Ces dernières années, le fond de l’air a repris des couleurs. Pour le libéralisme le plus agressif, l’heure n’est plus aux matins triomphants. La Bourse continue de flamber. Mais, des mobilisations contre l’Accord Multilatéral d’Investissement à celles contre l’OMC, de l’éclosion des mouvements sociaux aux ébauches de renouveau syndical les vents ont commencé à tourner. Tout cela demeure modeste et fragile. C’est assez pour démoder le prêt-à-penser postmoderne.
Pierre Bourdieu et la Misère du Monde ont remis la question sociale sur le tapis. Éric Hobsbawn et son Age des extrêmes ringardisent Furet et son Passé d’une Illusion. Ève Chiapello et Luc Boltanski, dissèquent le Nouvel esprit du capitalisme. L’euphémisme et la périphrase ont du plomb dans l’aile. On ne met plus toujours des patins sous les mots pour ne pas rayer les parquets. On ose à nouveau appeler un chat un chat, le profit le profit, l’exploitation l’exploitation, parler de « lutte des classes » et non de “ conflictualité sociale ”, de capitalisme et non seulement de libéralisme. On découvre soudain qu’un “ grand récit ” au moins a survécu à la mort hâtivement annoncée des autres : l’horrifique monologue du Capital ventriloque.
Le livre de Boltanski et Chiapello est significatif du changement de contexte. Des mutations sociales et des phénomènes culturels dont le jargon de la post-modernité croyait pouvoir tirer argument, ils dégagent des conclusions pratiquement opposées. Le « monde connexioniste » en réseau se caractérise par le dégraissage de l’entreprise et de l’Etat, par l’allègement et la mobilité, par la fluidité rhizomatique et la « coopétition » impitoyable, par le brouillage du rapport entre vie privée et vie publique, par l’individualisation du travail et l’effacement de la distinction entre la personne et sa force de travail. Mais ce processus reste dominé par la logique impersonnelle de la valorisation et de l’accumulation du capital, mais il revêt des formes nouvelles, combinant la révolution technologique informationnelle, la transformation de l’organisation du travail, le renouvellement des modes d’exploitation du travail salarié.
Cette fuite en avant a pour revers la montée de l’exclusion. Les désaffiliés, les sans-rien, ceux que Gabriel Tarde appelait « les refusés du monde », ne sont pas les oubliés ou les retardataires de la mondialisation béate chère à Alain Minc. Ils en sont la contrepartie nécessaire et la condition.
La discontinuité des projets, les intermittences du travail, la précarisation et l’insécurité permanente ont pour effet de paralyser l’imaginaire du futur et de pulvériser le temps vécu. Le terme des engagements professionnels ou privés s’abrège. La durée rétrécit, se rétracte dans l’éphémère, l’instantané et l’immédiat. Les contrats (à durée déterminée) chassent les contrats à durée indéterminée. Les statuts se décomposent dans l’insécurité permanente. Les classes et les masses se diluent dans la toile et le réseau.
Un « nouvel esprit du capitalisme » s’élève au firmament du marché. Par « esprit », Boltanski et Chiapello entendent l’idéologie capable de justifier la part d’adhésion consensuelle des exploités envers le fétiche qui les exploite, sans laquelle le système ne pourrait fonctionner. Nul rapport social ne saurait en effet survivre à la simple nudité du rapport de force. La justification des dominants et la collaboration, des dominés sont les deux faces complémentaires nécessaires à la poursuite du grand jeu de dupe. Gramsci avait déjà démasqué cette combinaison diabolique d’hégémonie et de coercition, d’hégémonie bardée de coercition et de coercition habillée d’hégémonie.
Comme l’homme de Malebranche, le Capital a toujours du mouvement pour aller plus loin et plus vite. Cette ruée permanente, ces changements dans la continuité, ces déplacements et ces dépassements le maintiennent en équilibre instable. Boltanski et Chiapello distinguent trois esprits successifs du capitalisme. Celui de la spéculation, de l’innovation, et du risque, dont le chevalier d’industrie fut la figure emblématique, avec la compensation de la sécurité patrimoniale et de la stabilité familiale assises sur la vieille morale bourgeoise. Celui de la grande entreprise hiérarchique, dont le directeur fut la figure de proue, avec à l’horizon l’aventure excitante du progrès scientifique, et en contrepartie la garantie de l’avenir assuré, des plans de carrière, de la sécurité sociale et des retraites, sous l’aile protectrice de l’Etat social. Celui enfin, dont le chevalier connexionniste est le héros, du réseau, des flux tendus et des stocks zéros, de la sous-traitance et des délocalisations, du travailleur mobile et flexible : l’esprit d’un monde sans esprit. Le nôtre.
Ce découpage a des vertus pédagogiques. Mais il ne résout pas le problème de pédiodisation auquel achoppe aussi tout le discours de la post-modernité. Le “ troisième esprit ” serait-il l’émanation spirituelle du “ troisième âge du capitalisme ” ? Dans son grand livre, paru en 1977 sous ce titre, Ernest Mandel, analyse le troisième âge comme celui de l’énergie nucléaire et des rapports de forces sociaux issus de la guerre [1]. Il n’existe pas - et peut-être est-il encore trop tôt pour que l’oiseau de Minerve prenne son envol - de travail équivalent sur un capitalisme du « quatrième âge », plus sénile que tardif, produit de la contre-réforme libérale, de la dérégulation mondiale, et des innovations technologiques dans le procès de travail.
Le Nouvel esprit du capitalisme marque néanmoins un tournant. Rappelant le débat intellectuel à un principe de réalité, il se donne pour objet « les transformations sociales qui ont accompagné les transformations récentes du capitalisme ». Défini de façon très générale comme « une exigence illimitée d’accumulation du capital » et par une course au profit pour le profit, ce capitalisme n’a pas seulement un « esprit ». Il a aussi un verbe et un corps.
Le Capital, on le sait depuis Marx, est un fétiche automate. Il est aussi ventriloque. La scission qui le hante, le dédoublement entre valeur d’échange et valeur d’usage, entre travail concret et travail abstrait, entre production et circulation, parfois « devient folie ». Alors, « l’argent crie son désir d’un domaine où il puisse être valorisé en tant que capital » [2]. Mais le Capital ne se contente pas de hurler, dans les moments paroxystiques, après son identité brisée. Il parle aussi au quotidien un langage si familier qu’on oublie qu’il en est l’auteur.
Les “ valeurs ” cardinales de l’heure sont la vitesse (le mouvement, le bouger, l’éphémère, l’urgent, l’instantané, le quick, le fast) et le déplacement (le portable, le nomade, le mobile, le flux, le réseau). Ce double impératif, d’accélération et de mobilité, est la conséquence logique de la reproduction élargie et de la rotation accélérée destinées à conjurer l’infarctus qui menace le Capital : la mondialisation élargit son domaine, dévore les territoires, fait marchandise de tout ; la course effrénée au “ juste-à-temps ” et au “ stock zéro ”, les fusions-concentration dans le crédit ou la distribution, l’escalade publicitaire visent à contrecarrer la hausse vertigineuse de sa composition organique par une rotations constamment accélérée du cycle de production et d’échange.
Déjà perceptibles il y a plus d’un siècle, ces tendances prennent aujourd’hui une tout autre ampleur. Ayant provisoirement écarté la subversion qui le menace, le Capital ventriloque parle désormais sans détours, avec son cœur boursier en quelque sorte. Les campagnes de presse vantant les vertus des fusions-concentrations dans la banque, le pétrole, ou la grande distribution, font de « la création de valeur » l’impératif catégorique de l’époque et sa religion quotidienne.
Ah ! Ce mystère de la Création (de la valeur) et de la multiplication des pains (des dividendes) ! Ce mystère de l’auto-engendrement du capital ! Ce miracle profane quotidien, par lequel une croissance de 3 % peut « créer » une plus-value boursière de 15 %, 50 %, 100 % par an ! [3] Pour réaliser de telles prouesses, il faut bien tirer des traites sur l’avenir ; et pour les honorer, il faut augmenter sans cesse la productivité et intensifier l’exploitation. On en arriverait presque à convaincre les salariés des bienfaits de l’auto-licenciement grâce auquel ils sont censés gagner en tant qu’actionnaires ce qu’ils perdent en tant que salariés ! Reste à savoir, lorsque tous les chômeurs seront actionnaires et tous les actionnaires chômeurs, qui paiera les retraites et les pensions.
L’illusion selon laquelle l’argent s’auto-engrosse miraculeusement est celle du rentier, du spéculateur, du boursicoteur, et de leurs gogos. Le court-circuit de cet accroissement magique occulte le cycle complet des métamorphoses de l’argent en salaires et en moyens de production, des moyens de production en marchandises, des marchandises en argent. Le miracle quotidien des plus-values boursières mirifiques et du “ retour sur investissement ” escamote ainsi le moment de la production où la plus-value est extraite dans les sous-sols infernaux du marché. Il n’y a pourtant pas d’immaculée conception du capital par lui-même mais extorsion et appropriation de plus-value.
Car un crime originel a été commis. Et c’est bien d’un meurtre qu’il s’agit, “ tout pareil à celui commis par un individu, si ce n’est qu’il est ici plus dissimulé, plus perfide, un meurtre qui ne ressemble pas à un meurtre parce qu’on ne voit pas le meurtrier, parce que le meurtrier c’est tout le monde et personne, parce que la mort de la victime semble naturelle ” [4]. Ce n’en est pas moins un meurtre, impersonnel et anonyme, un meurtre social.
C’est de là que doit partir l’enquête. Les tueurs (les social killers) sont la ville. Il y en a de toutes sortes : du vulgaire voyou au « raider tranquille », en passant par le parrain patronal. Ils ont volé la plus-value. Comme la valise à billets des romans policiers, le larcin passe de main en main, se partage, se distribue, se ramifie. La plus-value transfigurée devient « méconnaissable », dit Marx. On en oublie l’origine et on en perd la trace.
Le souci de qualité des produits alimentaires a mis à l’ordre du jour la « traçabilité ». Le mot est désormais dans toutes les commissions et dans tous les magazines de consommateurs. Pourquoi ne pas exiger aussi une traçabilité de la plus-value et du profit ? Les débats sur la protection sociale et sur les enjeux réels de la flexibilité y gagneraient sans aucun doute en « transparence ».
La pathologie du Capital se manifeste aussi dans les profonds remaniements du rapport contradictoire entre privé et public. Comme l’a fort bien dit Laurent Fabius dans un élan de sincérité : tout ce qui est destiné au marché a vocation à être privé. Cette privatisation généralisée de l’espace public a pour corollaire la mise en scène médiatique de la vie privée des personnages publics : les frasques de Clinton, Mitterrand et sa fille, le couple biblique des Tibéri.
Chef de file des Chicago Boys, Milton Friedman traduit cette nouvelle narration du Capital en programme ouvertement anti-social. Il s’agit selon lui de renverser la « tyrannie du statu quo », de « triompher des avantages acquis », et de “ décourager les rentes de situation ” . Dans ce discours décomplexé, la dépolitisation méthodique va de pair avec la moralisation à outrance. L’heure est à la « guerre éthique » (Tony Blair), à la « souveraineté éthique » (Cohn-Bendit), à la mondialisation éthique et à l’investissement éthique. Pour apaiser les colères paysannes, Jacques Chirac lui-même a cru devoir proclamer que « nous sommes tous des paysans..., au sens éthique du terme » (!!?). Pris entre l’obligation absolue de la morale et les automatismes « naturels » du marché, le citoyen a mauvaise mine.
A leur tour, la politique et le droit partent en fumée.
L’escalade de l’éthique est censée adoucir les effets inhumains de la jungle marchande. Lorsque « l’obligation illimitée » de la morale convole en noces barbares avec la suprématie de la technique impériale, l’espace démocratique de la controverse est directement menacé.
Dans ses Mythologies, Roland Barthes a dressé l’inventaire des clichés dont se nourrit l’idéologie bourgeoise : « Le mythe, dit-il, est une parole dépolitisée ». Une parole de dépolitisation. Ces mythes restent d’une évidente actualité.
La vaccine. Elle consiste à confesser certaines défaillances d’une institution de classe pour mieux en masquer le mal principiel : on légifère ainsi sur l’exclusion et on “ traite ” socialement le chômage pour mieux masquer l’exploitation dont ils sont à la fois la conséquence et la condition ; on immunise ainsi « l’imaginaire collectif par une petite inoculation de mal reconnu » pour mieux le défendre “ contre le risque d’une subversion généralisée ”.
La naturalisation de l’histoire et de l’économie. Au moment du limogeage d’Oskar Lafontaine en Allemagne, les médias se sont livrés à un concert d’abaissement et de dénigrement de la politique : « On ne fait pas de politique contre la mondialisation... L’économie s’est rebellée contre une politique en contradiction avec la compétition internationale... ». « On ne peut pas faire de politique contre l’économie », sentenciait Gerhard Schröder en personne !
L’identification. Elle manifeste l’impuissance du petit-bourgeois à imaginer l’Autre, si ce n’est dans un contexte folklorique ou exotique : tant qu’il n’attente pas à « la sécurité du chez-soi », cet Autre est réduit à un pur objet de curiosité ou de spectacle. Cette même impuissance peut se retourner soudain en crainte de l’étranger ou de la banlieue, en manifestations racistes et xénophobes.
La tautologie. Elle exprime une méfiance maladive envers les pièges subtils du langage, coupant court à la critique et à la controverse sous le seul argument définitif que « c’est comme çà, parce que c’est comme ça », et même, plus simplement, “ parce que..., un point c’est tout ! ”.
Le « ninisme”. Son balancier maintient l’équilibre entre le pour et le contre, et neutralise les contraires. La gauche mitterrandisée a fait preuve de virtuosité dans cet exercice funambulesque : »ni nationalisations, ni privatisations” . La « troisième voie » ou le « nouveau centre » s’y adonnent à leur tour : ni droite, ni gauche. L’éventail des possibles se réduit au juste milieu, entre deux centres, entre les demi-teintes et les demi-mesures, entre les extrêmes du centre. Allez vous étonner, dans ces conditions, que la politique, la démocratie, et la citoyenneté soient affreusement malades : à force d’avoir à choisir entre rien et rien, on finit par voter pour moins que rien, ou par ne pas voter du tout.
La quantification de la qualité. Tout se mesure, tout s’achète, tout se vend. Non seulement les corps (ventes d’organes et trafics d’embryons), les âmes mortes, mais aussi le nom (Chantal Thomas ou Inès de la Fressange se sont dépouillées du leur contre argent sonnant et trébuchant). Signe des temps : à côté du drapeau tricolore, flotte désormais sur la Bourse du Palais Brongniart, non le drapeau bleu étoilé de l’Union européenne, mais un étendard frappé au sigle de l’euro. Pourquoi se gêner ?
Si ces Mythologies paraissent aussi actuelles, c’est que, par-delà ses métamorphoses, le Capital demeure tel qu’en lui-même. Sa mondialisation fait tourner à plein régime sa machine à mythes.
La généralisation du fétichisme et de la réification, est inhérente à celle des rapports marchands : la personnification des « marchés financiers » (qui “ ne toléreraient pas que... ”, qui “ ne comprendraient pas que... ”, qui “ se fâcheraient si... ”) en est l’exemple le plus éloquent. En dépit de la fin proclamée de l’Histoire et de ses grands récits, le fétichisme de l’Argent, de l’Histoire, et de l’Humanité se porte aussi très bien.
Le culte décomplexé de la puissance. Il tire sa légitimité de la mise en scène quotidienne de la puissance sportive comme de la promotion médiatique de la force militaire. Il s’étend aux grandes manœuvres stratégiques de l’économie : « Choisissez la puissance », martelaient symétriquement les dirigeants de la BNP et de la Société générale. Et de la politique : Ah ! cette apologie narcissique de « L’Europe-Puissance »...
Le culte de la « transparence ». Plus la démocratie est anémiée, plus le rapport social est opaque, plus le Capital multiplie ses tours de magie, et plus sa novlangue orwellienne célèbre la “ transparence ”. Elle évoque aussi bien la pureté perdue que le vide d’une place publique désertée offerte au voyeurisme médiatique ordinaire [5].
L’inflation de la méthode. Moins il y a de programmes et de projets, plus les discours de la méthode prolifèrent. Nous avons eu droit en quelques années à la méthode Rocard, à la méthode Balladur, à la méthode Notat, à la méthode Juppé, à la méthode Jospin. Toutes se ressemblent comme des gouttes d’eau et se réduisent à quelques lieux communs de bon sens gestionnaire : prendre le temps de la réflexion et de la concertation, consulter avant d’agir, reculer pour mieux sauter, savoir raison garder, etc. Cette politique du vide est parfaitement résumée par une trouvaille récente du marketing politique : « Parti ouvert. Cherche esprits libres. »
L’euphorie du faux mouvement. Le monde bouge, tout bouge, il faut savoir bouger et déjouer les pièges de l’immobilité. Bouger son corps sur la piste de danse, bouger professionnellement, bouger affectivement, bouger l’Europe. C’est la version vulgaire et troupière du Guépard de Lampedusa : « Il faut que tout bouge pour que rien ne bouge. »
Le simulacre de la convivialité. C’est le cache-sexe de la concurrence sans merci. L’offre hostile d’achat de la BNP sur la Société Générale fut ainsi présentée comme un « projet amical ». L’accord entre Total et Elf précisait que le compromis avait été trouvé « de façon amicale ». Les grandes familles s’étripaient naguère familialement ; dans les conseils d’administration de la « corporate gouvernance », on s’entre-tue désormais “ à l’amiable ”.
L’art raffiné de l’euphémisme et de la périphrase. Les salariés deviennent des « ressources humaines » ; les licenciements, des « départs contraints » ; les bombardements, des « frappes chirurgicales » ; les massacres de civils, des « dommages collatéraux » ; un raid prédateur, « une offre non sollicitée » ; la guerre n’est même plus la guerre mais une simple « gestion de crise » ou une « logique de coercition ». Alors que se développe un apartheid social et scolaire rampant, on ne parle plus de banlieusards et de trains de banlieue, mais de “ franciliens ” et de “ transiliens ”. La lutte des classes s’estompe dans la conflictualité du travail. Le capital se dissimule derrière la valeur, le patronat derrière l’entreprise, l’impérialisme derrière l’humanitaire. La révolution devient soluble dans la « transformation sociale ». Un chat ne s’appelle plus un chat, ni Strauss-Kahn un fripon.
Le goût du risque et de l’extrême. Aventurier de la post-modernité, l’entrepreneur intrépide exerce ses cadres à l’esprit de corps dans des stages commandos. Le risque fait partie de l’univers impitoyable du marché : tous contre tous, chacun pour soi, et sauve qui peut. Il est aussi une affaire rentable, comme le dit Denis Kessler, président de la Fédération française des sociétés d’assurance : « La matière première de l’assurance, c’est-à-dire le risque, est en pleine évolution » [6]. Et même en pleine expansion juteuse pour peu que se poursuive le démantèlement de la protection sociale : vivre dangereusement, jouir sans entraves, et faire le bonheur des assureurs !
Le syndrome de la foule solitaire et la parodie de la distinction. La désintégration sociale défait les solidarités collectives. L’individualisation marchande est d’abord une pulvérisation sociale : il n’y a plus de travailleurs, de cheminots, de postiers, d’instituteurs, d’infirmières, mais des « gens » sans qualité, la foule solitaire des sondés qui ne votent plus, des consommateurs dominicaux, des télé-clients anonymes. Pour compenser cette tendance dangereusement anomique, le discours du capital maquille une hiérarchie sociale plus inégalitaire que jamais en multipliant les titres personnalisés et les distinctions de pacotille : le rapport social hiérarchique s’efface derrière la nomenclature des catégories socioprofessionnelles formellement revalorisées.
Un mot pour l’autre. Apôtre ravi de “ la mondialisation heureuse ”, Alain Minc s’est aussi fait le champion de l’équité conçue non comme le correctif et le complément de l’égalité (on pourrait considérer à ce titre l’âge de la retraite pour les cheminots roulants, les zones d’éducation prioritaire, ou la fiscalité progressive au lieu de proportionnelle, comme des mesures d’équité sur fond d’égalité) mais comme son substitut. De même, la charité tend à remplacer subrepticement les solidarités. À quand la devise libérale, « Marché, Équité, Charité », en lieu et place de la devise républicaine au fronton des mairies.
Le « capitalisme absolu » développe ainsi son système de valeurs et de normes. Il vaut toujours mieux être ouvert que fermé, flexible que rigide, rapide que lent, léger que lourd. C’est le règne de l’instantané et de l’allégé, du versatile et du volatile (comme le cours du CAC 40), du café sans caféine, du beurre sans matière grasse, "de la vie sans vie et de l’histoire sans histoire ” [7].
Tout part en fumée ? Presque tout. S’il existe un nouvel esprit de ce capitalisme, il doit bien exister aussi un nouvel esprit (frappeur) du communisme qui le suit comme son ombre.
Le spectre n’est pas soluble dans l’air du temps.
Notes
1. Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, première édition Paris, UGE, 1977, réédition Paris, Les éditions de la Passion, 1997.
2. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, Editions sociales, tome 1, pp. 209 et 356.
3. Les fameux Fonds de pension exigent pour leurs placements un « Return on Equity » (ROE) d’au moins 15 %.
4. Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, op. cit., p. 140.
5. Sur la rhétorique de la transparence, voir les théorèmes de la domination de Michel Surya, in De la Domination, Paris, Farrago, 1999.
6. Le Monde, 30 juin 1999.
7. Selon la formule d’un gréviste dans le film de Dominique Cabrera, Nadia et les Hippopotames.