« Dans ce domaine, les recherches françaises sont essentiellement menées par l’Institut national de recherche agronomique (INRA), dans le but de réduire la douleur dans les techniques d’élevage ou d’abattage, précise Thierry Auffret Van der Kemp, directeur de la LFDA. Mais la souffrance animale ne peut s’étudier sans passer par l’étude du comportement, terrain sur lequel les Anglo-Saxons ont sur nous une longueur d’avance. » De fait : Britanniques, Américains et Australiens, largement représentés durant ce colloque, ont évoqué bien d’autres espèces que veaux, vaches et cochons.
Chez l’homme comme chez l’animal, la douleur remplit une fonction d’alerte : elle signale à celui qui la ressent la présence d’une menace sur son intégrité physique, et lui permet de déclencher des mécanismes de défense ou d’adaptation. « Quand on parle de douleur, on se réfère à une sensibilité douloureuse qui n’est pas la sensibilité chimique. C’est une sensibilité qui repose sur des mécanismes nerveux, sur des bases nociceptives, et qui n’a pas la même intensité selon le degré d’évolution des espèces », rappelle le biologiste et philosophe Georges Chapouthier, chercheur émérite au CNRS. On distingue ainsi successivement la nociception (la capacité de réagir de façon réflexe à des agents extérieurs qui menacent l’intégrité de l’organisme), la douleur (lorsque à la nociception s’ajoute une émotion, un ressenti) et enfin la souffrance, lorsque à cette douleur s’ajoute la capacité d’en être conscient.
A tout seigneur, tout honneur, c’est sur les mammifères - et sur l’homme en premier lieu - que les savoirs ont d’abord progressé. « Tous les vertébrés possèdent les structures nerveuses primaires intervenant dans le traitement de l’information nociceptive, c’est-à-dire spécifiquement liées à la perception de la douleur, rappelle Franck Péron, vétérinaire et écologue à l’université de Lincoln (Grande-Bretagne). Chez les mammifères, le développement du cortex cérébral fait que des facteurs cognitifs et émotionnels vont moduler le ressenti de cette douleur. » De la douleur à la souffrance, la limite est donc vite franchie. Comment évaluer l’une et l’autre ? Chez l’homme, animal doué de langage, le ressenti peut être décrit et évalué par le sujet lui-même.
Variables physiologiques
Mais chez les autres ? Pour identifier et mesurer la douleur animale, on se base à la fois sur le suivi des variables physiologiques (concentration de certaines hormones, rythme cardiaque, température), des modifications du comportement (cris, mouvements, appétit, agressivité) et des performances zootechniques (production de lait) - à quoi s’ajoute le constat clinique d’éventuelles lésions.
Lorsqu’il s’agit d’étudier ce qu’endurent les mammifères, on dispose ainsi d’un large éventail de critères. Mais attention ! « La façon dont ceux-ci expriment la douleur varie de manière considérable d’une espèce à l’autre, ainsi qu’entre individus d’une même espèce, rappelle Franck Péron. Il est donc indispensable de bien connaître le comportement normal afin de détecter les modifications pouvant suggérer un état de souffrance. » Si une telle connaissance est requise pour évaluer la sensibilité d’animaux aussi proches de nous, on imagine la difficulté rencontrée avec des espèces plus éloignées.
Et pourtant ! Au cours de ce colloque, neurobiologistes, éthologues et vétérinaires ont fait état de plusieurs études récentes qui témoignent d’une sensibilité à la douleur chez des espèces très diverses. Le comportement des volailles handicapées par fracture du bréchet - un accident fréquent chez les poules - peut, par exemple, être modifié par l’administration d’analgésiques. Les poissons, très exploités commercialement mais peu étudiés jusqu’alors, se révèlent avoir le même appareil neurologique que les mammifères pour détecter la douleur. Les escargots, les insectes, les araignées et les vers présentent des capacités d’apprentissage certes limitées mais réelles, et nombre d’invertébrés lèvent la patte - quand ils en ont - pour éviter une surface trop chaude. Sans toutefois que l’on puisse savoir s’il s’agit chez eux d’une réaction à la douleur proprement dite ou d’un simple réflexe nociceptif.
Décapodes
Autre famille longtemps sous-estimée : les crustacés décapodes. « Lorsqu’on leur inflige des expériences désagréables, ils apprennent des stratégies d’évitement et témoignent de réponses comportementales trop complexes et prolongées pour être expliquées par le seul réflexe nociceptif », affirme Robert Elwood, biologiste à l’université Queen de Belfast (Royaume-Uni).
Ainsi les crabes des rivages : lorsqu’on leur propose un choix d’abris sombres (qu’ils affectionnent) dans un endroit fortement éclairé, ils apprennent rapidement à éviter ceux dans lesquels ils ont reçu un choc électrique lors de leurs premières visites. Ou encore les crevettes : quand on dépose sur leurs antennes un produit irritant, elles les frottent de façon prolongée, et cessent si on leur administre un anesthésique local. Sans parler des céphalopodes (pieuvres, calmars, seiches), qui se sont vu attribuer une mention spéciale : bien que seuls des réflexes nociceptifs aient pu être mis en évidence chez ces animaux, leurs capacités cognitives et mnésiques sont si élaborées qu’on les considère aujourd’hui comme des êtres sensibles. Au point qu’ils figurent, aux côtés des mammifères et des oiseaux, dans les principaux textes européens de protection de l’animal. Car ce que la science démontre, le droit l’entérine... Du moins en principe.
Au sortir d’une expertise sur la souffrance des animaux d’élevage, réalisée en 2009 à la demande du ministère français de l’agriculture, l’INRA concluait ainsi que la douleur animale ne pouvait plus être évaluée « seulement en fonction d’impératifs économiques ou sanitaires ». « La question de la douleur est désormais posée dans la société, par les consommateurs et les citoyens », observaient les experts. La problématique, ajoutaient-ils, s’est même élargie à la notion de bien-être, laquelle intègre la douleur dans un cadre plus large, « sur le modèle de la définition de la santé humaine », avec ses composantes psychologiques et sociales. D’où l’évolution du droit en faveur de la protection des animaux, fondée sur leurs capacités à ressentir de la douleur ou à éprouver des émotions.
« Le droit claudique »
Problème : si cette évolution est sensible dans les textes, elle l’est beaucoup moins dans la réalité des faits. « La science prospère, mais le droit claudique, et cela en dépit des efforts louables des institutions internationales et de nombreux pays », estime Jean-Marie Coulon, premier président honoraire de la cour d’appel de Paris, pour qui l’exemple de la France est à cet égard particulièrement révélateur. « Ce pays a introduit dans sa panoplie juridique nombre de dispositions protectrices de la condition animale, mais ne se décide toujours pas, par frilosité, à adopter une définition claire et incontestable de la sensibilité de l’animal apte à la souffrance », dit-il.
Au cœur de cette contradiction : le rôle - plus ou moins efficace - de l’éthique. A partir du milieu de XIXe siècle, la compassion a suscité des règles de droit à l’égard des animaux de compagnie et des animaux ouvriers, qui concernaient pour l’essentiel les violences leur étant faites et troublant l’ordre public. Mais la loi, à cette époque, « n’a consenti à accorder à l’animal que ce qui ne gênait pas l’homme, ses usages, ses besoins et ses profits », remarque le professeur Jean-Claude Nouët, médecin biologiste et cofondateur de la LFDA, pour qui « le relais moral à cette approche compassionnelle a été pris au milieu du XXe siècle par la réflexion éthique ».
Une réflexion qui porte désormais sur les violences « collectives » faites aux bêtes, à travers l’élevage intensif et industriel, la chasse ou l’expérimentation de laboratoire. Une réflexion, donc, autrement plus dérangeante pour l’homme, dont la vie s’appuie depuis la nuit des temps sur l’exploitation animale.
Boîte de Pandore
« Même si nous nous échinons scientifiquement à le prouver, qui doute, au fond, que les animaux connaissent peine, plaisir et douleur ? La plupart des hommes savent très bien que leur chien a mal, que leur chat préfère tel ou tel mets, que le cheval a peur dans certaines circonstances », observe Jean-Luc Guichet, professeur agrégé de philosophie à l’université de Picardie. Si le pouvoir juridique tarde tant à se mettre en accord avec les avancées scientifiques, c’est, pense-t-il, parce que la reconnaissance du respect dû à l’animal ouvrirait la boîte de Pandore qui menace nos libertés.
La sensibilité animale demeure ainsi « une vérité refoulée » que tout le monde connaît mais préfère oublier. Ce qui est d’autant plus aisé dans notre monde moderne que celui-ci a organisé « l’invisibilité et la compartimentation des tâches et des espaces. Qu’il s’agisse d’élevage, d’abattage ou d’expérimentation, tout se fait hors de la vue du consommateur, ce qui l’immunise sur sa propre sensibilité ».
« L’attention éthique à l’égard de l’animal est organisée en cercles concentriques successifs d’empathie décroissante, donnant généralement la priorité au chien et au chat, passant des mammifères aux autres vertébrés pour finir par les invertébrés, le plus généralement considérés comme aliments ou comme nuisances », ajoute Jean-Claude Nouët.
Trois groupes
D’où la conviction, partagée par la majorité des experts, qu’il ne faut pas écraser les différences entre espèces, mais au contraire les prendre en compte sur le plan juridique. « En ce qui concerne leurs droits, je classerais les animaux en trois grands groupes, résume Georges Chapouthier : d’une part les vertébrés à sang chaud (mammifères et oiseaux) et sans doute les céphalopodes ; d’autre part les vertébrés à sang froid (reptiles, batraciens et poissons) et peut-être quelques invertébrés »intelligents« tels les crustacés décapodes ; et enfin tous les autres. » Le ver de terre a du souci à se faire.
Catherine Vincent