Nous avons hésité avant de répondre à cet essai, Les féministes blanches et l’empire [1], par souci de ne pas relancer une polémique qui a divisé la gauche radicale depuis plusieurs années. Mais après réflexion, il nous a semblé impossible d’ignorer ce pamphlet qui accumule les contrevérités historiques et les calomnies. Nous pensions avoir apporté dans notre livre collectif Cahiers du féminisme, dans le tourbillon du féminisme et de la lutte des classes [2] des données suffisantes pour la clarification des enjeux de nos luttes et de nos choix en tant que féministes « luttes de classe » dans les quarante dernières années. Ce n’est pas le cas, du moins, pour les auteur.es de ce livre.
Cet essai correspond en effet à un véritable jeu de massacre : aucun courant du féminisme, excepté celui qui s’identifie directement à celui des Indigènes de la république ne trouve grâce aux yeux de F. Boggio Ewanjé-Epée et de S. Magliani-Belkacem [3]. On y retrouve d’ailleurs toutes les thématiques propres à ce courant : une lecture de l’histoire sociale et politique focalisée exclusivement sur le rapport colonial ou postcolonial ; le refus de prendre en compte la menace que représente pour l’émancipation des opprimé.es la montée conjointe du néolibéralisme économique, du néo-conservatisme et des fondamentalismes religieux dans le monde ; la subordination totale d’une perspective féministe à la lutte contre l’impérialisme et le post-colonialisme.
Les auteur.es se proposent de mettre en évidence les supposés « points aveugles » du féminisme « blanc » [4] ou « hégémonique » concernant le racisme et la question coloniale ; il s’agit pour eux non pas d’analyser « l’instrumentalisation du féminisme » ou du mouvement LGBTI par l’impérialisme « à des fins racistes » mais bien de comprendre « les convergences d’intérêts », voire la « collusion » [5] pure et simple entre l’impérialisme et l’orientation majoritaire au sein de ces différents mouvements. Ils prétendent nous révéler les racines profondes de ce « ralliement ».
C’est pourquoi ils nous invitent à remonter le temps en 100 pages en partant des « suffragettes » du début du XXe siècle pour déboucher sur le mouvement féministe des années 1970 et ses prolongements. Ce dernier, même s’il a mené des luttes internationalistes, aurait été incapable de prendre en compte la situation des femmes les plus opprimées, celles des femmes immigrées et de leurs filles. Nous n’aurions pas compris l’importance du rapport postcolonial et de la lutte antiraciste, en raison d’un lourd passif qui pèserait sur notre inconscient collectif.
Ils nous précisent enfin qu’ils n’ont pas l’ambition de faire « une histoire » du mouvement féministe mais de faire un « autre récit » des choix stratégiques auxquels se sont trouvé confrontées les féministes depuis plus d’un siècle, comme si cela pouvait les dédouaner des nombreuses « erreurs », anachronismes ou calomnies qui jalonnent leur « récit ».
Le rapport à l’histoire
Il n’est pas dans notre intention de censurer quiconque n’est pas historien.ne et se propose de faire des retours sur l’histoire, ayant nous-mêmes fait de nombreux détours par cette discipline pour comprendre notre propre présent dans les années 1970 [6]. Mais encore faut-il le faire avec le souci de restituer avec la plus grande précision et le maximum de rigueur le contexte des controverses, la réalité des forces en question etc. Or ce n’est pas du tout la méthode choisie.
Les auteur.es prétendent ainsi mettre en regard trois périodes historiques différentes : le tournant du XXe siècle, les années cinquante en Algérie et les années 2000. Leur point commun ? Le colonialisme et l’impérialisme auraient de la même manière utilisé la rhétorique féministe pour légitimer leurs conquêtes, les féministes faisant directement le jeu des forces coloniales et impérialistes, couvrant même leurs exactions.
A les lire, Hubertine Auclert (1848-1914) illustrerait à merveille cette complicité entre les « suffragettes » [7] et les colonisateurs. Pour preuve, son livre sur Les femmes arabes en Algérie [8] publié en 1900 après son retour de ce pays où elle vécut quatre ans avec son mari nommé là-bas juge de paix [9] entre 1888 et 1892. Il n’est pas question de nier que toute une partie des femmes de la Belle Époque, parmi lesquelles des féministes, a emboîté le pas des colonisateurs pour se faire les porte-paroles de la « civilisation », de même qu’une forte proportion de féministes a décidé de suspendre son combat féministe pour rejoindre l’Union sacrée pendant la première guerre mondiale. Mais c’est un des courants. D’autres, minoritaires, ont pris leurs distances avec le système colonial ou sont devenues des activistes pacifistes, différenciations qui se sont produites également au sein même du mouvement ouvrier international [10].
Comme l’écrivent Pascale Barthélémy, Anne Hugon et Christelle Taraud, dans un article tout en nuances, sur les trajectoires des européennes confrontées à l’entreprise de colonisation, surtout à partir de 1910 et après la première guerre mondiale, certaines « de plus en plus nombreuses […] deviennent des agents efficaces de la « mission civilisatriceˮ » tandis que « D’autres européennes se montrent au contraire critiques […]. Figure emblématique du féminisme Hubertine Auclert propose en 1900 […] une violente critique du statut des femmes »indigènesˮ, soumises à des pratiques qu’elle juge archaïques, comme le mariage précoce ou/et forcé, la polygamie, la répudiation … Attaquant avec force le système de domination patriarcale en Algérie, l’auteure – et c’est tout l’intérêt de son témoignage- n’épargne nullement la colonisation française, qu’elle juge aussi responsable de la terrible condition des femmes » [11]. Dans son livre, elle ne s’intéresse pas seulement aux femmes. Elle y dénonce de manière très virulente les violences subies par les « indigènes » des deux sexes et leur pauvreté extrême, résultat de la colonisation. Pour elle, l’Algérie doit devenir une « colonie agricole et industrielle » florissante mais cela passe par l’attribution du droit de vote aux « indigènes ». Il est clair qu’Hubertine Auclert n’était pas une combattante anticolonialiste au sens qu’il prendra après la première guerre mondiale et plus encore après la deuxième. Mais que lui reprochent réellement nos deux auteur.es sinon d’avoir osé critiquer le statut des femmes dans la société algérienne de l’époque alors que l’Algérie était colonisée. C’est à nouveau l’idée qu’il y aurait un ennemi principal à combattre, le colonialisme : dénoncer l’oppression patriarcale diviserait les colonisé.es et ferait le jeu des conquérants.
Petite musique fort désagréable qui nous rappelle immanquablement le discours du PCF dans les années 1970 contre les militantes féministes de la deuxième vague censées « diviser » la classe ouvrière.
Ce sont à nouveau les féministes (sans distinction) qui porteraient une lourde responsabilité dans les tentatives du pouvoir colonial, dans les années cinquante cette fois, de légitimer ses exactions par le souci de « libérer » les femmes : « L’instrumentalisation de l’émancipation des femmes pour servir l’idéologie raciste, ainsi qu’elle a été conduite dans les années 1950, n’aurait pas été aussi facile à mener si déjà, dans les années 1920 et 1930, le mouvement des suffragettes n’avait pas si clairement appuyé sa revendication première sur la plus grande aptitude des femmes dans la mission civilisatrice aux colonies » p. 30. Ce sont ces féministes qui auraient préparé le terrain aux épouses des généraux Massu et Salan qui, par le biais d’associations féminines prétendaient éduquer les femmes « indigènes » aux normes d’hygiène et d’ordre en vogue dans la métropole tout en mettant en scène des « cérémonies de dévoilement » [12]. C’est également cet enracinement des traditions « féministes » dans l’expérience coloniale qui expliquerait, parait-il, les prises de position « du » mouvement féministe sur la question du foulard à l’école en 2003-2004. Nous reviendrons plus loin sur le sujet.
Contrairement à ce que pensent les deux auteur.es, les références des féministes des années 1970 en France n’étaient en rien le discours porté par le journal La Française qui devient en 1921 l’organe du Conseil national des femmes françaises [13] dont la plupart d’entre nous ignoraient tout. C’est encore moins l’action des femmes de généraux qui nourrissaient notre imaginaire. Ce rapprochement est d’ailleurs parfaitement scandaleux et infâmant ; en quoi d’ailleurs ces épouses de généraux étaient-elles féministes ? Par contre l’engagement de Simone de Beauvoir et de Jean Paul Sartre aux côtés des combattants algériens ou celui de Gisèle Halimi dans la défense des prisonnier.es politiques algérien.nes [14], nous ont réellement inspirées.
C’est là où nous avons un désaccord radical avec le « récit » des deux auteur.es. Il ne suffit pas d’affirmer qu’il y a une continuité entre les différentes périodes historiques pour que cela soit vrai. Bon nombre de militantes féministes venaient du PSU ou des organisations d’extrême gauche [15] dont les premiers noyaux militants étaient issus de l’Union des étudiants communistes. Ils en avaient été exclus pour avoir refusé notamment de voter F. Mitterrand dès le premier tour des élections présidentielles en 1965. Ce dernier symbolisait, à l’époque, la politique de répression coloniale. C’est dans les rangs de ces jeunes militant.es qu’ont été recruté.es un certain nombre de « porteurs de valises ». La/les générations qui ont nourri la vague féministe des années 1970 ont donc été largement influencées par les luttes pour la décolonisation ou celles pour les droits civiques des afro-américains ou africains contre l’Apartheid [16]. Ignorance des auteur.es ou mauvaise foi délibérée pour disqualifier les militantes féministes, on est en droit de se poser la question.
Nous avons un deuxième désaccord de méthode : nous ne croyons pas à l’existence d’un inconscient collectif qui nourrirait les générations successives de féministes. C’est même l’inverse et c’est d’ailleurs ce qui est problématique : la plupart des féministes de la deuxième vague ne connaissaient pas ou mal l’histoire des féministes des générations précédentes. Depuis, les travaux des historiennes ont permis de reconstituer une histoire moins parcellaire et d’élargir le champ des recherches à des questions qui n’étaient pas du tout ou peu abordées dans les années 1970 comme la question du genre dans les études sur les colonies. S’il n’existe pas d’inconscient collectif qui s’infiltrerait comme par magie dans les gènes des un.es et des autres, il existe par contre une mémoire toujours intéressante à questionner. Pour interroger la mémoire, il faut se préoccuper de ceux et celles qui la transmettent, sous quelle forme, dans quels buts ? De ce point de vue, interroger la mémoire du « dévoilement » des femmes d’Alger peut être intéressante, à condition d’adopter un point de vue critique sur l’évènement.
Comment expliquer, selon les auteur.es, cette « collusion » coupable « des » féministes avec le colonialisme, le racisme et l’impérialisme ?
Après le poids du passé, un deuxième facteur expliquerait cette « collusion » : une problématique discutable, selon les auteur.es, des rapports entre lutte féministe et lutte antiraciste.
Les féministes des années 1970 auraient fait preuve d’un certain « aveuglement », voire d’un aveuglement certain concernant la « double oppression » subie par les femmes « racialisées », en tant que femmes et « non blanches ». Nos deux auteur.es n’ignorent pas le travail théorique de C. Guillaumin sur le racisme ou l’importance qu’a pu avoir la lutte des afro-américain.es pour les droits civiques sur des animatrices du mouvement féministe de l’époque comme C. Delphy. Mais le fait d’assimiler les femmes aux « immigrées de l’intérieur » [17] aurait eu, selon eux, des effets pervers : « Ces énoncés qui font des femmes "un peuple colonisé dans le peupleˮ prolongent l’analogie entre racisme et sexisme, en faisant du mouvement féministe un équivalent en métropole des luttes anticolonialistes. Cette mise en parallèle suggère un imaginaire qui évacue la spécificité du statut des femmes non blanches par rapport au reste du mouvement : peuple colonisé dans le peuple, elles peuvent l’être à titre de femmes et à titre de non-Blanches ». p. 41
De même l’interpellation par des féministes venues essentiellement de la mouvance maoïste de militants d’extrême gauche sur le thème : vous, militants masculins, vous priorisez le soutien à la lutte des Palestiniens ou des travailleurs immigrés, en ignorant les luttes féministes. Cette interpellation aurait eu elle aussi des effets pervers : ceux de mettre « en concurrence » les luttes antiracistes et les luttes « antisexistes ». Une nouvelle fois, nous sommes en désaccord avec cette appréciation. Comme le reconnaissent les auteur.es eux-mêmes cette analogie entre le racisme et le « sexisme » a contribué très largement à « dénaturaliser » le rapport hommes/femmes et à lui donner un statut plein et entier de rapport social de domination. Par ailleurs les féministes étaient contraintes de faire feu de tout bois pour briser le dogmatisme théorico-politique dominant à l’époque qui réduisait la lutte des femmes à une « contradiction » ou un « front secondaire » susceptible d’être réglé par la simple lutte des classes.
Ces arguments, lancés dans la polémique par des féministes, étaient adaptés au contexte des années 1970 bien que la notion de priorité (à la lutte antiraciste ou anti-impérialiste) continue, quant à elle, de hanter, selon nous, toute une mouvance militante comme celle des auteur.es. En fait, contrairement à leurs affirmations, ce sont les hommes militants, de gauche ou d’extrême gauche, qui ont été très nombreux à mettre en concurrence le féminisme et les autres luttes. Les militantes féministes, engagées politiquement, étaient, elles, de toutes les mobilisations, cumulant très souvent différents terrains de militantisme : féminisme, luttes de classes, luttes antiracistes etc.
Enfin la solidarité internationaliste incontestable du mouvement féministe aurait contribué, selon eux, à masquer notre incapacité à prendre en compte l’oppression en France des femmes « non-blanches » de l’immigration. Ce serait en définitive notre « vision trop universaliste » de l’émancipation qui nous aurait poussées à ignorer la lutte des femmes dans une société postcoloniale. Et plus tard la lutte des femmes voilées etc. Tout cela aurait alimenté non seulement un « aveuglement » mais carrément une « conception néocoloniale des « femmes d’ailleurs » [18], dans certaines « franges » du mouvement. Rien de moins !
Les féministes des années 1970 se sont posé les questions qu’elles pouvaient résoudre !
L’idée suivant laquelle les féministes auraient négligé les femmes de l’immigration ne rend compte ni des évolutions qui ont touché l’immigration féminine ou ses représentations, ni de la réalité des actions de soutien diverses auxquelles les féministes ont participé décennie après décennie. Dans un excellent article de synthèse publié en 2007 [19] que ne citent pas les auteur.es, Claudie Lesselier rappelle qu’au lendemain de mai 1968, les jeunes militantes « non-blanches », les « pionnières » qui créent leurs propres organisations, sont « principalement des exilées politiques, des étudiantes ou des jeunes intellectuelles » [20] ; parmi ces groupes, la Coordination des femmes noires [21]. Concernant les femmes de l’immigration économique et familiale, elle écrit : « A cette époque celles-ci n’ont guère pu s’affirmer comme actrices collectives et sont restées ou été maintenues, en marge des luttes immigrées ou de solidarité avec les immigrés, même si certaines participent à des syndicats, comme les employées de maisons espagnoles, aux mouvements dans les bidonvilles, aux grèves de la faim et aux comités organisés contre telle ou telle circulaire ou projet de loi réglementant l’immigration ».
Il n’est pas ici question de nier les limites de nos contacts avec la partie féminine de l’immigration économique mais de les comprendre en mettant en cause à la fois le statut de ces femmes mais également les représentations dominantes dans la gauche… et l’extrême gauche : « Il est vrai que ces femmes pourtant nombreuses (40 % des étrangers sont des femmes en 1975, 43% en 1982), sont moins présentes que les hommes dans l’espace public et le travail salarié et ont à surmonter de nombreux obstacles pour agir et s’organiser. Pour les militant-e-s des organisations politiques françaises ou des associations de solidarité, le “travailleur immigréˮ est une figure masculine et les femmes sont pensées, au mieux, comme les “épousesˮ de ces travailleurs … » [22].
Des modifications sur ce plan interviennent dès la deuxième moitié des années 1970 et plus encore après mai 1981 et la victoire de la gauche qui donne un certain espace au mouvement associatif : « Les dispositions contraignantes pour les associations étrangères sont abrogées, le mouvement associatif bénéficie d’un certain appui institutionnel. Des mobilisations ont lieu pour les droits des étrangers […] et la jeunesse s’affirme comme un acteur politique majeur […]. C’est aussi la confrontation avec les violences racistes, le Front national qui progresse, et avec le retour de la droite au pouvoir en 1986 de nouvelles menaces sur les droits des étrangers. Les femmes jouent un rôle très important dans toutes les initiatives de ces années-là. » [23]
Parallèlement, comme le rappelle C. Lesselier, l’immigration continue de se féminiser et ses origines se diversifient : « La part féminine de l’immigration s’accroît considérablement pour des nationalités qui connaissaient dans les années précédentes une forte dissymétrie hommes-femmes (les femmes forment 26,2 % des étrangers ayant la nationalité d’un pays d’Afrique en 1975, 38,1 % en 1982, 45% en 1999) et les femmes immigrées sont beaucoup plus nombreuses dans la population active, mais beaucoup de femmes viennent dans le cadre du regroupement familial, donc statutairement en situation de dépendance, ou sont sans papiers du fait de la restriction de l’administration au séjour depuis 1974 » [24].
De nombreuses associations se créent alors pour soutenir la lutte des femmes immigrées et défendre leurs droits à l’indépendance et au séjour. C. Lesselier en cite un certain nombre au sein desquelles ou aux côtés desquelles s’investissent des militantes féministes de la première heure ou d’autres plus jeunes. Depuis, il y a eu la grande grève des travailleurs et travailleuses sans papiers lancée en 2008 qui a mis en évidence l’ampleur de l’exploitation des travailleurs et travailleuses sans papiers dans le bâtiment, la restauration, les services à la personne etc. et a permis la régularisation de quelques milliers de travailleurs et quelques dizaines de femmes. Dans cette lutte, l’association féministe Femmes égalité a joué un rôle important [25] aux côtés de plusieurs organisations syndicales comme la CGT ou Solidaires.
Ainsi contrairement aux affirmations des auteur.es, quand les femmes immigrées sont entrées en lutte, la solidarité féministe s’est déployée à leurs côtés [26], même si nous sommes bien conscientes qu’elle n’a jamais été à la hauteur des besoins. Mais elle a été proportionnée aux forces des féministes qui ont dû faire face, de 1980 jusque dans les années 1995 et comme l’ensemble des mouvements sociaux à une perte d’énergie liée à la fois au désarroi suscité par la politique de la gauche après 1981 et à la montée des forces réactionnaires sur le plan national et international.
Avant de revenir sur ce contexte politique, nous voudrions insister sur l’allégation complètement fausse des auteur.es persuadé.es que nous aurions eu un modèle « universel » abstrait de l’émancipation des femmes qui ne nous aurait pas permis de prendre en compte les luttes dans l’immigration. Le courant « féministes-luttes de classe » auquel participait le collectif des Cahiers du féminisme était précisément ce courant qui, comme nous l’avons écrit [27], a milité pour faciliter l’auto-organisation des salariées sur les lieux de travail et dans le mouvement féministe [28]. Contrairement à ce que pensaient C. Delphy et ses camarades, les « femmes » ne représentaient pas pour nous une classe homogène face aux hommes exploiteurs, les rapports de genre se combinant avec les rapports de classe et le racisme pour faire des femmes salariées, et plus encore des jeunes femmes descendantes de parents immigrés, les femmes les plus opprimées. C’est pourquoi nous avons toujours défendu, avec d’autres, l’auto-organisation des femmes immigrées ou de leurs descendantes sur leurs propres objectifs.
Mais notre publication s’est arrêtée en 1998, précisément à une période où de profondes modifications sociopolitiques voyaient le jour tant sur le plan international que dans l’hexagone. Depuis cette date, non seulement les USA et ses alliés se sont lancés dans une guerre internationale « contre le terrorisme », mais des jeunes descendant.es d’immigrant.es ont accédé en plus grand nombre à l’enseignement supérieur et ont acquis des instruments d’analyse critique de la réalité sociale et des discriminations qu’ils et elles subissent, ce qui leur a permis de poser, dans le monde universitaire et militant, de nouvelles questions qui étaient restées plus marginales antérieurement. Ce dont nous ne pouvons que nous féliciter, à la condition toutefois de ne pas réécrire l’histoire.
L’affaire du foulard à l’école était-elle l’expression d’un nouvel hochet pour des féministes en perte de vitesse ?
Dans un chapitre intitulé « Un manque de prise sur les processus politiques », les auteur.es veulent débusquer un racisme qui se voudrait « plus respectable » et qui prétendrait défendre la laïcité et l’égalité hommes-femmes. Cette « rhétorique réactionnaire » se serait développée dans la foulée des guerres du Golfe, du 11 septembre et de l’intervention occidentale en Afghanistan et… à l’occasion du débat sur la loi Chirac-PS contre le foulard à l’école. Dans ce cadre les positions des Cahiers du féminisme, revue publiée pendant vingt ans par la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), seraient emblématiques de ce courant du mouvement féministe, porteur « d’une islamophobie spécifique aux franges parfois les plus radicales du mouvement social ».
Pour « saisir les motivations propres des féministes en guerre contre le voile », les auteur.es font de nombreuses citations (souvent tronquées ou à contresens) des deux articles rédigés par Claire Bataille [29]. Ces articles étaient destinés à faire comprendre le contexte politique dans lequel nous avons été amenées à traiter de la question du foulard, pour rendre compte des débats et des évolutions de nos prises de positions sur cette question en France ou sur le plan international de 1979 à 1998 [30], puis des années 2000 à aujourd’hui.
Peine perdue : nous serions obsédées par la question du voile. Pour preuve, la référence par Claire Bataille à son article sur l’Iran de 1979 : elle y dénonçait non seulement l’obligation de porter le hidjab imposée aux femmes par Khomeyni mais la suppression du droit au divorce et du droit d’avorter ; comme elle le rappelle, ces interdictions furent contestées dans la rue pendant trois jours par des dizaines de milliers de femmes et contraignirent le pouvoir à reculer provisoirement. C. Bataille commente ainsi l’enjeu de 1979 : « Après la reprise en mains par le pouvoir religieux chiite, ce ne sont pas les libertés des femmes qui furent amputées mais les libertés et droits démocratiques de toute la population. Aujourd’hui encore, une répression féroce s’abat sur tous ceux et toutes celles qui tentent de résister à cette dictature politico-religieuse, sur la jeunesse en particulier » [31]. Ce positionnement des Cahiers du féminisme serait bien la preuve de notre complicité avec l’impérialisme : « Dès lors, écrivent les deux auteur.es, il fallait choisir : lutter contre l’impérialisme et la suprématie blanche ou lutter contre le sexisme. Dans la mesure où la première lutte impliquait de s’allier avec des hommes indigènes, accusés de perpétrer le sexisme à l’égard des femmes non blanches, elle risquait de saper la seconde. », p. 66. Commentaire proprement délirant.
Donc, si l’on comprend bien, il ne fallait rien dire de la répression des populations en Iran en 1979, notamment des femmes, au nom de la lutte contre l’impérialisme. C’est exactement ce genre de raisonnement « campiste » que nous avons toujours dénoncé, raisonnement qui a conduit les staliniens des années 1950 à choisir le « bloc soviétique » contre le « bloc occidental » en refusant d’admettre « les crimes de Staline » et de ses collaborateurs. Nous ne sommes pas de cette école. Nous avons, au contraire, essayé en permanence de combiner l’ensemble de nos combats, ce qui est toujours compliqué pour qui veut sortir des raisonnements binaires simplistes rarement adaptés à la politique concrète.
Nous aurions péché en 1979 et nous aurions recommencé en 1989, à l’occasion de l’affaire de Creil [32]. Nous aurions défendu le principe de l’exclusion de jeunes élèves musulmanes d’un collège, pour faire échec à l’offensive islamiste sur le plan mondial ! Or la majorité d’entre nous a défendu une position complètement différente. Voilà ce qu’écrit exactement Claire Bataille en 2011 : « Nous ne voulions sacrifier aucun de nos principes. Nous étions antiracistes et l’exclusion réalisée officiellement au nom de la laïcité était plus que suspecte. […]Nous étions contre toute discrimination, religieuse ou autre. Or, on voulait exclure ces trois gamines musulmanes tandis qu’au même endroit des élèves juifs pratiquants se dispensaient tranquillement des cours du samedi matin pour cause de shabbat. Nous étions féministes et il nous était insupportable de voir réprimer ces filles de moins de quinze ans, qu’on leur enlève la chance de s’émanciper dans le cadre de l’école laïque tandis que leurs “ frères ˮ machos et parfois militants intégristes n’étaient nullement inquiétés. Parfaitement injuste » [33]. Nous étions donc contre l’exclusion de ces jeunes filles. Mais cette position n’était pas unanime. Notre camarade, Oriane Méricourt, la contestait, au nom d’une vision plus pessimiste des rapports de force en France et au plan mondial. C’est le débat qu’escamotent nos deux compères en faisant endosser par la majorité la position de notre camarade minoritaire.
Claire Bataille résume ainsi la position majoritaire : « L’équipe des Cahiers du féminisme n’était évidemment pas divisée sur ces principes [cf. ci-dessus]. Ce qui nous séparait, c’était l’appréciation tactique de la situation des rapports de forces en France et à l’échelle internationale. Pour la majorité d’entre nous, même si les « intégristes » avaient gagné en Iran, et gagnaient du terrain en Algérie, leur influence était très marginale en France et l’école n’était pas menacée, contrairement à ce que la droite extrême voulait faire croire. Il n’y avait aucune raison de « sacrifierˮ ces trois adolescentes. Pour nous elles étaient »doublement victimes, en tant qu’enfants d’immigrés et femmesˮ. Plutôt que l’exclusion, nous préconisions un suivi rigoureux de tous les cours (biologie, EPS etc.) par tous les élèves, quelle que fût leur religion ». Les auteur.es veulent donc nous faire dire le contraire de ce que nous avons défendu. Il est vrai que cela serait plus simple pour illustrer leur thèse.
Enfin, une troisième prise de position sur la question du foulard en 2003-2004, de l’ancienne équipe des Cahiers du féminisme, de la majorité de la LCR et plus largement du Collectif national pour les droits des femmes, démontrerait l’ampleur de la trahison des intérêts des « indigènes » par les féministes « blanches ». Nous ne reprendrons pas ici le détail des analyses contenues dans les articles de Claire Bataille. Mais elle insiste sur deux dimensions du contexte politique : d’abord la dimension internationale : « Certains évènements qui marquèrent la dernière décennie du 20e siècle (embargo contre l’Irak depuis 1991, guerre et massacres en Bosnie, massacres et crimes de guerre en Tchéchènie, crimes contre les palestiniens, etc.) ont pu favoriser une lecture simplifiée (voire simpliste) et religieuse des conflits mondiaux (martyrs musulmans contre agresseurs occidentaux, chrétiens ou « mécréants »). Mais l’attentat du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade center à New York et ses suites militaires et idéologiques (guerre “ contre le terrorismeˮ » et leurs conséquences […]) contribuèrent, et ce de manière décisive, à inverser le rapport de forces en faveur de la réaction à l’échelle internationale (néoconservateurs étasuniens, intégristes religieux de tous bords, etc.). […] Dans ce contexte, les jeunes issu.es de l’immigration postcoloniale se sont politisé.es, certes, mais ont été, pour une partie d’entre eux, plus sensibles aux discours des imams et des prédicateurs qu’à ceux de l’extrême-gauche, quand bien même celle-ci a été à la pointe de la mobilisation anti-impérialiste […] C’est une des raisons qui explique (…) qu’à partir de 2001, et surtout à partir de 2003, des femmes jeunes et très jeunes ont décidé de porter soit un foulard soit un voile islamique plus ou moins couvrant, dans les écoles bien sûr, mais aussi, dans une moindre mesure, au travail » [34]. C’est pourquoi la question de la discussion avec ces jeunes nous semblait décisive.
La deuxième dimension est liée à la montée des politiques sécuritaires, notamment en France, qui ont contribué à faire monter le racisme contre les jeunes des quartiers populaires assimilés à des « intégristes », et graines de « terroristes » qui vont servir, comme les immigré.es, de boucs-émissaires. Boucs-émissaires d’autant plus utiles pour le gouvernement Chirac de l’époque que celui-ci cherchait à faire de nouveaux pas dans la remise en cause des acquis sociaux comme la retraite à 60 ans etc. Quoi de mieux pour le gouvernement qu’une loi contre le voile islamique pour diviser ses opposant.es affaibli.es par l’échec de la mobilisation pour la défense des retraites, malgré la détermination des grévistes et des manifestant.es.
C’est dans ce contexte que Chirac va préparer une loi contre les signes « ostensibles » religieux, en fait contre le foulard musulman à l’école.
Comme le rappelle C. Bataille, il y eut trois positions face à cette loi : un soutien militant à la loi de la part du PS, de Ni putes, ni soumises (NPNS) et de toute une partie des féministes ; un soutien inconditionnel aux filles voilées, de la part d’une féministe « historique » comme C. Delphy, d’intellectuel.es antiracistes et de l’association « Une école pour tous et toutes » ; et entre ces deux courants majoritaires, une partie de l’extrême gauche (la LCR notamment), les féministes de la LCR et plus largement le CNDF vont tenter de faire retomber le climat d’hystérie collective en dénonçant à la fois le racisme et les discriminations subies par les jeunes des quartiers populaires et/ou de religion musulmane et le caractère sexiste du foulard : ce dernier est censé cacher le corps des femmes source de perdition pour les hommes etc. Il n’était pas question pour nous de céder face à l’offensive raciste du gouvernement, ni de cautionner la tentative de remise en cause de la laïcité et des droits des femmes par les intégristes religieux, parmi lesquels certains courants musulmans.
On peut discuter de la validité de notre analyse de l’époque qui nous a conduit.es à défendre le mot d’ordre « Ni loi, ni voile » et de notre choix tactique de ne pas diviser le mouvement féministe sur la question de la loi et de nous centrer sur des principes fondamentaux de lutte contre le racisme et pour l’égalité femmes-hommes, en particulier des femmes des milieux populaires victimes du racisme et de la précarité [35]. Mais on ne peut pas considérer que la position de NPNS était la même que celle du CNDF ou encore moins de celle de la LCR ou de l’ancienne rédaction des Cahiers du féminisme. C’est pourtant ce qu’ils insinuent quand ils écrivent que ces positions étaient identiques « à quelques nuances près ». Pour la bonne et simple raison que nous avons toujours gardé notre autonomie totale vis-à-vis de tous les gouvernements, de droite ou de gauche, ne faisant confiance qu’aux luttes du mouvement féministe pour défendre les droits des femmes. Ce n’est pas la voie choisie par NPNS qui a accepté de soutenir la loi Chirac et pour son ancienne présidente, Fadela Amara, de cautionner le gouvernement Sarkozy, contre une place au sein du gouvernement [36].
Cet amalgame totalement abusif entre la droite, le PS, tous deux favorables à la loi, et une composante de la gauche radicale et bien au-delà le courant « féministes-luttes de classe », a une nouvelle fois une fonction précise : celle de nous contraindre à choisir entre la lutte contre le racisme et la lutte féministe. Nous avons refusé à nouveau ce choix binaire. C’est le sens de la tribune publiée dans Libération le 27 janvier 2004, intitulée « Contre le racisme et pour les femmes » signée par trois militantes du CNDF : Maya Surduts, Suzy Rojtman et josette Trat [37].
Comment expliquer ce prétendu « engouement » [38] des féministes « blanches » pour la question du voile ?
Ce terme est particulièrement inadapté pour les féministes du courant « féministes-luttes de classe » qui ont toujours considéré cette question comme un « piège », délibérément posé par la droite et des courants intégristes décidés à faire reculer l’influence du féminisme.
Selon les auteurs, ce serait le moyen trouvé par les féministes « blanches », de faire parler d’elles, dans un contexte de recul : « De la même manière que les suffragettes se targuaient d’être les seules en mesure de pénétrer la sphère privée des indigènes, les mouvements féministes propulsés à partir de 2003-2004 n’ont eu de cesse d’alimenter leur visibilité médiatique et politique en mettant en avant leur plus grande habilité (sic) à dénoncer et à combattre « les problèmes liés à l’immigrationˮ. Cela s’est joué, notamment, à travers les différentes campagnes menées contre le foulard à l’école, contre »les mariages forcés« , et, plus largement, pour éclairer la condition des »femmes des quartiers" », p. 63-64.
On peut contester la manière dont NPNS fut lancée médiatiquement comme SOS-Racisme par des militant.es du PS en vue de canaliser les potentiels de révolte dans les quartiers dans une perspective institutionnelle et électoraliste ; on peut constater leur instrumentalisation par Sarkozy mais cela n’autorise personne à jeter le discrédit sur les jeunes qui ont rejoint ces associations, ni sur le bien fondé de mener des campagnes contre les violences à l’égard des femmes, y compris dans les banlieues, même si la manière dont elles sont menées doit toujours être discutée. Que ces violences soient transversales à toute la société, c’est indéniable mais qui peut contester la nécessité de faire connaitre à des jeunes lycéennes soumises à des pressions familiales pour être mariées malgré leur refus, qu’il existe des dispositifs de solidarité auxquels elles peuvent recourir. Il était tout aussi légitime et indispensable que le crime commis contre Sohane Benziane, brûlée vive par un garçon à Vitry sur Seine en 2002 soulève une immense indignation. Or nous trouvons sous la plume des auteur.es une formule particulièrement choquante comme celle-ci : « En terme de visibilité médiatique, d’intérêt public et de mobilisation, l’« affaire » s’avérait payante », p. 64.
Encore une fois on peut et on doit critiquer les pratiques de NPNS à l’époque pour traiter la question des violences et lutter contre les préjugés sexistes [39], mais encore faut-il admettre la légitimité de ces luttes dans toute la société, y compris dans les quartiers populaires. Or, au lieu de dénoncer ce type de violences et d’expliquer leurs propositions pour les faire reculer, les auteur.es préfèrent dénoncer les campagnes de sensibilisation engagées contre les mariages forcés par la Mairie de Paris ou l’Observatoire contre les violences en Seine Saint-Denis.
Ce terme d’ « engouement » est d’autant plus inadapté pour les féministes de la deuxième vague qu’elles étaient très éloignées des questions religieuses (comme une grande partie des militant.es de la génération de 1968). Comme dans toutes les sociétés occidentales, le processus de sécularisation était largement amorcé et des chrétien.nes gauche (protestant.es et catholiques) s’étaient joint.e.s à elles pour défendre les droits des femmes. Elles avaient combattu l’Église catholique hostile à la contraception et au droit à l’avortement et le Pape fut régulièrement une de leur cible privilégiée. Et surtout, tout au long, des années 1980 et 1990, les féministes ont dû faire face à l’offensive néolibérale et à la remontée de l’ordre moral. Il fallait lutter contre les tentatives de remises en cause du droit à l’avortement par les commandos de catholiques intégristes ou contre le développement massif du temps partiel et de la précarisation dont les femmes ont été les premières victimes ; le soutien aux femmes immigrées faisait lui aussi partie des priorités d’un certain nombre de militantes féministes ; enfin l’implication dans le mouvement altermondialiste ou la création d’une nouvelle association au début des années 2000, la Marche Mondiale des femmes contre les violences et la pauvreté mobilisaient également leur énergie etc. Cela faisait beaucoup dans une période de recul de la vague féministe où il ne faisait pas bon de s’afficher comme féministe. Non, vraiment les « féministes luttes de classe » auraient préféré se passer de « l’affaire du voile ». Elles n’ont donc jamais eu « d’engouement » particulier pour cette question.
Par contre, nous sommes d’accord avec les auteur.es pour considérer qu’il y a une vraie divergence à propos de l’analyse de la situation internationale ; il est impossible ici de revenir en détails sur cette évolution. Nous renvoyons nos lecteurs et lectrices aux chapitres de notre livre collectif qui traite particulièrement de cette question [40]. Précisons qu’il n’y a pas toujours concordance, en fonction des continents, entre la montée des luttes dans un secteur de la planète ou leur régression dans d’autres mais il y a toujours interdépendance. Après la fin de la guerre du Vietnam en 1975, le renversement du Shah d’Iran a porté un nouveau coup très dur à l’impérialisme américain mais cela a abouti très rapidement à une dictature religieuse avec laquelle nous n’avions aucune affinité, c’est le moins qu’on puisse dire ; mais contrairement à ce qu’écrivent les auteur.es, « la crise iranienne » n’a pas constitué pour nous « un vrai retournement », de la situation internationale. C’est, la « guerre contre le terrorisme » engagée par l’impérialisme américain après les attentats du 11 septembre 2001, qui marque, au terme de plusieurs évènements, un tournant décisif.
L’arrivée de Khomeyni en Iran revêtait des significations contradictoires. Cependant nous sommes en désaccord total avec l’interprétation politique qu’en donnent les auteur.es : « Mais ce que l’on peut surtout retenir de cet épisode historique, c’est à quel point il s’avère révélateur de nouvelles possibilités d’alliances, de solidarité et de différents modes d’émancipation », p. 69. Phrase plutôt sibylline : des alliances avec qui ? Avec Khomeyni et ses sbires ? Ils explicitent leur position dans la même page : « Tandis que l’impérialisme amorçait sa reprise en main des processus décoloniaux, l’Iran révélait une fracture nette entre les femmes des différentes couches sociales, entre celles qui soutenaient le régime du chah et celles qui allaient voir en Khomeyni une opportunité pour améliorer leurs propres conditions d’existence ». Plus loin, ils tirent le bilan du régime : « Le régime issu de la révolution islamique, en dépit de son volet répressif indéniable, avait su satisfaire les aspirations des fractions les plus pauvres de la société iranienne, en matière d’emploi, de redistribution et d’éducation. La place des femmes dans la main d’œuvre au cours de la guerre Iran-Irak donna aux mouvements féministes, religieux et séculiers, un rôle important au sein des mouvements d’étudiant.e.s, de travailleurs et de travailleuses iranien.ne.s. », p.73.
Quelles conclusions en tirer ? Que toutes les opposantes au régime de Khomeyni étaient de riches bourgeoises favorables au shah et que nous n’aurions pas dû les soutenir ? Ou qu’il fallait soutenir le régime de Khomeyni car, au bout du compte, la ségrégation sexuelle et la guerre ont contraint le régime à faire appel aux femmes sur le marché du travail ? Qu’il faut soutenir, partout où ils existent et inconditionnellement, les gouvernements politico-religieux à partir du moment où ils se proclament anti-impérialistes ? Les auteur.es ne s’aventurent pas sur ce terrain glissant, mais ils préfèrent une nouvelle fois dénoncer « l’aveuglement » des féministes « blanches » incapables de comprendre les transformations et la pluralité des conditions de vie des femmes dans le monde et la « diversité » de leurs modes d’émancipation en raison d’une « absence de remise en cause du référent universel “ femmesˮ » (p. 72).
Encore une fois, plutôt que de plaquer un schéma préconçu, il est préférable de retourner aux sources [41]. Nous avons multiplié les enquêtes avec des témoignages sur les conditions de vie des femmes de tous les continents, tous les milieux sociaux, ceci en lien avec notre orientation « féministe-luttes de classes » ; de même les militantes féministes qui participent à la Marche mondiale des femmes sont bien placées pour prendre la mesure de la diversité des conditions d’existence ou de survie des femmes dans le monde.
Notre combat contre le racisme et pour le féminisme ne s’est pas interrompu en 2003-2004. Parmi nos différentes prises de position, signalons celle contre la loi sur le voile intégral. Contrairement à d’autres courants de la gauche « de gauche », nous avons dénoncé, avec le NPA, la loi interdisant aux femmes musulmanes de porter un voile intégral dans l’espace public, au nom du respect des libertés religieuses et du droit à la libre circulation [42]. Cette loi, comme le débat sur « l’identité nationale » était une grossière manœuvre de diversion pour éviter le bilan catastrophique du gouvernement Sarkozy sur les questions sociales.
Conclusion
Comme on le voit, la grille de lecture préétablie que les deux auteurs ont choisie pour tenter d’opposer les féministes « blanches » aux féministes « non-blanches » ne permet pas de rendre compte des divergences qui divisent la gauche radicale depuis dix ans. Il est totalement faux d’affirmer comme le font les auteur.es que la majorité des féministes « blanches » aurait toujours sacrifié (depuis la première vague féministe de la fin du XIXe siècle) la lutte anti-impérialiste et antiraciste au profit d’ une conception « occidentale » du féminisme, fondée sur des « privilèges » obtenus par les femmes « blanches » grâce à leur complicité avec la politique coloniale et impérialiste de l’occident.
Encore une fois, qu’une partie des féministes ait choisi de soutenir les politiques coloniales à leur époque ou qu’il y ait des féministes de droite qui se reconnaissent dans le néolibéralisme, cela ne fait aucun doute. Qu’une féministe historique ait basculé, au nom de la défense de la laïcité, du côté des courants racistes, c’est malheureusement vrai [43]. Cela n’autorise personne à faire un procès à toute une mouvance féministe, au prix de contrevérités. Ce livre est, par contre, une invitation pure et simple à sacrifier la lutte féministe au nom de la lutte anti-impérialiste.
S’il est vrai que les chemins de l’émancipation sont variables en fonction des contextes socio-historiques et des parcours individuels, le processus d’émancipation signifie toujours prendre ses affaires en mains, et pour les femmes gagner en indépendance par rapport aux hommes, être à égalité, pouvoir diriger leur vie sans être sous le contrôle du père, du frère, du mari , des notables de son village ou de sa commune, des responsables religieux etc. Cette lutte peut prendre du temps et n’est jamais aboutie. Ce qui ne signifie pas se désolidariser de ses compagnons de lutte contre le racisme, les patrons ou l’impérialisme. Mais d’être conscient.es que les conflits avec eux sont inévitables car comme le disait Flora Tristan « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même ».
De plus nous récusons totalement une conception de la lutte pour l’émancipation « par étapes ». On se libèrerait d’abord de l’impérialisme, ensuite de la pauvreté, ensuite on pourrait revendiquer la liberté du mariage, de sa sexualité etc. La réalité constatée dans nos divers reportages prouve que ces différentes luttes finissent souvent par se mêler même si les points de départ ne sont pas toujours les mêmes, pour les unes et les autres.
Enfin contrairement à ce que pensent les deux auteur.es, nos préoccupations ne sont pas portées par des féministes « blanches » seulement. D’autres féministes dans le monde ont des points de vue convergents avec le nôtre, qu’elles vivent en Inde, au Pakistan, au Maghreb ou ailleurs. Voir par exemple (ESSF article 27016) [44].
Précisons une dernière chose très importante : le monde ne se divise pas selon nous entre croyant.es et non croyant.es. Mais entre celles et ceux qui veulent changer le monde et veulent remettre en cause l’exploitation et toutes les formes d’oppression et les autres qui prétendent maintenir l’ordre établi. Du côté des premiers, on trouve des hommes et des femmes de couleurs différentes, des croyant.es et des « mécréant.es » qui veulent prendre leurs affaires en mains. De l’autre, on trouve les détenteurs de capitaux, les membres des appareils répressifs de l’État, les hommes de pouvoir laïcs ou religieux. Les partisan.es de l’ordre établi, savent s’unifier face à la lutte des exploité.es et des opprimé.es.
Il serait temps de comprendre enfin que ce n’est pas en traitant l’ensemble des composantes du mouvement féministe, à une exception près, de « racistes » ou de « collabos » de l’impérialisme que l’on fera avancer la luttes des femmes et celle des plus opprimées, celles en particulier des descendantes d’immigré.es, qui vivent dans les quartiers populaires. De ce point de vue, les jeunes qui nous font ce procès devraient plutôt remonter leurs manches pour prendre à bras le corps les problèmes dans lesquels se débattent les jeunes femmes et les moins jeunes dans les quartiers populaires : discriminations multiples (sociales, racistes, religieuses), chômage, précarité, problèmes de logement, absence de services publics etc. Sur ce terrain, l’unité la plus large est parfaitement possible.
Josette Trat, membre du collectif Les Cahiers du féminisme.