1) In Memoriam
A ceux qui ont donné la vie pour l’Amazonie et pour les Peuples de la Forêt : Chico Mendes et Dorothy Stang.
Nous aimerions commencer notre intervention avec un hommage à deux figures de haute qualité humaine, qui ont donné leur vies pour la défense de l’Amazonie et des Peuples de la Forêt : Chico Mendes et Dorothy Stang. Ils sont les plus connus, la pointe visible de l’iceberg, de tant d’autres vies sacrifiées dans ce combat inégal au cours des dernières décades.
Inspirés, chacun à sa façon, par sa foi religieuse, ils se sont engagés, jusqu’aux dernières conséquences, pour la cause des opprimés et des exploités, qui est, en même temps et inséparablement, la cause de la nature, de la forêt, de la vie.
Chico Mendes (Michael Löwy)
Formé dans la culture chrétienne libératrice des communautés ecclésiales de base, le jeune seringueiro – paysan vivant de la récolte de l’arbre du caoutchouc – Francisco Alves Mendes Filho, né le 15 décembre 1944, découvre le marxisme dans les années 1960 grâce à un vétéran communiste, Euclides Fernandes Távora. En 1975-77, Chico fonde, avec son ami Wilson Pinheiro, les premiers syndicats de travailleurs ruraux de la région de l’Amazonie du Sud. C’est à cette époque qu’il va inaugurer, avec ses camarades du syndicat, une forme de lutte non violente inédite dans le monde : les empates, terme qui désigne, en portugais, un combat qui se conclue à l’égalité. Ce sont des centaines de seringueiros, avec leurs épouses et enfants, qui se donnent les mains et affrontent, sans armes, les bulldozers des grandes entreprises intéressées par la déforestation, la coupe ou l’arrachement des arbres. Parfois les travailleurs sont vaincus, mais souvent ils réussissent à arrêter, avec leurs mains nues, les tracteurs, les bulldozers et les scies électriques des destructeurs de la forêt, gagnant, parfois, le soutien des employés chargés de la déforestation.
Les ennemis des seringueiros sont les latifondistes, l’agronégoce, les entreprises exportatrices de bois ou les grands éleveurs. Un ennemi puissant, qui conte avec son bras politique, l’UDR, “Union Démocratique Ruraliste” ; son bras armé, les jagunços – tueurs à gages – et autres pistoliers mercenaires ; et d’innombrables complicités dans la police, la Justice et dans les gouvernements (local, régional et fédéral). C’est à partir de cette époque que Chico Mendes commence à recevoir les premières menaces de mort ; peu après, en 1980, son camarade de luttes, Wilson Pinheiro, sera assassiné.
Au cours de ces années, le combat des paysans et travailleurs qui vivent de l’extraction - du caoutchouc, de la châtaigne, des noix de babaçu – en défense de la forêt va converger avec celui des communautés indigènes et d’autres groupes de paysans, pour former l’Alliance des Peuples de la Forêt. Pour la première fois, seringueiros et indigènes, qui souvent s’étaient affrontés dans le passé unissent leurs forces contre l’ennemi commun. Chico Mendes a défini avec solennité les bases de cette alliance : “Plus jamais un de nos camarades ne va verser le sang de l’autre ; ensemble nous pouvons protéger la nature, qui est le lieu où nos gens ont appris à vivre, à élever leurs enfants et à développer leurs capacités, dans un esprit d’harmonie avec la nature, avec l’environnement et les êtres qui vivent ici”.
Chico Mendes était parfaitement conscient de la dimension écologique de cette lutte, qui intéressait non seulement les peuples de l’Amazonie, mais toute la population mondiale, qui dépend de la forêt tropicale - « le poumon vert de la planète ». Pragmatique, homme de terrain et d’action, organisateur et lutteur, préoccupé avec des questions pratiques et concrètes - l’alphabétisation, la formation de coopératives, la recherche d’alternatives économiques viables - il était aussi un rêveur et un utopiste, au sens noble et révolutionnaire de la parole. Il est impossible de lire sans émotion le testament socialiste et internationaliste qu’il a laissé aux générations futures, publié après sa mort dans une brochure du syndicat de sa ville natale (Xapuri), lié à la CUT (Centrale Unique des Travailleurs) brésilienne :
« Attention jeune de l’avenir : 6 septembre 2120, anniversaire du premier centenaire de la révolution socialiste mondiale, qui a unifié tous les peuples de la planète dans un seul idéal et une seule pensée d’unité socialiste, et qui a mis fin à tous les ennemis de la nouvelle société. Ici reste seulement le souvenir d’un triste passé de douleur, souffrance et mort. Excusez-moi. Je rêvais quand je décrivais ces événements que je ne verrais pas. Mais j’ai le plaisir d’avoir rêvé ».
Il obtient, à cette époque, deux victoires importantes : la création des premières réserves “extractivistes” – section de la forêt destinée uniquement à l’extraction, c’est-à-dire la collecte – dans l’Etat amazonien de l’Acre, et l’expropriation de la plantation de caoutchouc Cachoeira, du latifondiste Darly Alves da Silva, à Xapuri. Pour l’oligarchie rurale, qui a, depuis des siècles, l’habitude d’“éliminer” - en toute impunité - ceux qui osent organiser les travailleurs pour lutter contre le latifundium, il est un « cabra marcado para morrer », “un gars destiné à la mort”. Peu après, en décembre 1988, Mendes est assassiné, devant sa maison, par des tueurs à gages au service du latifondiste Alves da Silva.
Par son croisement entre écologie et socialisme, réforme agraire et défense de l’Amazonie, luttes paysannes et luttes indigènes, la survivance d’humbles populations locales et la protection d’un patrimoine de l’humanité - la dernière grande forêt tropicale non encore détruite par le “progrès” capitaliste - le combat de Chico Mendes est un mouvement exemplaire, qui continue à inspirer de nouvelles luttes, au Brésil et ailleurs.
Dorothy Stang (Frei Betto)
Le 12 février 2005 la sœur Dorothy Stang, 73 ans, missionnaire de la Congrégation de Notre Dame, a été assassinée par six balles tirées à courte distance, à Anapu, Etat du Para. Je l’ai connue vers les années 70, quand j’ai prêché dans une retraite spirituelle à l’Etat du Maranhão, où elle avait participé.
L’intervention de Dorothy dans les conflits fonciers en Amazonie a commencé en 1982, quand l’évêque Dom Erwin Krautler (lui aussi menacé de mort), de la paroisse du Xingu (affluent de l’Amazone), lui a proposé de travailler dans la petite localité de Anapu, coupée par l’autoroute Transamazonienne, dans laquelle l’échec des projets mirobolants de la dictature militaire a laissé une trainée de misères et de conflits. « Elle voulait dédier sa vie aux familles isolées qui vivent dans la misère. Je lui ai donc proposé la Transamazonienne Est, le morceau entre Altamira et Maraba. C’est donc vers là bas qu’elle est partie », a témoigné l’evêque. Avec une surface de 11.895 km2 et quelque huit mille habitants, Anapu est un lieu qui se distingue par des conflits résultant de disputes pour la terre.
A partir des années 80 va s’intensifier, dans cette région, la déforestation, surtout dans une région connue comme la Terre du Millieu, aggravant les conflits entre grileiros – grands propriétaires terriens sans titres légaux ou avec des faux titres – entreprises d’exportation du bois, petits propriétaires et paysans. Inspirée par Chico Mendes, Dorothy s’est engagée dans la création de réserves « extractivistes ». « Les habitants qui vivaient dans cette région étaient toujours expulsés parce qu’arrivait quelqu’un qui se disait propriétaire de cette terre », raconte
Toinha (Antônia Melo), du Groupe de Travail Amazonien de Grupo de Trabalho Amazônico Altamira (Etat du Para), amie de la religieuse assassinée. Dorothy luttait pour des projets de développement soutenable et pour le droit des petits producteurs à l’accès à la terre. En juin 2004, à Brasilia, Dorothy a déposé devant la Commission Parlementraire Mixte d’Enquête sur la Violence dans les Campagnes, quand elle a dénoncé l’impunité comme facteur d’aggravation des conflits.
Toninha considérait Dorothy comme « une femme engagée pour la justice, pour les causes sociales, pour l’environnement et le développement soutenable ».
Dorothy est née le 7 juin 1931, à Dayton (Ohio), aux USA. Elle est venue au Brésil en 1966. A Coroatá (Etat du Matto Grosso), telle a travaillé avec les Communautés ecclésiales de Base, composées de petits agriculteurs. A cause de l’expansion du latifundium, beaucoup de familles ont dû abandonner leurs terres et migrer vers l’Etat du Para, plus au nord. Dorothy les a accompagnées.
Son soutien aux occupations de terre fondées sur l’agriculture familiale, tournées vers des activités de collecte (« extractivistes ») respectueuses de l’environnement, a suscité l’ire des grileiros et latifondistes de la région. Quand une zone de Anapu a été destinée au projet connu comme Pôle de Dévéloppement Soutenable, les grileiros l’ont envahie et ont menacé les familles, les obligeant à partir.
Le procureur de l’Etat du Para, Lauro Freitas Júnior, a déclaré qu’il n’avait pas de doutes que le propriétaire foncier Vitalmiro Bastos de Moura, dit « Bida », et l’éleveur de bétail Regivaldo Pereira Galvão, connu comme « le Dégénéré » se sont associés pour financer l’assassinat de la missionnaire Dorothy Stang. “ Il faut aller au-delà de la mort. Le responsable n’est pas seulement le donneur d’ordre, mais de toute une structure, dans l’Etat du Para et dans le Brésil tout entier » a dit l’évêque don Tomás Balduíno, président de la Commission Pastorale de la Terre (CPT). Les deux principales causes de crimes dans les régions rurales du pays, comme l’assassinat de la sœur Dorothy Stang, sont la traditionnelle impunité des latinfondistes et l’absence de réforme agraire - une des grandes dettes sociales du gouvernement Lula.
En mai 2008, le propriétaire foncier Vitalmiro Moura, dit “Bida”, conduit une deuxième fois devant un jury, a été absous. La sentence n’est pas définitive, elle permet des recours. Lors du premier jugement, il avait été condamné à 30 années de prison. Le tueur à gages Rayfran das Neves Sales a avoué son crime et fut condamné à 28 années de prison. Il se confirme, encore une fois, une caractéristique perverse du système judiciaire brésilien : dans ce pays, qui n’est pas pauvre jouit d’une pleine immunité et impunité.
Rayfran das Neves a modifié sa déposition 14 fois ! Le retard dans le procès des responsables a été fondamental dans la construction de l’impunité. Le résultat du jury montre l’importance de transférer au niveau fédéral les cas emblématiques de violation des droits humains, comme le veut le Secrètariat spécial aux Droits humains de la Présidence de la République. Ainsi, il serait possible d’éviter que les autorités judiciaires et le jury soient vulnérables aux pressions locales. La Cour Suprême de Justice a refusé la demande de “fédéralisation” du cas Dorothy Stang.
L’éleveur Regivaldo Pereira Galvão, dit “Le Dégénéré”, après un an et trois mois de prison, a bénéficié d’un habeas corpus concédé par le Suprême Tribunal Féderal et a tenté de s’enfuir. Heureusement, il a été arrêté le 29 décembre 2008, quand il essayait de s’approprier illégalement de terres dans la région de Anapu.
Selon la Commission Pastorale de la Terre, 819 personnes, entre 1971 et 2007, sont mortes en conséquence de conflits agraires dans l’Etat du Pará. De ces crimes, seulement 92 ont eu droit à un procès. Et de ces procès 22 ont eu lieu devant un Jury : seulement six mandantes – ordonnateurs du crime - ont été condamnés. Aucun n’est en prison.
2) La crise écologique actuelle, crise de civilisation
La catastrophe qui se rapproche : le réchauffement global (Michael Löwy)
La crise écologique planétaire, qui est une crise de civilisation, trouve dans le phénomène du réchauffement global son expression la plus menaçante. Résultant de l’accumulation de gaz à effets de serre - notamment le gaz carbonique – émis par les combustibles fossiles, tels que le pétrole et le charbon, dans l’atmosphère, le processus de changement climatique est un défi sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Qu’arrivera-t-il si la température de la planète monte au délà de 2°C ? Les risques sont connus, grâce aux travaux du GIEC, Groupe Intergouvernamental d’Etude du Climat : montée du niveau des mers, avec risque d’inondation des villes maritimes, depuis Dacca au Bangladesh, jusqu’à Belem au Brésil, en passant par New York, Londres, Amsterdam, Venise. Désertification de terres à une échelle gigantesque : le désert du Sahara pourrait arriver jusqu’à Rome. Manque dramatique d’eau potable. Catastrophes « naturelles » - ouragans, inondations - en série. On pourrait continuer avec la liste. A partir de quelle température - 4, 5 ou 6 degrés – la Terre ne sera plus habitable par notre espèce ? Malheureusement, nous ne disposons pas, pour le moment, d’une planète de rechange dans l’univers connu des astronomes…Il existe un projet secret au Pentagone : au cas où notre planète deviendrait invivable, une navette spatiale transporterait des représentants de l’élite – banquiers, politiciens, militaires, scientifiques - jusqu’à la planète Mars. Nous ne sommes pas invités à ce voyage…
Ce qui est hautement inquiétant ce que ce processus de changement climatique se développe beaucoup plus rapidement que prévu. L’accumulation de gaz carbonique, l’élévation de la température, la fonte des glaces polaires et des « neiges éternelles » des montagnes, les sécheresses, les inondations : tout se précipite, et les bilans des scientifiques, à peine l’encre des documents séchée, se révèlent trop optimistes. On ne parle plus de ce qui arrivera à la fin du siècle, mas de ce qui nous attend dans les vingt-trente prochaines années.
Qui est responsable de cette crise, du catastrophique processus de réchauffement global, de cette menace planétaire sans précédent ? C’est l’être humain, nous répondent les scientifiques : il ne s’agit pas d’une évolution “normale” du climat, mais le produit de l’activité humaine. La réponse est juste, mais un peu courte : les êtres humains vivent sur Terre depuis des millénaires, mais la concentration du gaz carbonique n’est devenue un danger que dans les dernières décennies. En vérité, la responsabilité du processus incombe au système capitaliste mondial, un système intrinsèquement insoutenable.
Les racines de la crise
Une civilisation - celle du capitalisme occidental - fondée sur le consumérisme, le fétichisme de la marchandise, l’accumulation illimitée du profit et l’ostentation de la richesse par les élites (Frei Betto).
En donnant la priorité à l’accumulation du capital en détriment des droits humains et de l’équilibre écologique, le capitalisme a instauré, à l’échelle de la planète, une brutale inégalité sociale, tout en impulsant la dévastation de l’environnement. Aujourd’hui, 80% de la production industrielle du monde est absorbée par seulement 20% de la population, qui vit dans les pays riches de l’hémisphère nord. Les USA, où vit seulement 5% de la population mondiale, consomment 30% des ressources de la planète !
Le modèle de consommation de la société capitaliste est insoutenable et a un rôle décisif dans le processus de changement climatique. Une bonne partie de cette consommation est réservée aux pratiques ostentatoires d’une petite oligarchie. Selon le Programme des Nations Unies pour le Dévéloppement, la somme de la rente des 500 personnes les plus riches du monde dépasse celle des 416 millions les plus pauvres. Un milliardaire gagne plus qu’un million de personnes !
Les murs des camps de concentration de la rente sont trop hauts pour permettre l’entrée de la foule des exclus. Mais ils sont trop fragiles pour empêcher le risque d’implosion. Il faut chercher une alternative à l’actuel modèle de civilisation. Et cette alternative passe, nécessairement, par un changement de valeurs, et pas seulement de mécanismes économiques.
Si le monde tourne autour de l’économie et l’économie tourne autour du marché, cela signifie que ce dernier, devenu une idole, plane au-dessus des droits des personnes et des ressources de la Terre. Il se présente comme un bien absolu. Il décide de la vie et de la mort de la nature et de l’humanité. Ainsi, les fins - la défense de la vie sur la planète, la promotion du bonheur humain – sont subordonnés à l’accumulation privée des richesses. Peu importe que l’opulence d’une poignée signifie la misère de la plupart. Le paradigme du marché ce sont les chiffres des comptes bancaires et non la dignité des personnes.
Le principe suprême de la citoyenneté mondiale est le droit de tous à la vie, et, comme le proclamait Jésus, “la vie en plénitude” (Jean 10, 10). Comment rendre cet objectif viable ? L’alternative désirable doit éviter les deux extrêmes qui ont penalisé une bonne partie de l’humanité au cours du 20e siècle : le libre marché et la planification bureaucratique centralisée. Ni l’un ni l’autre ne soumettent pas l’économie aux droits du citoyen. Le marché concentre la richesse dans les mains d’une petite minorité. La planification bureaucratique, prétendument au nom du peuple, en fait l’exclut des prises de décision. Le marché aggrave l’état d’injustice. La planification bureaucratique restreint l’exercice de la liberté. Les deux sont incompatibles avec l’environnement naturel et conduisent au dramatique processus actuel de réchauffement global.
Pour rompre avec ces impasses, il faut que la logique économique abandonne le paradigme de l’accumulation privée, pour récupérer celui du bien commun et du respect pour la nature, de forme que la citoyenneté gagne le dessus sur le consumisme et les droits sociaux de la majorité sur les privilèges ostentatoires d’une minorité. C’est le combat du Forum Social Mondial, une lumière au bout du tunnel, qui incarne l’espoir de tous ceux pour lesquels “le monde n’est pas une marchandise”.
Repenser le socialisme suppose qu’on ne l’identifie pas avec le régime renversé par la chute du Mur de Berlin, ainsi comme l’histoire de l’Eglise ne se résume pas à l’Inquisition. Si nous sommes chrétiens, c’est parce que l’Evangile de Jésus contient certaines valeurs, comme la nature sacrée de toute personne, qui permettent un jugement qui condamne tout ce qui a représenté l’Inquisition.
Une proposition alternative de société doit partir des pratiques concrètes, dans lesquelles s’associent l’économie politique et l’écologie. Une des raisons de la brutale inégalité sociale du Brésil - 75,4% de la richesse nationale aux mains de seulement 10% de la population, selon les données officielles de mai 2008 - c’est la schizophrénie néo-libérale qui a divorcé l’économie de la politique, et la politique du social et de l’écologique. Le caractère émancipatoire du programme “Faim Zéro”, proposé en 2003, a été remplacé par une mesure compensatoire, la Bourse Famille, à partir de 2004. Par conséquent, les familles qui, dans un délai de deux ans, devaient sortir de la misère pour être capables de produire leur propre rente sont devenues dépendantes de l’Etat ; elles peuvent faire l’acquisition de nourriture, médecines, appareils électrodomestiques...mais pas l’essentiel : de la terre pour cultiver.
La consolidation de la démocratie et la défense des écosystèmes de notre pays et du monde dépendent, maintenant, de la capacité à affronter cette question décisive : éliminer les inégalités sociales.
Les « solutions du marché » : la Bourse de droits d’émission. (Michael Löwy)
Comment l’oligarchie dominante affronte les problèmes écologiques et notamment la question du réchauffement global ? Sous l’administration Bush, la réponse des USA, le plus grand pollueur et émetteur de gaz à effets de serre de la planète, a été de se croiser les bras : « business as usual », aucune mesure de réduction obligatoire, puisque le « american way of life n’est pas négotiable ».(Bush dixit). Reste à voir si la nouvelle administration, avec Barack Obama, changera effectivement de politique : c’est loin d’être évident...
Le discours consensuel des porte-paroles du système c’est le “développement soutenable”, un terme utilisé par le FMI, la Banque Mondiale et les gouvernements du G-8. Malheureusement, c’est une formule sans contenu, ce que les scolastiques du Moyen-Age appelaient un flatus vocis, un verbiage vide ; il s’agit en fait d’une simple concession terminologique à une opinion publique de plus en plus inquiète avec la question écologique.
Les secteurs écologiquement les plus avancés du capital international, l’élite dominante européenne et japonaise, sont arrivés à un accord pour faire face au danger de l’effet de serre : l’ainsi nommé Protocole de Kyoto - que les États-Unis ont refusé de signer. Son dispositif central, le « Marché des Droits d’Emission » s’est révélé parfaitement inefficace : l’ Europe, le groupe de pays le plus engagé, n’a réussi, pendant dix années, à réduire les émissions que de 2% ; on voit mal comment elle pourra atteindre en 2012 l’objectif déclaré de 5% – un objectif si modeste qu’il n’aurait pratiquement aucune incidence sur l’effet de serre. Cet échec n’est pas un hasard : les quotas d’émission distribués par les « responsables » étaient tellement généreux, que tous les pays ont fini l’année 2006 avec des grands excédents de « droits d’émission ». Résultat : le prix de la tonne de CO2 s’est effondré de 20 euros en 2006 à moins d’un euro en 2007… Transformer le droit de polluer en une marchandise qui s’achète dans la bourse des valeurs : voici la mesure la plus avancée que l’élite capitaliste a été capable de proposer.
On peut ajouter à cela un vaste éventail de pseudosolutions « techniques ». Certains relèvent de la « géo-ingénierie » la plus délirante : semer les océans avec des fertilisants, pour favoriser l’essor du plancton ; diffuser dans la stratosphère des myriades de fragments de miroirs, pour réfléchir la chaleur solaire. Et ainsi de suite, l’imagination technocratique est assez fertile. Une autre voie, plus classique, c’est de proposer l’énergie nucléaire, qui est censée ne pas produire pas des émissions, comme alternative. Sauf que, pour remplacer l’ensemble des énérgies fossiles, il faudrait construire des centaines de centrales nucléaires, avec un nombre inévitable d’accidents – un, deux, trois, plusieurs Tchernobyl ? - et une masse astronomique de déchets radioactifs - certains avec une durée de milliers d’années - dont personne ne sait que faire. Sans parler du risque majeur de prolifération militaire des armes atomiques.
Les prétendues solutions techniques : l’exemple de l’éthanol. (Frei Betto)
Selon l’argument officiel – partagé par les gouvernements du Brésil, des USA et de l’Union européenne - les « biocombustibles » seraient une réponse au problème du réchauffement global, en remplaçant la gazoline – un des grands responsables des émissions de gas à effet de serre – par de l’éthanol produit à partir de céréales (mais) ou de canne à sucre. En vérité, considérant les émissions de gaz qui résultent de la production - fertilisants, machines agricoles, usines - et transport des biocombustibles, la différence avec le pétrole n’est pas tellement significative. Il s’agit donc d’une fausse solution - une tentative, assez vaine, de sauver un système de transport irrationnel fondé sur la voiture et le camion – avec des dramatiques conséquences sociales.
Le préfixe grec bio signifie “vie” ; necro, “mort”. Le combustible d’origine végétale apporte-t-il de la vie ? A mon époque d’école primaire, l’histoire du Brésil était divisée en cycles : bois-brésil, or, canne à sucre, café, etc. Cette classification n’est pas du tout absurde. En ce moment, il paraît que nous sommes en plein cycle des agrocombustibles, faussement désignés comme biocombustibles.
Ce nouveau cycle provoque une élévation accélérée du prix de la nourriture. Les prix agricoles sont au dessus de la moyenne des dernières dix années. Les grains coûtent de 20% à 50% plus cher.
Nous allons nourrir les voitures et affamer les personnes. Il y a 800 millions de voitures dans le monde. Le même nombre de personnes survit en sous-nutrition chronique. Ce qui est inquiétant, c’est qu’aucun des gouvernements enthousiastes avec les agrocombustibles ne questionne le modèle de société qui donne la priorité au transport individuel - un des grands responsables pour les émissions qui produisent le changement climatique - comme si les profits de l’industrie automobile étaient intouchables.
Les prix des aliments montent en rythme accéléré en Europe, Chine, Inde, USA, Amérique latine. L’éthanol made in USA, produit à partir du maïs, a fait grimper le prix de ce grain. Suivant les dictats du marché, les producteurs de biens agricoles abandonnent leurs produits traditionnels pour le nouvel “or” agricole : le maïs aux USA, la canne à sucre au Brésil. Cela a un impact aussi sur les prix des autres grains et de toute la chaîne alimentaire.
La dénutrition menace, aujourd’hui, la vie de 52,4 millions de latino-Américains et Caribéens, 10% de la population du continent. Avec l’expansion des aires de production dévolues à l’éthanol, on court le risque de le voir se transformer, de fait, en necrocombustible – prédateur de vies humaines.
Au Brésil, l’expansion des champs de canne à sucre pousse la production de soja vers l’Amazonie, aggravant ainsi la déforestation d’une région qui a déjà perdu une partie importante de sa couverture naturelle. Entre 1990 et 2006 l’aire de la culture du soja a connu une expansion de 18% à l’an. Celle de l’élevage a eu une croissance de 11% à l’an.
Les satellites de l’Inpe (Instituto Nacional de Pesquisas Espaciais) brésilien ont détécté, entre août et décembre 2007, la destruction de 3.235 km2 de forêt. Il est important de souligner que les satellites ne calculent pas les brûlis, mais seulement la coupe du bois. Ils ne rendent compte, par conséquent, que de 40% de l’aire dévastée ; le gouvernement lui-même estime que 7.000 km2 de forêt ont été détruits. Du total des émissions de gaz carbonique du Brésil, 70% résultent des brûlis en Amazonie.
D’ici 2030, le Brésil risque de perdre 21% de sa forêt, selon les données de l’Université Féderale de Minas Gerais et de l’Institut de Recherches environnementales de l’Amazonie. Si ce rythme de déforestation continue, vont disparaître de la carte 670 mil km2 de forêt, l’équivalent de 22 Belgique ! Il y aura une perte inestimable de la biodiversité et une aggravation du réchauffement global, avec des conséquences dramatiques pour toute l’humanité.
La production de canne au Brésil est historiquement connue par la surexploitation du travail, l’appropriation illégale des ressources publiques, et la destruction de l’environnement. Le gouvernement brésilien, plutôt que de transformer le pays dans un immense champ de canne à sucre, et rêver avec l’énergie nucléaire, devrait donner la priorité aux sources d’énergie alternatives, abondantes au Brésil, comme l’hydraulique, la solaire et l’éolienne. Et s’occuper de donner à manger aux affamés plutôt que de subventionner les usineiros, les propriétaires d’usines à sucre (qualifiés par Lula de “nouveaux héros”).
3) Une alternative radicale : l’écosocialisme
Qu’est-ce que l’écosocialisme ?
La dramatique crise écologique exige des alternatives radicales, au delà du capitalisme. C’est précisément l’ambition de l’écosocialisme. Il s’agit d’un courant de pensée et d’action qui se réclame en même temps de la défense écologique de l’environnement et de la lutte pour une société socialiste, inspirée des valeurs de liberté, égalité et solidarité.
En rupture avec l’idéologie productiviste du progrès - dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique - et en opposition à l’expansion illimitée d’un mode de production et de consommation insoutenable et incompatible avec la protection de la nature, ce courant représente une tentative originelle d’articuler les idées fondamentales du socialisme - marxiste et/ou libertaire - avec les avancées de la critique écologique.
La rationalité étroite du marché capitaliste, avec son calcul immédiatiste des pertes et des profits, est intrinsèquement contradictoire avec une rationalité écologique, qui prend en compte la temporalité longue des cycles naturels. Il ne s’agit pas d’opposer les « méchants » capitalistes écocides aux « bons » capitalistes verts : c’est le système lui-même, fondé sur l’impitoyable compétition, les exigences de rentabilité, et la course d’après le profit rapide, qui est destructeur de l’environnement.
Le socialisme n’implique pas seulement le changement des rapports de production : la structure elle-même des forces productives est contaminée par la logique du capital. Marx insistait, en partant de l’expérience de la Commune de Paris, que les travailleurs ne pouvaient pas prendre possession de l’appareil d’Etat (bourgeois) existant et le mettre à leur service : ils doivent le briser et construire une autre forme, radicalement démocratique, du pouvoir politique. Le même vaut, mutatis mutandis, pour l’appareil productif : il s’agit de le transformer radicalement et créer d’autres méthodes de production, qui respectent la santé des travailleurs et l’équilibre écologique.
Par exemple : les sources d’énergie du système productif capitaliste sont nuisibles et dangereuses ; ce qui est dangereux pour l’environnement l’est aussi pour l’humanité. C’est le cas, bien entendu, des énergies fossiles, charbon et pétrole, responsable pour le changement climatique, mais aussi, comme nous l’avons vu plus haut, de cette fausse alternative qui est l’énergie nucléaire.
La transformation révolutionnaire des forces productives passe par la question des nouvelles sources d’énergie, renouvelables et compatibles avec la sauvegarde des équilibres écologiques, telles que le vent, l’eau et surtout, l’énergie solaire.
Un autre défi, c’est de changer le modèle de consommation existant dans le capitalisme et, en particulier, dans les pays industrialisés, qui est totalement insoutenable. Si l’ensemble de l’humanité vivait selon le modèle du consumérisme nord-américain, il serait nécessaire cinq planètes pour assurer la production... Le type de consommation des sociétés capitalistes est fondé sur l’accumulation obsessive de biens, l’acquisition compulsoire de pseudonouveautés imposées par la “mode” et sur le fétichisme de la marchandise ; il favorise la consommation ostentatoire des élites, tandis que la masse des pauvres, surtout dans les pays du Sud, n’a pas accès au minimum indispensable. Une nouvelle société décidera d’orienter la production vers la satisfaction des vrais besoins – démocratiquement définis par la population elle-même – à commencer par celles qu’on peut désigner comme “bibliques” – l’eau, la nourriture, les habits, un toit – mais incluant aussi les services fondamentaux : santé, éducation, transport, culture. Comment distinguer les besoins authentiques des artificiels ? Ces derniers sont fabriqués par la manipulation mentale, par l’idéologie dominante, et, en particulier, par la publicité. Avec la disparition de la publicité les besoins artificiels - p.ex. Coca Cola, Pepsi Cola ! - perdront, peu à peu, leur pouvoir, permettant ainsi l’essor progressive d’un modèle de consommation soutenable.
Du point de vue écosocialiste, une réorganisation de l’ensemble du mode de production et de consommation est nécessaire, fondée sur des critères extérieurs au marché capitaliste : les besoins réels de la population et la défense de l’environnement. Cela signifie une économie de transition au socialisme, dans laquelle la population elle-même - et pas les “lois du marché” ou un Bureau politique autoritaire – décide démocratiquement, des priorités et des investissements.
Cette transition conduirait non seulement à un nouveau mode de production et à une société plus égalitaire, plus solidaire et plus démocratique, mais aussi à un mode de vie alternatif, une nouvelle civilisation, écosocialiste, fondée sur d’autres valeurs, au délà du royaume de l’argent, des habitudes de consommation artificiellement produites par la publicité, et de la production à l’infini de marchandises inutiles.
Ecosocialisme et spiritualité : nouvelles valeurs pour une nouvelle civilisation. (Frei Betto)
Trouver des alternatives c’est un travail collectif. Elles ne surgissent pas de la tête d’intellectuels illuminés ou de gurus idéologiques Les alternatives au néo-libéralisme et la construction de l’écosocialisme se constituent dans la pratique sociale, à travers les luttes populaires, celle des mouvements syndicaux, paysans, indigènes, écologiques, des communautés de base, des communautés noires.
Sans utopies, sans l’espoir d’un monde différent, nouveau et meilleur, il n’y a pas de mobilisation. L’espoir et l’utopie favorisent l’essor de nouveaux projets politiques et culturels, inspirés par des valeurs éthiques, par le sens de la justice, par des pratiques de solidarité et partage, et par le respect de la nature. Il s’agit d’un défi spirituel, dans le sens de ce que proposait le grand géographe brésilien Milton Santos, quand il expliquait que nous devons donner la priorité aux “biens infinis” et non aux “biens finis”.
Ce projet d’une société écosocialiste, alternative au néo-libéralisme, doit être capable d’intégrer l’expérience des mouvements sociaux et écologiques, ainsi que de la Révolution cubaine, du soulèvement zapatiste au Chiapas, des campements du MST (Mouvement des Paysans Sans-Terre du Brésil)...Nous devons inclure en notre utopie, notre projet et notre programme les paradigmes qui émergent maintenant, comme l’écologie, l’indigénisme, l’éthique communautaire, la formation de subjectivités solidaires, le féminisme, la holistique, la spiritualité.
Ce rêve, cette utopie, cet espoir que nous appelons écosocialisme, n’est sinon la continuation des espoirs de ceux qui ont lutté pour la défense de la vie, de ceux qui, comme Chico Mendes et Dorothy Stang, deux lutteurs chrétiens, ont donné leur vie pour la cause des pauvres, des exploités, des indigènes, des travailleurs de la terre et des peuples de la forêt.
Frei Betto et Michael Löwy