Suite au récent décès de Santiago Carrillo [le 17 septembre 2012 – voir sur ce site l’article « Santiago Carrillo, la part d’ombre d’une trajectoire politique »], les médias institutionnels et de communication de l’Etat espagnol étalent des condoléances qui mettent en scène les images des consensus de la Transition espagnole [1]. Et cela au moment même où des mouvements tels que celui du 15 mai mettent en évidence la décrépitude du régime de la réforme ; au moment où le néolibéralisme a fait voler en éclats les vieux pactes sociaux ; au moment où une jeune génération en train de se politiser propose de nouvelles voies constitutionnelles, sociales et économiques et se pose des questions sur les alternatives à l’Union européenne (UE). Ces manifestations [2] autour de la disparition du vétéran politique, Santiago Carrillo, sont un pur symbole du régime politique espagnol.
Est-il imaginable qu’après la mort de Marx ou de Durruti [figure de l’anarchisme espagnol avant et après la guerre d’Espagne, 1896-novembre 1936] ou de l’assassinat de Rosa Luxemburg [15 janvier 1919] ou du Che [9 octobre 1967], leurs ennemis politiques glosent sur leur stature intellectuelle, politique et morale ? Evidemment non. Lors de ces événements les patrons, les militaires, les politicards et les oligarques n’ont pas versé des larmes sur leurs tombes mais leur ont au contraire craché dessus et les ont dénigrés. L’antagonisme de la lutte de classes n’a jamais laissé de place – ni par le passé ni actuellement – pour la compassion ou pour les débordements lyriques de la bourgeoisie.
Mais voilà que dans ce Royaume d’Espagne presque tous les secteurs à l’exception de ceux qui sont ouvertement et publiquement pro-franquistes participent à un concert de louanges à l’égard du communiste Santiago Carrillo après son décès. Les éloges qui inondent les ondes, Internet et les journaux ont été émis par des personnages aussi qualifiés que le monarque – qui dit être son ami –, les présidents des Cortes et du gouvernement (tous les deux appartenant au parti – le Parti populaire de Rajoy – qui est en train de lancer la plus importante offensive contre la classe ouvrière espagnole depuis 1977). Les chefs de file de la stérile opposition loyale à sa majesté (socialistes, partisans du parti Union Progreso y democracia – UPyD, créé en 2007 – et du Parti nationaliste basque) ne sont pas en reste et même la Gauche républicaine de Catalogne et les indépendantistes basques s’y sont mis.
Seraient-ils donc tous d’accord pour mettre en valeur un disciple « déclaré » de Marx et de Lénine ? Je crains que non. Les louanges ne s’adressent pas tant à un perturbateur de l’ordre social (qui a d’ailleurs depuis de très longues années cessé de l’être), ni au combattant pour les libertés dans un Parti communiste espagnol (PCE) qui a joué un rôle dans la lutte anti-franquiste, mais plutôt à celui qui a dirigé les manœuvres destinées à désactiver le mouvement ouvrier face à ses ennemis, a l’artisan des consensus qui ont édifié le régime démocratique restreint qui a surgi de la Transition.
Il est indéniable que Santiago Carrillo a occupé un rôle et un espace importants dans le mouvement ouvrier et dans l’histoire politique espagnols. Mais il est utile d’élucider le résultat, d’évaluer les actions qui ont rempli une longue et intense vie militante de quelqu’un qui, comme Carrillo, a eu une grande influence dans la gauche espagnole et a eu entre les mains tant de possibilités d’aider à l’avancée du mouvement ouvrier mais qui, dans la pratique, a eu tant de responsabilités politiques dans la défaite de celui-ci après la mort du dictateur [novembre 1975].
Ce que la bourgeoisie et ses partis admirent chez Carrillo (qualifié de modéré et de soutien de l’ordre, avec tout ce que cela signifie dans leur bouche), c’est précisément qu’il les a aidés dans la transformation démocratique en partant de leur attachement à l’ancien régime. Le faux mythe de la Transition pacifique et exemplaire a également entraîné la mythification et l’anoblissement du rôle de figures telles que celle de Carrillo, mais aussi, à l’époque, peu après sa mort, celle du criminel ministre franquiste Fraga Iribarne [voir sur ce site l’article Fraga : un « homme d’Etat », un homme de cet Etat !].
Néanmoins les choses ont été plus simples et moins glorieuses. Le dirigeant du PCE a été l’inspirateur, l’auteur et l’exécuteur de l’« amnistie en échange de l’amnésie » qui s’est concrétisée dans le pardon et l’oubli des transgressions des bourreaux franquistes et l’oubli et l’abandon de la cause des victimes. La perte de mémoire est la cause actuelle de la perte de racines, d’origines et de références de l’ancienne et de la nouvelle gauche sociale. C’est cette perte de mémoire qui permet à la droite de remodeler le discours historique.
La logique du processus de pensée politique qui a remplacé la lutte de classes par la réconciliation nationale a transformé la rupture démocratique en rupture négociée, la lutte en tant que créatrice de nouveaux rapports de force par le consensus à tout prix, par la négociation comme seul scénario dans la transition entre la dictature et la démocratie. Le résultat final, auquel Carrillo n’a pas été étranger (d’où les signes de reconnaissance) est une Constitution limitée et restrictive qui, aujourd’hui, se révèle déjà être clairement impopulaire. Il ne sert à rien d’argumenter en invoquant la peur des sabres des années 1970, et encore moins de confondre la conquête des libertés avec son expression constitutionnelle négociée. Ce débat a déjà été résolu par ceux qui ne sont pas attachés à la sacralisation des pactes politiques et sociaux post-franquistes et ne l’ont jamais été.
Un exemple de ce glissement de la « rupture négociée » à la concession sans contrepartie (et imposée au mouvement ouvrier qu’ils ont dû discipliner) est l’acceptation du drapeau franquiste (monarchique) [3]. Cet aval n’a pas été qu’un renoncement au drapeau tricolore : il a impliqué l’acceptation de réserver la revendication républicaine à quelques jours fériés dans l’année et d’embrasser la cause de la normalisation juancarliste [du roi Juan Carlos]. C’est en consentant à de telles concessions que Carrillo a gagné la respectabilité auprès des puissances de fait, mais l’a perdue aux yeux de milliers de militants.
Les années de la Transition se sont soldées par un recul de la conscience de la classe ouvrière, par sa désorientation politique, par l’essor électoral social-démocrate, par le « désenchantement » massif et par la division et la marginalisation du puissant parti communiste. Mais cette politique du consensus à tout prix n’a pas été un fait isolé. Elle a représenté au contraire la concrétisation de l’aventure eurocommuniste dans le cas espagnol. La triade de Santiago Carrillo, Georges Marchais [PCF] et Enrico Berlinguer [PCI] a réussi, dans leurs pays et partis respectifs, à diminuer le nombre de leurs militants et à les rapprocher des positions social-démocrates, rendant de plus en plus difficile d’identifier ses alternatives propres par rapport à celles de « l’autre » parti [social-démocrate], voire parfois en se confondant avec elles [4].
C’est la raison pour laquelle les opinions suscitées par la question de l’eurocommunisme et par le personnage même de Carrillo parmi ses ex-camarades du PCE ou dans la direction de la Gauche unie [l’actuelle Izquierda Unida, formation dans laquelle se trouve le PCE] vont de sa défense acritique à l’amertume, mais sans aucune capacité de recul. Le monde actuel du PCE (ainsi que celui des successeurs de Carrillo) est pris en otage par sa vision de l’histoire de la fin du franquisme. Les militants communistes en ont été les protagonistes actifs et ont fini par croire qu’ils étaient majoritaires, le trait d’union du consensus en tant que nécessité historique, comme si c’était la réalité et la seule voie possible. Soumis à une méthodologie organisationnelle « de traître » (de Cain) propre à ses origines staliniennes, le monde du PCE continue à osciller entre des aspirations de transformation sociale d’une part et la social-démocratisation et l’institutionnalisation de ses horizons et critères d’autre part. Cela fait partie de l’héritage de Carrillo, tout comme la démobilisation de son parti.
Santiago Carrillo a été, comme tant de milliers de communistes des années 1930 et 1940, stalinien. C’est là que se trouvent les racines de sa logique. Mais ce n’est pas là la question que j’aimerais mettre en évidence. Ce que j’aimerais signaler c’est que même si après le XXe Congrès du PCUS [Parti communiste d’Union soviétique – février 1956], Carrillo, comme tant d’autres, s’est distancié de la figure du dictateur [Staline] et de la période stalinienne, il n’a pas pour autant révisé ses conceptions sur la lutte sociale et politique (aussi bien en dictature qu’en démocratie). Il n’a pas remis en question sa conception sur des questions aussi significatives que l’assassinat de Trotsky ou de Nin (pour ne mentionner que les cas politiques les plus significatifs parmi beaucoup d’autres, dont des combattants du PCUS ou du PCE durant la dite guerre civile). Il n’a pas non plus modifié ses conceptions sur la démocratie interne dans les partis ouvriers, ni sur la nécessité de la démocratie socialiste en tant que vecteur essentiel de la construction du socialisme. Sans solution de continuité, les staliniens de José Diaz [secrétaire du PCE de 1932 à 1942, officiellement il s’est suicidé durant son exil dans la Géorgie de Staline] se transforment à l’usage en fervents démocrates, sans approfondir leur prétendu marxisme. Il n’y a pas un mot d’autocritique politique et, ce qui est plus grave encore, aucune reconsidération morale.
Les années de lutte clandestine ou l’attitude digne de Carrillo face à Tejero lors du coup d’Etat du 23 février 1981 [5] ne peuvent pas être esquivées, mais elles ne peuvent occulter les dommages que la politique « carrilliste » a causés au mouvement ouvrier. En regardant très loin, nous voyons que son soutien aux positions staliniennes contre-révolutionnaires n’a servi à défendre ni la République ni la Révolution prolétarienne ; il y a 40 ans il en allait de même avec sa politique de solution négociée avec les franquistes. Et, ces dernières années, la continuité s’affirme dans sa défense acharnée d’un régime qui commence à prendre l’eau. Ce qui sonne faux dans le rituel funèbre c’est qu’on le loue pour son rôle en faveur de la classe ouvrière tout en le qualifiant en même temps d’« homme d’Etat ». Il s’agit d’une contradiction dans les termes, car sous le capitalisme les hommes d’Etat sont les hommes de l’Etat des exploiteurs alors que les combattants de la classe ouvrière sont les béliers des exploités et des opprimés, de ceux d’en bas. Il n’existe pas d’espace partagé par l’un et l’autre.
En conclusion, toutes ces louanges adressées à Carrillo par ses soi-disant ennemis de classe et adversaires politiques me rappelle le dialogue shakespearien de Marcellus dans Hamlet, qui, loin de signifier l’expression populaire et erronée qui sert à intituler cet article (« il y a quelque chose qui sent mauvais au Danemark »), serait mieux traduit par « quelque chose de pourri au Danemark ». Parallèlement, dans le cas espagnol il ne s’agit pas simplement d’une mauvaise odeur, mais il y a bien quelque chose de pourri dans le royaume.
Cela dit, en fin de compte et contrairement à ceux qui ont amoncelé tant de louanges au cours des dernières 24 heures ou à ceux qui de manière sectaire se réjouissent de sa disparition, je regrette réellement sa mort, malgré son âge avancé, et je compatis avec la douleur que ses proches (amis ou membres de sa famille) ressentent en ce moment. La mort, aussi naturelle soit-elle, je la ressens comme l’échec de la nature. )
Manuel Gari