Pourquoi exactement disons-nous que la révolution nécessite de casser la vieille machine d’État ? Il y a à ce sujet des confusions de niveaux. La démocratie socialiste ne peut pas fonctionner sur le mode étriqué de la démocratie bourgeoise, que ce soit au niveau des institutions élues ou à celui de la machine d’État elle-même (administration, forces de sécurité, justice et même économie). Mais on ne peut pas inférer d’une société future à bâtir pour en déduire que la rupture révolutionnaire, celle où le pouvoir politique bascule, nécessite obligatoirement l’appui sur un autre appareil que l’actuel. Ce sont des questions peut-être liées, mais distinctes dans leur portée. Si une majorité électorale ne suffit pas à imposer une nouvelle société (et, par hypothèse, justement un autre type d’État) c’est parce que l’appareil actuel non seulement est adéquat avec la gestion du mode de production capitaliste (et pas avec le socialisme), mais parce que les êtres humains bien concrets qui y résident y voient (à juste titre) la seule possibilité de persévérer dans leur être. Aussi, si un gouvernement issu d’un vote de rupture s’attaquait au cœur de la puissance capitaliste par des incursions sévères dans le droit de propriété, non seulement les courroies de transmission habituelles feraient défaut, mais elles agiraient au contraire pour renverser le verdict des urnes. Jusqu’au coup d’État militaire, comme au Chili en 1973. L’appel au pouvoir populaire, au « double pouvoir », n’est alors pas une question idéologique, programmatique, mais pragmatique : on ne peut pas gagner autrement. Et « ne pas gagner » dans une situation de confrontation majeure, c’est tout perdre. Selon la formule de Trotski, la révolution avance en se défendant. C’est vrai de toute révolution, même bourgeoise : la prise des Tuileries suit la fuite du Roi à Varennes et le Manifeste menaçant de Brunswick.
Mais comme la question est pragmatique, elle permet des issues parfois inattendues. Une partie majoritaire de l’armée fut ainsi, longtemps, du côté de la révolution dans le Portugal des années 75. Elle le fut encore dans le Venezuela de Chavez en 2002. Il y faut, c’est sûr, des conditions spéciales. Mais justement, toute révolution est le produit de conditions « spéciales », hors desquelles le régime en place trouve le moyen de perdurer, que ce soit par la répression ou par des accommodements. C’est aussi la raison pour laquelle jamais l’Internationale Communiste n’a exclut la possibilité qu’une révolution s’initie par des processus électoraux. En plus du fait, évident pour elle, que de toute manières la révolution se caractérise par une combinaison de processus de tout type (en particulier, dans les pays de vieille démocratie bourgeoise, des processus parlementaires et extraparlementaires). La question n’a donc jamais été celle-là, mais celle de la nature des processus à engager (le type et le degré de rupture). Lesquels comportent au moins des mesures « économiques » (incursion dans le droit de propriété) et « démocratiques » (en particulier convocation d’une Constituante. Même pour la Russie de 17. Sauf qu’ensuite les Bolcheviks l’ont dissoute, autre question…). Et comporte aussi la conscience que faire tourner la vieille machine d’État pour cette politique précise de rupture peut s’avérer non seulement impossible, mais que cette machine peut se lever violement contre celle-ci.
On l’aura compris, rien là qui aille en tant que tel contre le principe d’une « révolution citoyenne », même initiée par les urnes. La « révolution par les urnes » elle en revanche est trop limitatif, et pour tout dire, impossible. Cela dit, toute cette réflexion porte la marque des cadres où elle s’est élaborée, en particulier celle des États nations. Alors, il y avait, comme au théâtre, la règle des trois unités. De temps, de lieu et d’action. Le lieu est celui qui est défini par les frontières étatiques ; l’action concerne l’affrontement dans ce même lieu d’adversaires physiquement face à face (pour aller vite, le prolétariat et la bourgeoisie) ; le temps est celui de la lutte politique, concentrée justement sur les institutions du pays. La nouveauté est que cette unité ne tient plus. L’ennemi à abattre est de plus en plus absent de la scène nationale. Parce que celle-ci est désormais en partie globalisée. Et, en conséquence, la lutte politique s’étend dans une multiplicité de temporalités (locales, nationales, internationales). On pourra, avec raison, faire la remarque que ceci n’est pas entièrement nouveau. Mais c’est une question d’équilibre, de proportions. Dans une formule saisissante, Trotski disait : « La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale ». Ceci reste vrai, à la différence près que les deux premiers moments s’interpénètrent de plus en plus.
Toni Negri (il n’est pas le seul) démontre d’une manière très convaincante comment l’ennemi de « l’Empire » s’est rendu insaisissable. Sauf que lui prend pour argent comptant que les États ont disparu, ou quasiment, ce qui ne tient pas la route. Et de plus, que « la multitude » fait la balance à l’Empire sur ses réseaux. Alors que le seul espace pour organiser une lutte populaire de masse qui vise le pouvoir demeure l’espace national. Les enjeux sont internationaux, oui. Ils l’ont toujours été, et ils le sont de plus en plus, si l’on tient compte par exemple des questions écologiques. Mais les outils principaux à disposition sont nationaux. En particulier parce que la coordination des mobilisations dans des situations de rapports de force très inégales est difficile. Et encore plus dans une situation générale de défensive où la projection à cette échelle aurait forcément tendance à en rabattre pour les mobilisations les plus avancées pour tenir compte des plus retardataires.
Cela dit la destruction de la règle des 3 unités est indubitablement une tendance forte, sinon déjà une réalité définitive. Jamais le mouvement anticapitaliste n’a été confronté à une telle situation. Si l’on s’en tient à la question qui nous occupe ici en premier, celle des Institutions, c’est encore plus crucial. Comme dans un film qui tourne à l’envers, celles-ci échappent de plus en plus à l’éventuelle pression du vote : comment atteindre ainsi l’OMC, le FMI, la Banque Mondiale, l’ONU elle-même sans parler bien sûr du « centre » principal du pouvoir réel, aux mains des multinationales, sans « centre » bien défini justement ? La domination universelle du néo-libéralisme va avec un affaiblissement volontaire concomitant des États (en dehors du versant pénal, répressif, militaire). Ceci étant à moduler, puisque c’est surtout vrai pour les grands et petits pays occidentaux, mais pas pour la Chine qui a trouvé une solution miracle (pour l’instant) par la combinaison du marché et de la dictature. Peu de démocratie tout de même… A contrario, il existe un problème spécifique et accentué en Europe (et dans la zone euro en particulier) où l’inexistence d’un État pleinement développé marque une impossibilité supplémentaire pour les peuples de peser électoralement sur des décisions opaques.
Le génie maléfique de la classe dominante a inventé la lente destruction de la démocratie représentative dans l’opacité de la « gouvernance », en particulier donc dans l’UE. Le problème est que ça s’étend à tous les échelons avec la réforme de l’État et qu’aux autres niveaux (Régions, Départements) ce n’est guère différent. Ceci est déjà vrai des grandes villes et ça deviendra général quand la métropolisation aura gagné (c’est chose faite pour Lille, Lyon, Marseille, Paris). Dans une telle situation, même une politique comparable à celle de Mitterrand/Mauroy en 81-82 serait très difficile à imaginer.
Ajoutons-y l’approfondissement de la crise surgie en 2008, et on a les Indignés, lesquels, à l’évidence, pointent cette question particulière de l’affaissement des espaces démocratiques (avec nombre d’autres). Ce n’est jamais que la pointe avancée d’un phénomène de prise de distance avec des Institutions de plus en plus privées de pouvoir. En France, Présidentielle mise à part où se joue encore l’image de soi du pays, les autres scrutins marquent une tendance rarement inversée à la baisse de participation (sans compter l’extension, dans certaines zones, de la non inscription sur les listes). On pourrait y voir une marque positive de rejet du parlementarisme au profit de la mobilisation directe. Mais ce n’est le cas que d’une toute petite partie du phénomène. Comme aux Etats-Unis où la chose est plus ancienne, la baisse du vote (Obama 2008 étant vraiment une exception) ne s’accompagne certainement pas d’une autre forme d’investissement purement politique. Pour les Indignés, on ne peut en aucun cas dire cela c’est vrai. Il demeure que ces mouvements n’ont en rien clarifié les voies et médiations pour passer de la mobilisation et du rejet des Institutions (« ils ne nous représentent pas ») à la question du pouvoir alternatif. Sauf à décréter qu’elle ne doit définitivement pas être posée, comme si en l’ignorant on la faisait disparaître.
En résumant mes arguments pour le présent propos on peut dire que :
a) Les classes dominantes ont réussi à installer un « cercle de fer » à l’échelle mondiale, imposant la globalisation capitaliste et empêchant jusqu’à maintenant toute tentative d’en sortir, même d’une manière limitée. Le secours et le soutien apporté à ce modèle par de puissants pays émergents n’est pas pour rien dans sa solidité.
b) Ceci va de pair, partout, avec un rétrécissement drastique des marges laissées par les processus démocratiques bourgeois. Les États, en accompagnant la dépossession de leurs fonctions sociales et économiques, voire en les impulsant, se sont mis par là même largement à l’abri des turbulences politico-sociales. Si, par conséquence immédiate, cela élargit les effets de crises économiques majeures, cela réduit en même temps considérablement l’impact des aléas électoraux.
c) Ceci conduit à la confirmation de la mutation en nature de la social-démocratie laquelle vivait de ces marges. Si on tient compte en plus de l’affaiblissement du poids politique des représentations parlementaires (avec la « gouvernance » généralisée, dont l’UE donne un exemple caricatural) ; de la restriction des marges d’autonomie des institutions plus locales , cela nécessite la reprise à nouveaux frais de la relation à cette question spécifique des institutions démocratiques bourgeoises.
d) Dans des pays de vieille tradition parlementaire, cela bouleverse les relations au combat politique. Les aspirations populaires ont de plus en plus de mal à se projeter dans ce cadre. C’est le sens essentiel des mouvements répétés du type des « Indignés ». Mais même progressistes, ces mouvements se consument malheureusement en eux-mêmes. Sans doute parce que le sentiment diffus mais profond existe qu’il faudrait, pour réellement changer les choses, des confrontations bien plus radicales, qui mèneraient très loin dans l’affrontement. Or la confiance en la possibilité que celles-ci soient menées victorieusement est inexistante.
e) C’est que s’écarter tendanciellement du système représentatif traditionnel ne conduit nullement et automatiquement à une prise en charge d’un changement révolutionnaire de la société. Le problème est alors d’arriver à bâtir des partis qui évitent la marginalisation et dont la fonction d’aide au mûrissement des confrontations fondamentales soit attestée, même s’ils ne peuvent viser des ambitions plus grandes. Ceci ne peut se faire qu’à la frontière entre le « social » et le politique, de la traduction politique du social et en retour de la fécondation politique de celui-ci.
Samy