Ce livre fut publié pour la première fois en France, aux Editions Anthropos, en 1985, sous le titre Paysages de la Vérité. Introduction à une sociologie critique de la connaissance. N’ayant pas suscité beaucoup d’intérêt, il n’a plus été réédité. Publié au Brésil dans les années 1990 sous le titre As aventuras de Karl Marx contra o Barão de Münchhausen. Introduçâo à uma sociologia critica do conhecimento, il a connu, en revanche, un très grand succès et fait une dizaine de ré-éditions.
Comment expliquer une telle différence ? Est-ce le titre brésilien, avec son brin d’humour ? Ou plutôt la vitalité plus grande, au Brésil, de la culture marxiste ? Quoi qu’il en soit, je suis reconnaissant aux Editions Syllepse d’accepter de le publier à nouveau en français. Un mot d’explication sur le titre : il fait référence à une des plus célèbres aventures du Baron de Münchhausen. Tombé avec son cheval dans un marais dangereux, il s’enfonce rapidement et n’échappe à une mort certaine que grâce à un expédient inédit : en tirant sur ses propres cheveux, il s’arrache, ensemble avec le cheval, du marais… Comme on le verra plus loin, cette anecdote servira d’allégorie pour caractériser la démarche positiviste qui consiste à s’en extraire du bourbier des préjugés, des idéologies et des prénotions par un effort d’ « objectivité ».
Ce livre est ici réédité sans modification. Ce qui ne veut pas dire que des questions nouvelles ne sont pas parues dans les dernières 25 années. Mais pour en rendre compte, c’est peut-être un autre livre qu’il faudra écrire.
Par exemple, les analyses du courant des études post-coloniales, inauguré par les brillants travaux d’Edward Saïd, Anibal Quijano, Enrique Dussel, Dipresh Chakhrabarty (entre autres) : il s’agit d’une véritable révolution épistémologique, qui vise à rompre avec cinq siècles de domination de l’euro-centrisme dans la culture et la connaissance. Profondément politiques, ces travaux post-coloniaux dénoncent la colonialité du pouvoir et la manière dont il façonne, dans une large mesure, le processus de connaissance, non seulement dans les métropoles impérialistes, mais aussi chez les élites des pays colonisés ou dépendants. [1] Le livre pionnier de Said, Orientalisme (1978), inspiré par Gramsci et Foucault, est une analyse critique du discours occidental, euro-centrique, sur l’« Orient », présenté comme un monde inférieur, arriéré, irrationnel et sauvage, en contraste avec le monde civilisé (l’Occident).
Pouvoir, domination coloniale, discours littéraires et discours cognitifs des sciences sociales sont étroitement liés pour construire une image déformée des sociétés orientales, conçues comme un tout homogène. Les intuitions de Saïd furent ensuite développées dans d’autres contextes, pour critiquer les travaux occidentaux sur l’Inde, l’Afrique ou l’Amérique Latine, ou sur la perception des « indigènes de l’intérieur », que ce soit dans les pays riches, ou à l’intérieur même des pays anciennement colonisés, où la vision coloniale est adopté par les élites dominantes.
Une des contributions les plus significatives est celle du théologien et philosophe de la libération latino-américain Enrique Dussel, qui soumet à une critique radicale la vision de l’histoire de la modernité comme processus purement interne à l’Europe et à l’Occident - une vision qui va de Hegel, pour lequel l’Europe était « la fin et le centre de l’histoire mondiale », à Habermas, en passant par Weber et Norbert Elias. Le point de vue postcolonial permet de « découvrir » le côté caché de la modernité : le monde colonial périphérique, les peuples indigènes sacrifiés, les noirs asservis, les femmes opprimées, bref les victimes de la violence de la modernité occidentale [2].
Il est évident que le mouvement ouvrier, notamment dans les pays capitalistes avancés, a été lui-même contaminé par l’attitude coloniale ; c’est le cas aussi de certains textes de Marx ou d’Engels, surtout dans les années 1850, qui, tout en critiquant les brutales méthodes du colonialisme anglais en Inde, semblent le justifier comme vecteur du progrès économique. [3] Mais il est vrai aussi que certains marxistes ont été capables, dans une large mesure, d’intégrer l’anti-colonialisme dans leur théorie et dans leur pratique, et donc dans leur démarche cognitive. Une figure comme CLR James, l’historien marxiste noir, auteur du grand classique sur la Révolution haiïtienne Les Jacobins Noirs (1938), est un exemple important d’une pensée « prolétarienne/anti-coloniale/anti-raciste ». Mentionnons aussi les travaux pionniers du géographe marxiste hétérodoxe James Blaut qui dénonçait, dans les années 1990, le modèle colonial et euro-centrique du monde, fondé sur le mythe d’un « centre » occidental qui diffuse les connaissances et la « civilisation » vers la périphérie « barbare » [4].
Une autre question, non moins importante le conflit politique autour de l’écologie. La distinction que mon livre essaye de tracer, entre des sciences de la nature devenues « idéologiquement neutres » - à partir du déclin du pouvoir temporel de l’Eglise - et les sciences humaines nécessairement prises dans le conflit de classes, ne rend pas compte de ce qui se passe sur le terrain de la climatologie : on a pu voir un gouvernement, celui de George Bush, interdire à ses scientifiques - notamment James Hansen, le climatologue de la NASA - de rendre publics les résultats de leurs travaux sur le changement climatique… Sommes nous revenus au temps des Galilée et Copernic ? D’autre part, dans la mesure où le réchauffement global est une menace qui concerne toute l’humanité, quelle relation peut exister entre le point de vue écologique et le point de vue du prolétariat ? Peut-on intégrer le premier dans le deuxième, ou s’agit-il de deux points de vue différents, qui trouvent dans l’opposition au capitalisme un fondement commun ? J’avoue ne pas avoir toutes les réponses à ces questions, qui exigent une réflexion systématique qui doit encore être élaborée.
Le même vaut pour la riche problématique suscitée par la feminist standpoint theory (théorie féministe du point de vue) - peut-être l’innovation la plus importante dans le domaine de l’épistémologie et de la sociologie de la connaissance, au cours du dernier quart de siècle. Essayons, très brièvement, de résumer cette approche, et de la situer par rapport à la thématique de notre livre.
Cette théorie s’est developée surtout aux USA, mais le travail pionnier dans ce domaine est l’œuvre d’une féministe française, Christine Delphy. En 1975, bien avant les premiers travaux américains, Delphy publiait un essai intitulé « Pour un féminisme matérialiste », qui partait du constat marxiste selon lequel il n’y a pas de connaissance neutre : toute connaissance est le produit d’une situation historique et sociale. Cela s’applique aussi, bien entendu, à la connaissance de la situation sociale des femmes : ce n’est que du point de vue des femmes que leur condition peut être perçue comme oppression. La connaissance de l’oppression, sa formulation conceptuelle, ne peut provenir que d’un point de vue, c’est-à-dire d’une place sociale précise : celle de l’opprimé. Une connaissance qui prendrait pour point de départ l’oppression des femmes - inséparable de leur lutte contre cette oppression - constituerait, par conséquent, une véritable révolution épistémologique ; elle n’introduirait pas un « objet » de recherche nouveau, mais un regard nouveau sur la réalité sociale [5]. La démarche de C. Delphy est resté proche du marxisme, en tant que méthode matérialiste, tout en rejetant les tentatives d’un Louis Althusser de faire de celui-ci une « Science » objective, une « vérité absolue » et non l’expression d’un point de vue de classe [6].
Aux USA, c’est surtout à partir de l’essai de Nancy Hartsock The Feminist Standpoint : Developing the Ground for a Specifically Feminist Historical Materialism (1987) que va se développer tout un courant dans la théorie féministe, comprenant des sociologues, philosophes, historiennes de la science, parmi lesquelles Patricia Hill Collins, Dorothy Smith, Donna Haraway, Sandra Harding, et Kimberle Crenshaw. Le point de départ de la Feminist Standpoint Theory c’est le marxisme, et en particulier l’œuvre de György Lukacs, Histoire et Conscience de Classe (1923), qui tente de fonder, philosophiquement, la supériorité épistémologique du point de vue du prolétariat. La démarche de Nancy Hartsock a consisté à transférer cet argument au point de vue d’une autre catégorie opprimée, les femmes : leur regard, en tant que groupe social opprimé et marginalisé, est plus favorable à une connaissance de la réalité sociale que celui du genre dominant [7].
Il est curieux que ces théoriciennes féministes nord-américaines ne se soient pas référées aux travaux de Karl Mannheim, ou de sa disciple féministe Viola Klein (The Feminine Character, 1946) la première à utiliser le terme de « point de vue féminin ». L’hypothèse selon laquelle toute connaissance est socialement située a trouvé dans l’œuvre de Mannheim sa formulation sociologique la plus prégnante, et son « relativisme » n’est pas tellement éloigné de celui des féministes.
Un autre point de convergence avec le marxisme est l’affirmation, par la théorie du point de vue féministe, que ce dernier ne résulte pas automatiquement de la condition sociale des femmes et de leur expérience : il s’agit d’une conscience collective qui nécessite une action politique, une lutte collective ; c’est grâce à cet engagement socio-politique que le point de vue féministe peut devenir un vantage point, un lieu épistémologiquement privilégié, capable d’atteindre une connaissance plus complète et plus objective - parce que critique des préjugés patriarcaux - de la réalité sociale.
Reste que les femmes ne sont pas un ensemble social homogène, mais se trouvent divisées selon des critères de race, classe sociale, orientation sexuelle, etc. D’où la naissance de mouvements comme le Black Feminism - Patricia Collins, Bell Hooks – qui met en question le féminisme des femmes blanches de classe moyenne, et avance sa propre perspective : la théorie féministe noire du point de vue. Cette diversité ne signifie pas nécessairement l’abandon d’un point de vue féministe commun à toutes celles qui souffrent de l’oppression de genre : il faut pour cela, observe Patricia Hill Collins « des constructions de la multiplicité », qui concernent les structures sociales et non les individus isolés. Il s’agit de mettre l’imagination sociologique dont parlait C.Wright Mills au service du point de vue féministe.
C’est dans ce contexte qu’apparaît le concept d’intersectionalité, élaboré, à partir de 1989, par Kimberlé Crenshaw : il existent, dans les sociétés actuelles, multiples formes de domination et oppression, qui déterminent, simultanément, mais pas de forme identique, le destin des femmes. Patricia Collins, qui s’inspire aussi bien de la théorie marxiste des classes sociales que du concept de « groupe de statut » de Max Weber, propose un nouveau paradigme pour rendre compte de l’intersectionalité : la « matrice de domination », dans laquelle se combinent diverses structures oppressives ; classe, genre et race ne s’additionnent pas simplement, mais sont des systèmes de domination interconnectés (interlocking). Ces concepts ont servi surtout à examiner la situation des femmes, mais selon Hill Collins, l’expérience spécifique des femmes noires avec l’intersection des systèmes d’oppression permet de comprendre d’autres situations sociales où des systèmes d’inégalité et de domination se croisent. L’enjeu c’est de dépasser aussi bien le positivisme de la science « sans préjugés » que le relativisme - qui considère toutes les perspectives comme également valables - grâce à un dialogue entre les divers points de vue situés des classes et groupes opprimés.
La problématique de l’ « interconnexion » des dominations avait déjà été posée en France, dès les années 1970, par Danièle Kergoat, à travers es concepts de consubstantialité et/ou coextensivité. Dans un article récent, revenant sur ces débats, Kergoat critique le terme « intersectionalité », qui risque, à son avis, de figer les rapports sociaux comme des « sections » séparées. La consubstantialité, en tant que mode de lecture de la réalité sociale, peut être définie comme l’entrecroisement dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque sur les autres, en se construisant de façon réciproque [8].
Comment articuler, grâce à l’intersectionalité, ou la consubstantialité, la théorie marxiste du « point de vue du prolétariat » et la théorie du point de vue féministe ? Les deux partagent la conviction de la situatedness de toute connaissance, et de la supériorité épistémologique du point de vue des classes et catégories opprimés et/ou marginalisés. Mais chacune pense que sa perspective est la plus universelle, capable d’intégrer et englober les autres. Bien entendu, ce n’est pas ici que nous allons trancher ce débat…
Mentionnons, pour conclure cette brève introduction, la riche piste de réflexion ouverte par Eleni Varikas. Depuis la perspective supérieure du prolétariat, jusqu’aux standpoint theories, l’histoire de la modernité est traversée par la quête d’un point archimédique, à partir duquel on pourrait connaître/soulever le monde. Or, l’expérience de l’oppression ne donne en tant que telle, un privilège cognitif. Ce n’est que grâce à un « universalisme stratégique » - opposé à la prolifération des absolutismes identitaires - que la souffrance et l’amertume des opprimés et des exclus, des subalternes et des parias, peut se transformer en recherche d’une justice généralisable revendiquée pour l’humanité toute entière. Ce qui exige de penser ensemble, dans leur interdépendance, les subalternités multiples, les histoires de domination et les traditions de résistance, souvent discordantes [9].
Michael Löwy, Paris, mai 2012