La contestation a commencé, le 5 janvier 2008 à Redeyef, suite à l’annonce des résultats d’un concours de recrutement organisé par la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG dans la suite du texte), principal employeur de la région : le nombre de candidats admis était réduit et les critères adoptés dans le choix de ces candidats n’étaient pas objectifs : favoritisme, loyauté vis-à-vis du pouvoir et « bakchich » ont prévalu face à la compétence.
L’ensemble de la région de Gafsa a été secoué par un soulèvement social sans précédent, considéré par les observateurs comme le plus important en Tunisie durant les deux décennies de pouvoir de Ben Ali, voire depuis la « révolte du pain » de 1984.
Les causes profondes du soulèvement
Les résultats du concours de recrutement n’ont en fait constitué que la goutte qui a fait déborder le vase. La région vivait depuis longtemps dans une misère profonde.
Depuis l’époque coloniale, la région de Gafsa était entièrement dépendante de la production de phosphate. Mais la CPG a commencé à avoir des difficultés dues surtout à une mauvaise gestion. En 1986, elle a été incluse dans le programme de restructuration des entreprises publiques imposé par le FMI et la BM dans le cadre du « Programme d’ajustement structurel » (PAS). Le nombre des ouvriers de la CPG est passé de 14 000 dans les années 1980 à environ 5 300 en 2007. La société a eu recours à la mécanisation pour comprimer la main-d’œuvre ; elle a également augmenté le nombre d’heures supplémentaires pour éviter de nouveaux recrutements.
L’Etat n’avait rien prévu pour subvenir aux besoins des habitants de la région. Les investissements ont continué à s’orienter vers les régions côtières aussi bien pour des raisons économiques (la recherche de profits) que pour des raisons politiques (préservation d’une clientèle politique).
Ainsi, les villes du bassin minier se sont trouvées marginalisées et confrontées à une situation difficile. Leur richesse en phosphate continue à être pillée. La CPG a mis la main sur la plus grande partie des ressources en eau potable dans la région et l’eau polluée utilisée pour le lavage du minerai a affecté les nappes phréatiques, si bien que de nombreux habitants se sont trouvés obligés d’acheter de l’eau potable en provenance d’autres régions.
Le taux de chômage est devenu alarmant atteignant double et parfois au triple du taux national, surtout chez les diplômés de l’enseignement supérieur. Par ailleurs, les services publics, tels que l’éducation, la santé, l’habitat et le transport se sont dégradés suite à leur privatisation et à l’augmentation de leurs coûts. Les masses populaires ne peuvent plus assumer les frais de scolarité, notamment dans l’enseignement supérieur, les frais des soins et des médicaments, les frais de transport ou d’habitat. De surcroît, les prix des produits de première nécessité n’ont cessé de flamber. La région de Gafsa s’est transformée en un espace immense de pauvreté, de précarité et de marginalisation sociale.
Au même moment certaines couches sociales ont vu leur richesse augmenter : hauts cadres de la CPG, responsables régionaux, affairistes proches du pouvoir, etc. Il faut signaler que les recettes des exportations des produits phosphatiques de la CPG ont connu une croissance importante suite à l’augmentation de leur prix sur le marché mondial. Les recettes sont passées de 858 millions de dinars (471,5 millions d’euros) en 2005 à 1 261 millions de dinars en 2007. Parmi ceux qui ont profité de la situation, on peut citer le secrétaire général de l’Union régionale de l’UGTT Amara Abbassi, qui est aussi membre du Comité central du parti au pouvoir et membre du Parlement. A part le « bakchich » qu’il reçoit, en contrepartie de son rôle de « sapeur-pompier » des luttes des travailleurs, il a monté une société de sous-traitance de main-d’œuvre qui lui a permis d’amasser une fortune aux dépens des pauvres intérimaires qu’il exploite d’une manière inouïe. Abbassi jouit aussi bien du soutien des autorités régionales que de celui de la bureaucratie à la tête de l’UGTT, formée en majorité d’éléments corrompus.
Tous ces facteurs réunis ont créé une colère latente qui n’attendait que l’occasion de surgir. En effet, bien avant la publication des résultats du concours de la CPG, la région de Gafsa a connu plusieurs mouvements menés soit par des diplômés enchômagés qui se sont organisés, à l’instar de ceux de plusieurs régions de la Tunisie, en « Comité régional des diplômés enchômagés », soit par des paysans, travailleurs licenciés ou autres habitants des quartiers populaires, pour exprimer leur indignation face à l’oppression et l’injustice qu’ils endurent.
Un mouvement populaire
Ce mouvement a eu, dès son début, un caractère populaire large, ce qui l’a transformé en un soulèvement populaire proprement dit. Toutes les catégories populaires y ont adhéré : ouvriers, chômeurs, fonctionnaires, commerçants, artisans, élèves, etc. Ceux qui y participent appartiennent à différentes générations, il y a des enfants, des jeunes, des adultes, des personnes âgées. Les femmes, même celles au foyer, ont pris part à la protestation et ont souvent joué un rôle d’avant-garde. Les divisions tribales, restées présentes dans la région et continuellement instrumentalisées par le pouvoir, ont disparu dans ce mouvement pour céder la place à l’appartenance sociale, de classe. Les habitants ont compris qu’ils vivent dans la même situation de misère, qu’ils partagent le même sort : le chômage, la marginalisation, la pauvreté, la dégradation du pouvoir d’achat et, en général, la détérioration de leurs conditions de vie. Ce sentiment s’est confirmé au fil des jours à travers les discussions, les affrontements avec les forces de la police, l’entraide et la solidarité, etc.
Notre pays n’a guère connu depuis « l’indépendance » (1956) un mouvement social qui se soit prolongé dans le temps de cette manière. Les habitants n’ont rien à perdre, sinon leur misère et leurs chaînes. Toutes les portes de l’espoir leur sont fermées et ils ont ainsi perdu toute confiance dans le régime en place. Parmi les facteurs qui ont favorisé la continuité du mouvement, la réaction du pouvoir. Celui-ci n’a pu apporter de solution aux problèmes auxquels est confrontée la région, ni réussi à satisfaire les revendications directes des populations et à tenir ses promesses, même celles annoncées avec pompe sous forme de « mesures présidentielles » en faveur de certaines catégories sociales. Pis encore, le pouvoir a eu recours, dès le début, à la répression : au début du mois d’avril, puis au début du mois de mai, la répression a pris un caractère encore plus violent et plus large à Redeyef et Moularès notamment, mais elle n’a pas réussi à éteindre ni à étouffer le mouvement, au contraire, elle l’a radicalisé. Le pouvoir s’est ainsi retrouvé dans l’obligation de libérer les dirigeants et les activistes arrêtés quelques jours auparavant. Ces derniers ont été accueillis par des dizaines de milliers de gens, en leaders populaires et en héros.
Le pouvoir a joué au début sur le facteur temps en pensant qu’il pouvait atténuer le mouvement et le contraindre à l’effritement, car il craignait de faire des concessions qui stimuleraient la revendication et l’étendraient à d’autres régions du pays. Il craignait également que la répression ne confère au mouvement une dimension aussi bien nationale qu’internationale, de telle sorte qu’elle mette à nu la propagande démagogique du régime axée sur le soi-disant « miracle économique tunisien » et « les réalisations grandioses réalisées sous la direction clairvoyante du président Ben Ali ». En effet, ce qui se passe au bassin minier est un démenti cinglant de toute cette propagande.
D’autre part, un peu plus d’une année seulement sépare le régime de Ben Ali des « élections » de 2009. L’explosion du bassin minier complique la tâche du pouvoir, c’est pourquoi il s’est évertué à isoler le mouvement en profitant de la faiblesse de l’opposition politique et de la complicité de la bureaucratie syndicale. Cette dernière est allée jusqu’à sanctionner certains syndicalistes (suspension de Adnane Hajji de toute activité syndicale au sein de l’UGTT pendant cinq ans). Mais tout cela n’a pas empêché le mouvement de poursuivre son chemin, de faire échouer toute tentative de l’isoler et d’acquérir de la sympathie à travers des moyens d’information indépendants, ainsi qu’au travers des actions de solidarité organisées à l’intérieur du pays par le « comité national de soutien aux habitants du Bassin minier » et à l’extérieur par les partis et associations démocratiques aussi bien tunisiens qu’étrangers.
Des formes de lutte variées et audacieuses
Les forces de l’ordre, qui sont intervenues violemment au début du mois d’avril 2008 puis au début du mois de mai 2008, ont vite perdu du terrain face à la détermination des habitants. Les marches traversent les rues jour et nuit, les réunions ont lieu dans les espaces publics et les tracts et les bulletins politiques sont distribués en plein jour sous les regards de la police qui se contente de surveiller sans intervenir. Les habitants ont créé un rapport de force qui leur a permis de jouir de leurs droits de réunion, de manifestation, d’expression, etc. Les forces de l’ordre n’ont qu’une seule solution pour arrêter le mouvement, c’est la prise pure et simple des villes du bassin minier et le décret de l’état de siège et du couvre-feu pour empêcher toute activité [1].
Un soulèvement spontané mais…
Il est certain que ce soulèvement a été marqué par sa spontanéité. Ce caractère s’est clairement révélé au départ et a persisté au cours des premières semaines. A Redeyef, la prise de conscience s’est traduite par l’élaboration d’une liste de revendications et d’un plan d’action qui tient compte de l’état des rapports de force et surtout de l’état d’esprit des masses de telle sorte qu’elles soient elles-mêmes convaincues de ce qu’elles font et de ce qu’elles ont à faire encore. L’existence d’un noyau de militants syndicalistes et politiques de gauche a joué et joue encore un rôle déterminant dans la prise de conscience du mouvement et dans son organisation. Cela a permis de dépasser les chefs de tribus et les responsables locaux et régionaux qui sont à l’origine de ces difficultés visant à diviser le mouvement, semer le doute en son sein et discréditer ses dirigeants. « Le comité de négociation », dont les membres ont été désignés par des assemblées syndicales, ainsi que sa ceinture large composée de syndicalistes de tous les secteurs et de militants politiques démocrates et progressistes, ont montré beaucoup de maturité et de sagesse dans l’encadrement et l’orientation du mouvement. Ce que l’on a même nommé « la deuxième trêve » (la suspension des marches, des manifestations et des grèves pendant 15 jours pour créer, à la demande des autorités, un climat propice aux négociations) a tellement renforcé le mouvement en lui permettant de reprendre son souffle et de se réorganiser, que personne ne doute de la capacité de ses dirigeants à gérer les situations difficiles, déjouer les manœuvres du pouvoir et éviter de “craquer”. Il a confirmé la conviction que ces dirigeants représentent les vrais porte-parole des habitants.
Sur un autre plan, il importe de remarquer l’évolution de la conscience des masses et des éléments actifs parmi elles. La lutte éduque ceux qui y participent et développe leur conscience beaucoup plus rapidement que les discours. En effet, les masses populaires qui ont adhéré au mouvement se sont trouvées directement impliquées dans « les affaires publiques ». Elles débattent de leurs problèmes et leurs préoccupations, elles débattent également de la situation générale dans le pays, s’échangent les informations et lancent des critiques acerbes au régime de Ben Ali. Elles découvrent par la pratique son caractère despotique et dictatorial et le fait qu’il soit au service des riches et qu’il n’ait rien à voir avec leurs intérêts et leurs aspirations. Elles découvrent aussi leur propre force et par conséquent leur capacité à résister et à s’imposer. Les symboles du pouvoir dans la région, tels que le maire, la police, la garde nationale, les structures du parti au pouvoir (comité de coordination, cellules territoriales et professionnelles…), se sont effondrés face à leur volonté. En un mot, discuter politique à Redeyef n’est plus ni « interdit », ni « dangereux », ni limité à une poignée de « têtes brûlées » ! C’est plutôt devenu une pratique ordinaire, un droit que tout le monde exerce sans peur et sans attendre l’autorisation de quiconque. En fait, tout le monde critique le maire et le gouverneur et même Ben Ali, en évoquant surtout l’enrichissement extrême de ses gendres ainsi que des membres de sa famille et de ses proches en général.
A Moularès, une tente installée par les diplômés-enchômagés, a abrité un groupe de jeunes qui ont élaboré des revendications spécifiques qu’ils ont su intégrer dans une perspective politique plus large.
Malgré tous ces éléments positifs, il faut reconnaitre que ce soulèvement populaire est resté marqué par sa spontanéité et par l’absence d’une vision politique globale qui l’oriente. Le pouvoir a essayé à plusieurs reprises d’exploiter cette faille pour faire éclater le mouvement de l’intérieur. Tantôt, il a répandu des rumeurs selon lesquelles le « président Ben Ali » allait intervenir pour « résoudre tous les problèmes et satisfaire toutes les revendications » ; il fallait donc cesser le mouvement pour montrer « sa bonne foi ». Tantôt, il a propagé des mensonges aux dépens des dirigeants du mouvement dans telle ou telle autre ville pour empêcher le développement d’une solidarité entre les différents centres du mouvement et les isoler les uns des autres.
La faiblesse de l’opposition politique
L’un des premiers facteurs de faiblesse de l’opposition politique réside dans les séquelles qu’elle traîne encore des « années de plomb ». Mais au lieu de profiter de ce soulèvement pour élargir sa base sociale, en faisant siennes les revendications des masses populaires, la majorité de cette opposition n’a pas manifesté l’intérêt qu’il faut pour un mouvement aussi important. Les chefs politiques, surtout ceux des partis légaux, qui peuvent accéder plus facilement à la région ne se sont pas souvent déplacés sur place pour essayer de mobiliser les gens aux côtés du mouvement. Même leurs visites n’ont pas été suivies d’activités médiatiques et politiques qui auraient pu contribuer à la levée du siège, imposé aux populations contestataires, et donner à leur mouvement la dimension nationale dont elles avaient besoin.
La principale raison en est que ces partis, même s’ils s’opposent au despotisme et sont pour une libéralisation politique, sont souvent des adeptes de l’économie capitaliste libérale avec tout ce qu’elle implique comme privatisation et désengagement de l’État. Ils acceptent, également, la présence ou plutôt la domination du capital étranger dans le pays, sous prétexte d’encourager les investissements extérieurs, car ils les considèrent comme un facteur de développement et non de freinage, de pillage et de destruction de l’économie tunisienne et de renforcement de sa dépendance. Par conséquent, un soulèvement comme celui du bassin minier contredit le discours de tous ces partis libéraux sur les prétendus avantages de l’économie de marché. Ils se sont ainsi trouvés dans l’embarras, incapables de faire une critique profonde des choix économiques et sociaux du régime de Ben Ali. Dans le meilleur des cas, ils se bornent à une critique partielle des effets et non des causes de ces effets.
Certaines forces qui prétendent être de gauche, « progressistes », continuent à observer le mouvement de loin, soit parce qu’elles n’ont rien à lui offrir en se limitant à « l’expression de leur solidarité » comme si les évènements se déroulaient dans « un pays voisin » et non dans le nôtre, soit par esprit sectaire, considérant qu’un soutien actif au mouvement profiterait à tel ou tel parti, soit purement et simplement parce qu’elles s’opposent au soulèvement de crainte d’altérer leurs relations avec le pouvoir et la bureaucratie syndicale et aussi parce que la « révolte du bassin minier » dément clairement leur phraséologie autour du « recul du mouvement populaire » utilisée pour justifier leur défaitisme.
Quant aux islamistes, ils sont absents, ils n’arrivent pas à se remettre de la dure répression qu’ils ont subie durant ces deux dernières décennies, ils se sont limités à publier, seuls ou avec d’autres forces politiques dans le cadre du « collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés », des communiqués de solidarité avec les habitants du bassin minier. L’aile « salafiste » ne s’est pas sentie concernée par ce genre de mouvement social dont l’esprit, les revendications et les mots d’ordre sont loin d’être religieux.
Seules les véritables forces démocratiques et progressistes ont pris conscience de l’extrême importance du mouvement du bassin minier. Elles lui ont apporté et lui apportent encore un soutien concret, soit directement, avec la participation de leurs militants, soit indirectement, en informant et mobilisant les travailleurs et les jeunes des autres régions afin de dénoncer la répression sauvage qui s’abat sur les masses populaires du bassin minier et appuyer leurs revendications légitimes. Néanmoins, ces forces ont buté, il faut le reconnaitre, sur les limites de leur implantation dans la région, bien qu’elles occupent une position meilleure que celle des forces libérales, réformistes ou islamistes. Et même si cette position leur a permis d’avoir, selon les villes, une influence sur le mouvement, elles n’ont pas pu ou plutôt, elles n’ont pas eu les forces nécessaires pour l’unifier dans les différentes villes du bassin minier ou des autres régions. Cependant, avec le travail qu’elles font et le crédit qu’elles ont gagné auprès des masses populaires, elles sont capables d’accumuler de nouvelles forces et de vaincre leurs points faibles.
La trahison de la bureaucratie syndicale
C’est peut-être la première fois que la fureur populaire se dirige ainsi contre l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), et précisément l’Union Régionale et les syndicats miniers. En effet, l’indignation des gens a également touché les symboles de la corruption syndicale. Ces symboles, outre leur acceptation du résultat du concours organisé par la CPG, des relations personnelles et de la corruption, et leur exploitation directe des ouvriers au moyen de sociétés de sous-traitance, ont une responsabilité dans la dégradation de la situation dans la région. L’UGTT et les syndicats miniers n’ont pas seulement gardé le silence, ils se sont déclarés attachés aux résultats du concours en recommandant d’embaucher le plus tôt possible « les admis », défiant ainsi d’une manière claire les revendications des contestataires. Quant aux autres syndicats, ils ont fait preuve d’indifférence et c’est peut-être la région de Redeyef qui a une nouvelle fois fait l’exception la plus remarquable puisque les syndicalistes locaux, le secrétaire général de l’Union locale en tête, ont soutenu les contestataires et contribué activement à leur action.
Quant à la centrale syndicale, elle a comme d’habitude ignoré ce qui s’était passé dans la région. Elle a, en effet, feint d’envoyer « une commission d’enquête » composée de deux membres du bureau exécutif et du secrétaire général du Syndicat général de l’enseignement de base, originaire de la région. Et, comme prévu, cette commission n’a eu aucun effet sur la réalité syndicale dans la région.
Les structures syndicales qui ont soutenu dès le début le mouvement étaient des syndicats de base, des syndicats locaux ou régionaux et non pas des structures nationales. [2]
Sympathie populaire, mais…
Bien que le mouvement ait maintenant atteint son quatrième mois, le mouvement n’a pas réussi à mobiliser les autres régions ; il n’a même pas mobilisé la région de Gafsa dans sa totalité.
Il faut notamment prendre en compte le fait que le déclenchement du soulèvement du bassin minier est lié à des causes locales, c’est-à-dire les résultats du concours de recrutement organisé par la CPG et non à des causes générales touchant tout le pays, telle que la hausse du prix du pain lors de la « révolte du pain » en 1984, qui avait pris une dimension nationale.
Faute de support, qu’il soit syndical (1978), estudiantin (1984) ou politique, il est difficile que le soulèvement du bassin minier dépasse son cadre local.
L’esprit général des masses populaires diffère aujourd’hui de celui du passé. En effet, malgré la dégradation de leurs conditions sociales et en dépit de leurs plaintes et colère, elles sont démobilisées.
Ceci est la conséquence de deux décennies de répression, de peur, de frustration et de dégradation des liens de solidarité, d’autant plus que les grèves de soutien ont été légalement interdites depuis 1996 avec l’accord de la centrale syndicale.
C’est aussi à cause de l’effritement des grands centres de travailleurs à la suite de la privatisation du secteur public avec ses corollaires, la compression du nombre d’ouvriers et de salariés et la précarité de l’emploi. Sans oublier le développement d’un esprit individualiste et opportuniste, dans ce climat de « libéralisation » sauvage. Mais une telle situation est susceptible d’être renversée de fond en comble avec l’aggravation des problèmes sociaux et surtout l’absence de perspectives.
Les perspectives du mouvement
Le soulèvement des habitants du bassin minier ne s’est pas interrompu. A chaque fois que les autorités ont cru que le calme était revenu, les protestations ont repris de plus belle, avec plus d’audace et de détermination. Il est fort probable que ce mouvement dure encore longtemps puisque le pouvoir n’a manifesté jusqu’à maintenant aucune disposition pour satisfaire les revendications des habitants, du moins les plus urgentes. D’autre part, ces derniers n’ont fait apparaître aucun signe de repli. En fait, de jour en jour, ils deviennent plus unis et plus forts et font varier les formes de lutte (marches, sit-in, grèves…).
Mais, on s’attend aussi à ce que le mouvement/soulèvement reste local, car les facteurs qui ont fait obstacle à sa propagation, au moins, à toute la région de Gafsa, ne sont pas faciles à surmonter en une période de temps aussi limitée.
Finalement, nous croyons qu’il est indispensable d’accorder aujourd’hui plus d’intérêt à la solidarité dans les différentes régions du pays. C’est selon ce critère qu’on peut réviser la structure du Comité national de solidarité pour qu’il englobe toutes les forces qui peuvent adhérer à la campagne de solidarité, telles que les partis, les associations, les comités syndicaux et les personnalités.
Post-scriptum : une répression sauvage
Le soulèvement du bassin minier a duré plus de cinq mois. Le 6 juin 2008, le régime de Ben Ali l’a sauvagement réprimé. Des milliers d’agents des forces de l’ordre ont été lancés contre la ville de Redeyef, bastion de la résistance. Ils ont ouvert le feu sur la foule faisant un mort et vingt-six blessés, dont un qui a succombé quelques semaines après à ses blessures. Ils ont ensuite investi les quartiers populaires qu’ils ont pris maison par maison. La police de Ben Ali a défoncé les portes des maisons terrorisant, agressant et humiliant les habitants et a pillé leurs biens. Les commerces n’ont pas été épargnés, ils ont été à leur tour saccagés et pillés.
Les jeunes, moteur du soulèvement, ont été pris pour cible principale, ils ont été agressés et arrêtés par dizaines. Des centaines d’entre eux ont quitté leur maison pour se réfugier dans les montagnes proches de la ville.
Dans la nuit du 6 au 7 juin, l’armée a investi la ville et occupé ses principales rues et places décrétant le couvre-feu et imposant aux habitants de ne pas quitter leur demeure. Elle a bloqué l’entrée sud de la ville ainsi que tous les accès aux montagnes où se sont réfugiés des centaines d’activistes et de jeunes pour empêcher leur famille de leur fournir de la nourriture et de l’eau potable.
Les dirigeants du soulèvement, dont notamment Adnane Hajji, Bachir Abidi, Taïeb Ben Othmane et Adel Jayar, ainsi que des centaines d’activistes ont été arrêtés, sauvagement torturés et incarcérés.
Après Redeyef, les forces de l’ordre ont attaqué la ville de Metlaoui et y ont perpétré les mêmes crimes contre les habitants. Des dizaines d’activistes et de jeunes ont été arrêtés, torturés et déférés devant le tribunal de Gafsa qui leur a infligé de lourdes peines de prison ferme allant jusqu’à 6 ans.
Les dizaines de simulacres de procès qu’ont subi les activistes et les jeunes des villes du bassin minier où les droits de la défense ont été systématiquement bafoués, les peines prononcées à leur encontre basées sur des dossiers vides ou des « aveux » arrachés sous la torture et la connivence des juges avec la police politique démontrent clairement que la « justice » est totalement inféodée au régime de Ben Ali et qu’elle joue un rôle principal dans la criminalisation des luttes sociales.
Du 4 au 11 décembre 2008 le régime a organisé le procès « des 38 » activistes et dirigeants du soulèvement de Redeyef. 33 des accusés ont été condamnés à des peines de deux à plus de dix ans de prison. Sept d’entre eux, dont les trois animateurs du syndicat des instituteurs de base à Redeyef, Adnan Hajji, Taïeb Ben Ohtman et Bechir Labidi ont pris dix ans et un mois. Le responsable à Paris de la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR), Mouhiedine Cherbib, a été condamné à deux années de prison pour avoir organisé la solidarité. Lors de cette mascarade judiciaire, le tribunal a rendu son verdict sans interroger les accusés et sans permettre à la défense de plaider. Le 12 décembre la police a brutalement réprimé à Redeyef les manifestants qui protestaient contre le procès, multipliant à nouveau les arrestations. Les condamnés ont fait appel, mais leur procès en appel qui devait avoir lieu le 12 janvier 2009 a été reporté au 3 février. Un des condamnés, infecté de tuberculose en prison, est dans un état grave.