas leur offrir une structure adaptée ?
La crise de fondation du NPA a été très sévère. Elle a été ouverte par une crise de direction. Une crise de direction qui a accentué la crise d’organisation au lieu de la contenir ; et c’est bien l’une des raisons pour lesquelles il nous faut en parler, des directions.
Mais la crise du NPA n’est pas (seulement) celle d’un microcosme. Parce que la LCR était le meilleur fleuron issu de l’extrême gauche des années 60-70, parce que le NPA était la tentative la plus ambitieuse de faire en France du neuf dans la radicalité, elle est révélatrice. Elle en dit long les forces et les faiblesses de la gauche de la gauche. On peut apprendre beaucoup de cette crise, pour en tirer des leçons – en sachant que les réponses prendront du temps à être construites.
Pierre Rousset