Appelons-le West, car il tient à rester anonyme et qu’il aime bien Kanye West, le rappeur. West a 17 ans, la dégaine et la vie ordinaires d’un lycéen de Seine-Saint-Denis. « Surtout pas une caricature de “caillera” comme on nous présente toujours quand on est du 9-3. » Non, West est du genre « sérieux » et « super motivé pour passer en math sup’ après le bac ». Rien à signaler donc, si ce n’est un drôle de détail chez un (bon) élève de terminale scientifique : West « ne croit pas en Darwin », comme d’autres ne croient pas en Dieu. « Les profs répètent que la théorie de Darwin est la plus sérieuse aujourd’hui, mais c’est relatif, on peut expliquer l’évolution autrement. Moi, vous me dites que l’homme descend du singe et c’est toute ma religion qui s’écroule. Ça, je peux pas l’accepter. » Selon West, ils sont plusieurs dans sa classe, cette année, à « être sur les mêmes positions ».
Exceptionnel ? Pas tant que ça. En 2004, le rapport Obin sur les signes religieux à l’école évoquait ce conflit entre science et croyance. « Le phénomène est récent, il date d’il y a quelques années, explique Annie Mamecier, doyenne du groupe SVT (sciences de la vie et de la terre) à l’inspection générale de l’Éducation nationale, mais il se renforce aujourd’hui, surtout dans les cités de banlieues, chez les élèves musulmans principalement. Mais on nous a aussi signalé des cas chez de jeunes catholiques, juifs ou témoins de Jéhovah. » Tantôt ce sont des copies du bac précisant dans la marge que l’étudiant conteste la théorie de l’évolution, tantôt des élèves qui refusent de noter les cours et se murent dans le silence. Et, face à eux, des enseignants désarmés.
Carole Diamant fut l’une des premières à en témoigner dans un beau livre inquiet et passionné, École, terrain miné (Liana Levi, 2005). Professeure de philosophie à Saint-Ouen, elle a vu ses élèves contester la théorie de l’évolution dans la foulée du 11 Septembre. « Les médias tournaient en boucle sur Ben Laden, et nos jeunes élèves avaient la sensation que la France était devenue leur ennemie. A l’époque, ils utilisaient surtout Darwin comme un instrument politique, pour dire leur révolte. Cela faisait partie de la contestation de la République. Et nous, enseignants, ne pouvions pas répondre, car nous ne sommes pas sur le terrain de la croyance. Au fond, ce genre de contestation faisait taire le prof. »
Aujourd’hui, Carole Diamant est confrontée à des élèves plus silencieux, mais plus convaincus. « L’affrontement et la révolte ont diminué. La croyance, elle, s’est généralisée. Les convictions des élèves sont passées de la sphère publique à la sphére privée. Souvent, ils estiment qu’il n’y a même plus de débat à avoir. C’est notre parole contre la leur. Et c’est ce qui m’inquiète le plus. » Même constat dans les classes de Jean-Pierre Dramisino et Françoise Esteves, professeurs de philo et de SVT dans la banlieue lyonnaise. Ce couple d’enseignants en lycée général – « un établissement trés calme, où les jeunes ont surtout envie d’apprendre » – distribue depuis cinq ans un questionnaire à leurs élèves. Chaque année, ils sont entre 30 et 50 à se déclarer créationnistes et à dire « l’incompatibilité de la théorie darwinienne avec le dogme de la création de l’homme par Dieu ». Chez ces ados dont les familles sont venues du Maghreb, d’Irak, de Turquie ou d’Afrique subsaharienne, Darwin cristallise toutes les questions, « parce que la théorie touche l’homme, que les textes religieux en parlent, et que ça les met radicalement en porte-à-faux avec leur culture familiale ».
“Comment lutter contre les savoirs ‘révélés’.
Comment expliquer aux lycéens, sans les agresser,
que la question créationniste est idéologique ?”
Pas question pour autant d’être alarmiste et d’y voir un retour de l’obscurantisme, insistent les enseignants. « Ce qu’ils expriment surtout, c’est leur détresse. Ils sont profondément déstabilisés par la confrontation des cultures. Par la parole de la science face à celle du Coran. Par ces conceptions du monde qu’ils n’arrivent pas à faire coïncider et qui se télescopent. D’autant qu’ils font confiance à l’école, qu’ils sont en forte demande face à nous. » Et Jean-Pierre Dramisino de citer le cas d’un élève, brillant, qui a préféré abandonner des études scientifiques pour ne plus étudier de biologie.
Alors, ces enseignants prennent le problème à bras-le-corps, peaufinent leurs méthodes comme ils peuvent. Invitent des scientifiques reconnus à donner des conférences et à dialoguer avec leurs classes. « Mais c’est de plus en plus difficile de trouver les bonnes réponses. Même quand les élèves bougent dans leurs positions, ils ont du mal à l’admettre et à l’accepter. » Et puis, s’interroge Jean-Pierre Dramisino, « comment lutter contre les savoirs “révélés” Comment leur expliquer, sans les agresser, que la question créationniste est idéologique ». Pour trouver des pistes de réponse, il s’est rendu en novembre 2008 au colloque organisé par l’Éducation nationale sur le théme « Enseigner l’évolution » [1]. Deux jours durant, la Cité des sciences de la Villette et le Collège de France ont fait le plein d’enseignants, de chercheurs, d’inspecteurs, tous mobilisés autour de la question : comment répondre à l’offensive créationniste ?
Le sentiment d’urgence est monté d’un cran depuis janvier 2007, quand plusieurs centaines de collèges, de lycées et d’universités françaises ont été inondés d’exemplaires de l’Atlas de la Création. Un ouvrage de huit kilos, magnifiquement édité et illustré, contestant la théorie de l’évolution « un tissu de mensonges antireligieux » pour faire de Dieu l’unique architecte du vivant. « Nous nous sommes retrouvés face à une opération de propagande, minutieusement préparée, avec des exemplaires envoyés nominalement, depuis l’Allemagne, à chaque enseignant, recteur et bibliothécaire », résume Annie Mamecier, cheville ouvrière du colloque. Son maître d’œuvre Un certain Harun Yahya, pseudonyme du prédicateur musulman turc Adnan Oktar, pour qui « les thèses de Darwin expliquent le nazisme et le terrorisme ». Difficile toutefois de décrypter ses vrais objectifs, souligne Hervé Le Guyader, professeur de biologie évolutive à Paris-VI, qui a rédigé le rapport d’analyse de l’Atlas pour le ministre de l’Education. « S’agit-il uniquement de religion Pas sûr, car cette opération est coorganisée par les intégristes musulmans turcs et les évangéliques américains, et dépasse le cadre religieux stricto sensu. » Et Hervé Le Guyader de noter que « le premier envoi a eu lieu lors des discussions sur l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Or, l’on sait bien qu’une partie des droites américaine et turque y sont précisément opposées ».
“Par rapport à la Grande-Bretagne ou aux États-Unis,
notre système éducatif, laïque et centralisé,
résiste bien aux offensives néo-créationnistes.
Mais la plus grande vigilance s’impose”
L’Atlas [2] a aussitôt été confisqué mais l’affaire a produit un électrochoc. « Nous avons pris conscience de l’existence de nouveaux types de créationnismes, jusque-là inconnus en France, analyse Jean-Baptiste de Panafieu, professeur agrégé de biologie, qui réalise un documentaire sur les relations entre science et religion dans un lycée de Seine-Saint-Denis. Certes, par rapport à la Grande-Bretagne ou aux États-Unis, notre système éducatif, laïque et centralisé, résiste bien aux offensives néo-créationnistes. Mais la plus grande vigilance s’impose car les créationnistes utilisent toute une panoplie d’outils pour propager leurs messages, dont des sites Internet très bien conçus et illustrés. Je pense aussi au livre d’un agrégé de biologie, actuel professeur de lycée, Mohammed Keskas, qui circule pas mal, et qui utilise les arguments du “dessein intelligent”. »
Alors que faire ? Rappeler, comme l’ont souligné tous les intervenants du colloque, que le dessein intelligent, sous ses dehors pseudo-scientifiques, n’est pas une théorie mais une croyance. Et enseigner l’évolution, bien sûr. Mais cela ne suffit pas. D’autant que cette théorie, rappelle Hervé Le Guyader, est particulièrement complexe. « Oserai-je dire que j’ai commencé à réellement la comprendre à trente-cinq ans ? Face à des jeune élèves qui la découvre à peine, il importe surtout de démontrer en quoi une croyance, une opinion personnelle différent radicalement de la pensée scientifique. Que ces modes de pensée ne se situent pas sur le même plan. » Autrement dit, il s’agit de faire dialoguer plus étroitement sciences naturelles et philosophie, de développer le sens critique pour vaincre les résistances et les rigidités. Car le problème, insiste Jean-Pierre Dramisino, n’est pas scientifique : « Il est émotionnel. Darwin n’est qu’un prétexte. Ce qui affleure, c’est le problème de l’intégration. Inévitablement, le prof récupère des questions qu’il a du mal à maîtriser et qui le font sortir du périmètre de la classe… » Carole Diamant renchérit : « Si l’on admet qu’il y a trente ans on enseignait tranquillement la théorie de l’évolution, c’est forcément un problème qu’on n’y arrive plus aujourd’hui. J’y vois le signe d’un vrai trouble de l’identité, qui prospère sur un sentiment de mépris, de manque de reconnaissance des cultures dont ces jeunes sont issus. Alors, comment les reconnaître Cette question est cruciale pour que l’affect ne l’emporte pas sur la raison ». Et – qui l’eût cru –, c’est aujourd’hui Darwin qui nous la pose.
Véronica Zarochowitz