Comparé à d’autres synchronies européennes, le temps événementiel grec est indéniablement plus rapide, insoutenable, voire écrasant. Sa densité en événements catastrophiques qui s’accumulent invariablement jour après jour atteint les sommets de l’inimaginable, pourtant réalisé. Et déjà, à la décharge de notre seul temps restant, c’est-à-dire, ce présent répété sans cesse dans l’urgence imposée comme sur un champ de bataille, les déchets de l’inacceptable envahissent l’espace social et d’abord dans nos villes. Nul doute que la crise c’est aussi la consécration de la souillure. Après plus de deux ans de Troïkanisme, certains grecs prennent, certes un peu tard, la mesure de la guerre totale introduite par la dette souveraine.
Une invention qui vise à transformer les sociétés humaines en déchets exploitables. Les tenants du méta-capitalisme financier (globalisé et/ou national dans certains cas) iront par la suite procéder au traitement… écologique de surcroit de ces déchets, c’est-à-dire de nous tous. Cet inacceptable normalisé, devenu fait accompli, ne laisse finalement que peu de répit à la pensée et à ses pauses indispensables, pour le plus grand nombre d’entre nous. La permanence du choc ainsi installé, tend à devenir l’unique paramètre structurant des nos représentations collectives. D’où certainement, la difficulté d’en sortir. La méta-démocratie, est le régime de la gouvernance par les « déchets toxiques » et les « bruits parasites », incarnant une voie… innovante dans la continuation de la guerre (sociale) par d’autres moyens. Et la dernière illustration en date de ce choc sans finitude est l’annonce, puis la dramatisation et finalement « l’urgence » exigée par le processus de l’adoption du mémorandum III qui sera présenté au Parlement dans les prochains jours. Notons que d’abord, son volet déstructurant du monde du travail, autrement-dit, de la vie de tout un chacun, est sans précédent. Sauf que tout est sans précédent depuis le mémorandum I de 2010.
Sur les ondes de la radio Real-FM (25/10), un représentant de l’Union intersyndicale (GSEE), s’est indigné « de l’holocauste de la société grecque qu’il va falloir arrêter ». Interrogé sur le même sujet, le porte-parole des syndicats des PME, s’est alarmé de « la suppression de fait des syndicats, étant donné que ce mémorandum III, abroge tout cadre institué et instituant, c’est-à-dire, permettant les négociations collectives. Désormais, c’est au sein de chaque entreprise et au cas par cas, que les patrons négocieront, c’est-à-dire imposeront leur seul point de vue. Nous, nous nous opposons à cette abrogation du droit du travail car malgré les frictions fréquentes entre les deux parties, ces négociations étaient porteuses et pour tout dire garantes, d’un certain équilibre entre les salariés et les employeurs ». Ce mémorandum Merkelochrome passe mal, mais vraisemblablement… il passera comme tous les autres.
Pourtant, le parti de la « Gauche démocratique » (DIMAR) qui participe au gouvernement de la Troïka de l’intérieur, a annoncé ce jeudi qu’il ne votera pas le « volet-travail » du projet de loi. Les dirigeants de DIMAR, auraient même exigé du ministre de l’Economie Stournaras, la présentation de cette grande loi… mémorandienne en deux textes séparés, afin de « permettre » une certaine douceur... dans ce premier désaccord supposé sérieux au sein du gouvernement. Mais Samaras et Stournaras ne l’entendent pas de la même oreille. Comme par le passé, l’immensité des mesures imposées seront ainsi inscrites à l’ordre du jour et présentées au Parlement en un seul et unique article d’un projet de loi unique. Des lois et des règlements dont l’instauration a exigé des décennies de lutte politique et syndicale, et provoqué des débats très longs et douloureux au sein de la société grecque, seront abrogés par une loi unique, comportant un seul article ravageur.
Voilà notre démocratie, certes boiteuse et népotiste, assassinée par la Troïka (U.E., F.M.I., B.C.I.), par la… grande timonière du destin européen depuis Berlin, et d’abord, par un certain monde politique athénien issu du vieux bipartisme, parasitaire et criminel. Et pour tout dire, par une partie du peuple qui n’a pas su ou voulu faire déjà à temps, la part des… choses à risque. Et tout se complique en ce temps d’automne parait-il. Même les politiciens de la coalition, réalisent qu’à partir du moment où un pays accepte la tutelle du FMI ou de la Troïka, son microcosme politique n’en sort pas indemne. En outre, ces politiciens, comme également de nombreux hommes d’affaires, journalistes ou universitaires, sont « tenus » par l’administration de l’Etat allemand (très profond), car des listes et des dossiers complets constitués au cas par cas les concernant, retracent l’historique de leurs comptes… avec leurs corrupteurs, la société Siemens par exemple.
Giorgos Trangas, dans son émission quotidienne (Real-FM, 25/10), prétend même « que certaines pièces contenues dans ces »dossiers grecs« proviennent des archives de la STASI, et sur un certain nombre d’entrepreneurs qui auraient bénéficié aussi des largesses de la RDA en son temps ». En tout cas, Trangas affirme publiquement « que nos politiciens du cercle troïkan sont menacés par les créanciers-usuriers connus et inconnus. Ils n’ont guère le choix, soit ils rempliront le contrat mafieux jusqu’au bout, soit ils disparaitront d’une façon ou d’une autre ». C’est ainsi que les marionnettes doivent s’accrocher à leur simulacre de pouvoir coûte que coûte, elles le savent évidement mieux que quiconque. C’est n’est pas par hasard si ces derniers jours, Samaras a lancé l’idée de la création d’un nouveau grand parti de « responsabilité », c’est-à-dire du mémorandum, dans le but de réunir… triomphalement en une seule et unique formation, le sinistre système du bipartisme grec en concentré. Du purin en… compote.
Les pasokiens de Venizélos ne se montrent guère enthousiastes devant une telle perceptive, on peut aussi comprendre. Sauf, qu’une telle refonte politique potentielle en dit long des mutations imposées par la vassalisation de la Grèce, et de ses institutions. Une situation qui « accessoirement », nous rapproche dangereusement de la fin du fait politique institué, que supposons-le encore, incarne le... possible dans ce pays. Car au-delà, c’est aussi autrement qu’il deviendrait admissible d’agir, et ce n’est peut-être pas par hasard, si depuis mon retour à Athènes, j’entends invariablement la même maxime chez les gens : « il faut faire couler beaucoup de sang pour que la situation change enfin, car tout le reste n’a pas marché ». Même Evanthia, une vieille dame posée et écrivaine habitant le quartier, (pas très connue d’ailleurs et dont le genre littéraire appartient à une certaine littérature de gare… au pays déraillé), partage désormais cet avis : « décidément, le sang finira par couler ». Dimitri, (le dentiste interviewé lors de la réalisation du film Khaos), ne dit pas autre chose. Décidément, les forces politiques significatives (et démocratiques) du camp anti-mémorandum (Syriza notamment), doivent accélérer leur « contretemps » de la relève, avant qu’il ne soit trop tard. Ce « trop tard », je l’entends de deux manières : soit par une soumission complète d’un corps social dépecé, soit par une implosion qui conduirait à une forme de guerre civile de type et de dimensions encore inconnus car certainement nouvelle (chez nous).
En attendant… le sang (improbable ?) tant réclamé par une partie du peuple, le processus de notre colonisation mémorandiste s’accélère. Notre hebdomadaire satyrique To Pontiki, dans son édition du jeudi 25/10, souligne « qu’après tout, le dénominateur commun des partis appartenant à la coalition gouvernementale n’est autre, que la soumission aux ordres de Berlin, car on sait que ces derniers définissent d’emblée, et bien avant toute autre ingérence potentielle, la structure du système de surveillance internationale sur la Grèce ». Dans la foulée, la dernière « proposition amicale » du gouvernement allemand vise le transfert du compte destiné à satisfaire les exigences des créanciers détenteurs de la dette grecque, de la Banque de Grèce (une banque à 94% privée) d’où il est géré actuellement, au siège de la BCI. Samaras tergiverse comme il peut ou il fait semblant de résister à cet ultime transfert de souveraineté. D’autant plus, que les « experts » allemands, expriment l’exigence de faire apparaitre sur ce compte, non seulement les gains des privatisations et de la « mise en valeur » des bijoux de famille de l’ex-Grèce, ou les excédents potentiels du budget grec, mais également, la totalité de l’impôt levé sur l’ensemble du territoire du protectorat, TVA comprise (selon les reportages du jour, par exemple sur Real-FM – 25/10 et To Pontiki).
Par la même occasion, Berlin insiste sur la mise en place d’une structure créatrice de droit et de sanctions en matière de lutte anti-corruption. Elle serait présidée par un non-grec, Berlin aurait même laissé entendre qu’il est préférable d’attribuer ce poste à un français. D’ailleurs, selon les Financial Times (article repris sur Real.gr ) ce plan allemand, d’abord destiné à satisfaire à la fois les investisseurs privés et le Bundestag, bénéficierait également du soutien de Paris (Real-FM, 25/10). A ce sujet, Georges Trangas a remarqué lors d’une de ses émissions de cette semaine (24/10) « que la position de Paris est bien prudente car la diplomatie française a eu l’intelligence de bien comprendre la situation, la nôtre ». De son côté, et à travers un autre reportage, To Pontiki (25/10), stigmatise l’autre ultimatum, celui de la Commission européenne qui exige la privatisation totale et rapide des réseaux de distribution d’eau en Grèce et au Portugal. Car depuis Bruxelles, on signifie aux intéressés au cas où ils n’auraient pas encore compris, qu’à défaut d’une telle reforme, aucun « plan d’aide » dans la restructuration des dettes souveraines ne sera mis en œuvre. Les journalistes de notre hebdomadaire satyrique soulignent à l’occasion que « cette privatisation des réseaux de distribution d’eau déjà pratiquée ailleurs en Europe et pas seulement, fut un échec. Certains pays ou municipalités concernés, reprennent maintenant en main le contrôle de leurs réseaux similaires ». Sauf que la Commission de Bruxelles insiste à faire tourner l’histoire à l’envers comme toujours. Je comprends alors mieux certains aspects de la guerre en cours contre les peuples dans le but de les spolier.
La colonisation par la dette est sans doute une grande nouveauté en Europe de l’après 1945, les peuples du sud d’abord, remercieront sans doute à terme la Commission de Bruxelles, certains pays moteurs dans « l’intégration européenne » ainsi que le FMI, c’est-à-dire les États-Unis, pour cette grande leçon de géopolitique revisitée. A ce propos, ces mêmes peuples et d’abord les Grecs, feraient mieux de relire Thucydide, pour enfin réaliser les épilégomènes... de leur sort et réagir. Sauf que le peuple a la tête sous l’eau et pour cause. Cet automne, sonne déjà la fin du fioul domestique après l’augmentation de son prix à hauteur de 100% depuis le mémorandum II. Aux immeubles athéniens les combats verbaux entre les occupants font rage. Ceux qui ne souhaitent plus faire fonctionner le chauffage central sont les plus nombreux, mais certains concitoyens encore aisés veulent remplir les cuves et on se déchire une fois de plus. Heureusement qu’il y a aussi les grands événements pour oublier le fioul.
Ce midi, une émission très suivie sur la radio Real-FM (première radio en termes d’audience mesurée à Athènes), était consacrée « aux atrocités commises par les Allemands durant l’occupation précédente des années 1940 » (sic). C’est un tour de la Grèce à travers ses innombrables petites géographies douloureuses rappelant ces cas similaires à Oradour-sur-Glane. Par la même occasion, lors de cette émission, les idées nazies furent dénoncées, celles de l’époque, comme de toute époque pour ne plus accepter l’inacceptable. « Réveillez-vous, les aubedoriens ne sont pas des patriotes mais des misanthropes ». Car ce dimanche 28 octobre c’est la fête nationale, commémorant la guerre de 1940. Un un casse-tête pour le gouvernement qui veut à tout prix, éviter les « incidents » de l’année dernière. Pour y parvenir, il mobilise plus de deux mille policiers à Thessalonique et instaure en même temps une « zone morte » autour des tribunes des officiels. D’ailleurs, les défilés, dont le traditionnel défilé militaire de Thessalonique, ne dureront au mieux que vingt minutes.
Les mouvements et les partis anti-mémorandum appellent de leur côté à occuper les rues et les places : « c’est une fête du peuple et non pas des officiels, surtout en ce moment », entend-on dire chez Syriza par exemple. Déjà présent à Salonique, Samaras s’est rendu à la messe ce vendredi (à l’église de Saint Dimitri en commémoration de la libération de la ville de Salonique en 1912). Les participants à cette messe sous haute surveillance, ont été des invités spéciaux, triés sur le volet et d’ailleurs, fouillés à l’entrée par sécurité comme on dit. Depuis le temps du premier mémorandum, le sens et la « gestion » des festivités et des commémorations ont également beaucoup changé. C’est dans cette nouvelle normalité mutante que l’on peut inscrire, la réaction populaire au moment de la visite d’Angela Merkel en Grèce. « C’est tout de même exagéré » avaient affirmé certains journalistes et invités rencontrés sur les plateaux de télévision en France il y a deux semaines. Face à un certain aveuglement volontaire ne peux rien faire.
Plus terre à terre, sur nos murs et poteaux des rues d’Athènes, de nombreuses affichettes font la promotion de l’apprentissage de la langue française, « pour émigrer en France ou au Canada ». D’autres affiches (d’un petit mouvement) incitent « à adopter la monnaie nationale pour retrouver notre souveraineté ». Et encore Samaras, qui vient de déclarer (26/10) depuis Salonique que « la Grèce est un pays et non pas un espace », donc nous avons certainement tout compris. Sans attendre les prochaines déclarations de Samaras, et entre voisins d’immeuble, après… la guerre civile du chauffage central, nous nous sommes retrouvés en face du portail, car nous apportions tous et simultanément des restes ou des croquettes « premier prix », pour nourrir les chats errants du quartier. Christos est certes au chômage mais il y tient (tout comme mon ami journaliste d’ailleurs). « C’est de notre dignité qu’il s’agit. Nous nous occupons des bêtes de la rue pour rester humains et… utiles ».
Il parait qu’entre le FMI et Berlin un compromis aurait été trouvé ces dernières heures, dans la gestion et la restructuration d’une partie de la dette grecque (Real-FM – 26/10). Nouvelle en somme insignifiante pour nous tous ici. Nous sommes davantage concernés par nos bêtes, et surtout par une récente enquête réalisée à l’échelle du pays (la nouvelle est tombée hier), enquête rendue publique par les médecins-chercheurs de l’hôpital Areteion d’Athènes. Parmi ses conclusion, il est question de l’augmentation dramatique des cas de mort du fœtus in utero en Grèce, depuis 2010. Hier, l’école médicalisée (Sikiaridion) dans la région d’Athènes, spécialisée dans la prise en charge d’enfants atteints d’un grand handicap a été fermée. Plus de 170 enfants ainsi scolarisés et leurs familles sont consternés. Depuis Salonique, Samaras a également déclaré « que dans dix ans la Grèce se présentera sous son nouveau visage ». Sans doute, après le masque de la mort (ou de la désocialisation) sur le visage de ces enfants et peut-être... bien, sur certains de nos visages. Mémorandum III.
Panagiotis Grigoriou