Socialisme, coopératisme, syndicalisme et parti sont des réalités dont la pratique (et la théorie) ont atteints leur maturité dans la seconde moitié du XIXiè siècle parce que c’est justement alors que le capitalisme est devenu dominant comme mode de production mondial. Le socialisme s’est dégagé comme projet de mode de production alternatif au capitalisme, le syndicalisme (et la grève) comme mode d’organisation principale de la lutte sociale, en particulier économique, le parti comme mode d’organisation de la lutte politique et le coopératisme comme mode d’organisation de la lutte des petits producteurs (agriculteurs, artisans) et petits commerçants à la fois contre leur prolétarisation et contre la grande entreprise alors émergeante. Comme au XIXiè siècle, les petits producteurs et petits commerçants étaient relativement très nombreux, le coopératisme y prit une relative grande place.
Le développement de ce « paradigme » au XXiè siècle en modifia les rapports réciproques comme il en révéla les faiblesses. Le socialisme se prit au piège du bureaucratisme (stalinisme et social-démocratie) après que celui-ci eut gangrené l’État devenu tentaculaire mais aussi l’entreprise privée dominée par des transnationales lestées de lourds appareils bureaucratiques (Kafka). Le syndicalisme se prit au piège de la collaboration de classe appelée au Québec « concertation » le livrant au chantage de la loi de compétitivité des entreprises et donc des concessions en n’en plus finir en temps de crise. Le parti, abandonnant la préparation de la révolution, se prit au piège du réformisme jusqu’à ce que le néolibéralisme l’accule au « réformisme sans réformes » ou avec atténuation des contre-réformes.
Le coopératisme du XXiè siècle a continué à organiser les petits producteurs tout en s’étendant aux prolétaires mais surtout comme consommateurs, épargnants et locataires/propriétaires.
« Environ 800 millions d’individus sont membres de coopératives, contre environ 184 millions en 1960. Ils comptent pour environ 100 millions d’emplois et ils sont économiquement significatifs dans un grand nombre de pays particulièrement dans les secteurs de l’alimentation, de l’habitation, de la finance et un grand nombre de services à la consommation »
(“Promotion of cooperatives”, International Labour Organization, 2000, ma traduction)
Cependant, un secteur minoritaire du coopératisme est composé de coopérants-travailleurs au sein de coopératives de production. À remarquer, cependant, que ceux-ci sont avant tout des travailleurs spécialisés dont les compétences professionnelles les protègent quelque peu des forces du marché. À ce titre, il y a un rapprochement à faire avec les artisans du XIXiè siècle :
« Les coopératives de production et d’ouvriers ont vu leur nombre d’adhérents augmenter d’environ 50 pour cent entre 1960 et 1986, date à laquelle, selon le Comité international des coopératives de production et de services industrielles et artisanales, elles regroupent près de 6 millions de membres. Traditionnellement, elles ont toujours été plus nombreuses dans l’industrie lourde et dans les divers secteurs des services. Aujourd’hui, elles se sont découvertes de nouveaux créneaux, par exemple dans la robotique et la communication.
« En Europe, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, on a assisté à une résurgence des coopératives de production et d’ouvriers dont beaucoup se sont réunies dans le cadre du Comité européen des coopératives ouvrières et de production qui, aujourd’hui, représentent 50 000 sociétés coopératives et 1 million d’ouvriers. »
C’est infime, particulièrement dans les pays impérialistes, la plus grande partie étant dans les anciennes économies collectives dites du « socialisme réel ». Ce n’est pas un hasard. Seul le rejet du capitalisme crée les conditions de développement de coopératives prospères. Rester fidèle aux principes coopératifs exige la suppression de la loi de la concurrence imposée par le marché capitaliste, ce que le mouvement coopératif ne saurait faire à lui seul. D’où, au prorata de leurs succès, les coopératives se transforment de facto en entreprises capitalistes ordinaires :
« Dans les pays industrialisés, les coopératives ont gagné en reconnaissance en tant que force sociale et économique. Les coopératives de fermiers, d’artisans, de commerçants, de membres de professions libérales (par exemple des médecins, des pharmaciens, des consultants en impôt), de consommateurs et de locataires, à partir de débuts modestes, se sont développées en grandes entreprises gérées professionnellement pleinement compétitives avec les firmes commerciales. Durant les quatre dernières décennies, le nombre de coopératives d’origine s’est considérablement réduit suite à des fusions alors que leurs nombres de membres a augmenté. L’efficacité économique et la compétitivité des entreprises coopératives a donc grandement grandi alors que la distance entre les membres individuels et leurs coopératives s’est élargie. Dans plusieurs cas, les membres sont devenus de simples clients et actionnaires.
« Il y a une claire tendance des grandes entreprises coopératives à se détacher de leurs membres et à se transformer en entreprises comme les autres dominées par leurs gestionnaires. »
On le voit dans le développement récent de Mondragón au Pays Basque, la « [p]lus grande coopérative ouvrière au monde » :
« On peut résumer l’évolution du groupe en mentionnant quelques indicateurs : En 2002, les exportations représentent 27% du chiffre d’affaires. La moitié des 60 000 personnes qui travaillent pour le groupe sont des employés et non pas des ‘socios’ (travailleurs associés de la coopérative). La croissance est externe, basée sur le rachat d’autres entreprises, plutôt que sur la création de nouvelles entreprises. Il n’y a plus de priorité basque dans la recherche des fournisseurs. »
(Wikipédia français, Mondragón Corporación Cooperativa)
Cette transnationalisation permet aux travailleurs-coopérants, même s’ils ne peuvent éviter des baisses de salaire pour eux-mêmes, de refiler en grande partie à leurs « employés » le coût de la crise :
« Comme le remarque Joel Martine, si les ‘socios’ bénéficient d’un emploi à vie, les coopératives ont aussi leurs emplois précaires, les ‘eventuales’, travailleurs à contrat déterminée qui sont un peu des salariés de seconde zone, non citoyens dans les coopératives. Ce que ne dément pas Fernando Gomez-Acedo, président du conseil de surveillance de Fagor-Brandt [filiale de Mondragón Corporación Cooperativa, NDLR] à qui on demande « Ce sont probablement les non-coopérateurs qui ont le plus de soucis à se faire en cas de restructuration » et qui répond : « Effectivement, la loi nous autorise à recruter 25% des salariés qui ne sont pas des associés ; quand il n’y a plus de travail, ils sont les premiers à partir... » […]
« En 2006, après l’acquisition de Brandt [une entreprise française d’électroménagers, NDLR], la direction de Fagor-Brandt a annoncé la suppression de 360 emplois en France, certains syndicalistes de Brandt sont allés distribuer un tract à Mondragón pour s’adresser aux ’socios’ qui étaient par ailleurs leurs actionnaires. Le nombre de suppression d’emploi a été ramené à 100, mais les problèmes classiques inhérents à la mondialisation du groupe sont devenus récurrents. Fagor devait s’approprier Brandt pour gagner des parts de marché et des avances technologiques, mais dans la division du travail qui s’instaure entre Mondragón, la Pologne, la France et le Maroc, les salaires français sont une charge plus lourde que les salaires polonais ou marocains. Sur ce point, les coopérateurs de MCC appliquent aux filiales étrangères le principe qu’ils refusent pour eux-même, à savoir, la loi dictée par des actionnaires extérieurs. »
Il est tout à fait illusoire de souhaiter que les coopératives restent petites pour ne pas être corrompues par le capitalisme. Comme n’importe quelle entreprise capitaliste, elles ont le choix entre :
• la tendance à la transnationalisation, d’où de bons salaires et conditions de travail pour les travailleurs-coopérants qui deviennent de plus en plus un collectif capitaliste s’en remettant à une gestion spécialisée dotée de salaires « compétitifs »,
• ou celle de la marginalisation, quand ce n’est pas la faillite, d’où les salaires et conditions de travail de crève-faim de l’économie sociale… sauf pour les petits gérants.
La nouvelle popularité des coopératives de toutes sortes s’explique par le développement de la stagnation économique depuis le milieu des années 70. Il faut cependant distinguer deux cas types qui, cependant, se recoupent probablement largement :
1. Les coopératives de l’économie sociale proprement dite :
« Cependant, les coopératives gardent un profil bas à propos des enjeux sociaux et politiques […] Depuis les années 1980, il existe une tendance dans certains pays (par exemple la Belgique, la France, l’Italie, l’Espagne) appuyée par l’UE, à accroître le poids politique des coopératives en les enjoignant à joindre leurs forces à celles des associations des secteurs de la santé, des services sociaux et de l’assurance mutuelle pour créer un secteur “tertiaire” spécial de l’économie […] — le secteur de l’économie sociale [en français dans le texte original en anglais]. »
(“Promotion of cooperatives”, International Labour Organization, 2000, ma traduction)
2. Un moyen de défense pour l’emploi :
« Si au départ l’essor du mouvement européen de coopératives de travailleurs était inspiré par un désir de créer une économie alternative, leur multiplication au cours des quinze dernières années a été, dans une grande mesure, induite par le chômage, la restructuration économique et les fusions de sociétés qui, à leur tour, ont encouragé la recherche de solutions innovantes. »
Si on peut sympathiser avec un groupe de travailleurs cherchant à sauver leur emploi en s’organisant en coopératives de production, on ne peut que constater le cul-de-sac de cette solution et même son caractère conservateur si l’on remarque l’origine religieuse/nationaliste du coopératisme québécois et basque, ce qui explique que l’État les appuie systématiquement :
« Sources religieuses : coopération et paix sociale
« Le lien entre les coopératives et la religion, et leurs sociologies respectives, est repérable à deux niveaux. D’une part, un lien institutionnel a existé entre l’Église et le mouvement coopératif à son origine. […] La recherche d’une voie médiane entre libéralisme et socialisme, une certaine hostilité à l’ordre établi, un rejet de l’individualisme et du collectivisme à outrance : tout cela rapproche l’expérience coopérative des thèses intégristes catholiques… […] Cette piste vaut pour la genèse des coopératives basques et québécoises… […]
« Le débat autour du rôle fondateur du religieux a fait prendre aux travaux sur Mondragón au moins deux grandes directions. Une partie de la production voit dans l’expérience d’Arrasate et dans la figure de son fondateur une synthèse entre principes chrétiens, économie sociale et identité locale. Inversement, des approches, comme l’anthropologie d’inspiration marxiste de S. Kasmir, s’irrigent en contre-discours en contestant notamment l’idée d’une innovation ecclésiale dans la création des coopératives. Concernant la figure du fondateur, S. Kasmir refuse de voir en J. M. Arizmendiarrieta une figure apolitique. Pour lui, au contraire sont projet rejoindrait celui du PNV catholique visant à construire une classe moyenne stable, technocratique et socialement conservatrice. L’expérience témoignerait ainsi d’une mentalité de paix sociale caractéristique d’une Église désireuse, à la sortie de la guerre, d’éliminer le conflit. Une mentalité, somme toute assez proche de celle observée au Québec au moment de la création des Caisses populaires. […]
« L’évolution idéologique du secteur coopératif a suivi d’une certaine façon celle du nationalisme québécois. Issue de l’idéologie conservatrice catholique, le mouvement coopératif s’appuyait d’abord sur une pensée agrairienne (l’industrie comme génératrice de tous les maux), anti-étatique et messianique (la mission évangélisatrice du peuple catholique québécois). Le projet de conquête économique des coopératives, qui se développe en parallèle avec le corporatisme prônant le soutien à la petite entreprise familiale canadienne-française, avait d’abord pour rôle d’aider l’agriculture, le petit commerce et la petite industrie. […]
« Contrôlant, quand à lui, le pouvoir autonomique [au Pays Basque] mis en place à la sortie de la dictature, le nationalisme modéré sut intégrer les expériences coopératives (dont Mondragón) dans la gouvernance de l’un des territoires les plus industrialisés d’Espagne. Le développement d’une législation favorable aux coopératives, les interrelations constantes entre élites politiques et dirigeants coopératifs, tout cela favorisa sans doute une synergie assez proche de celle observable au Québec durant les législatures péquistes. »
(Xabier Itçaina, L’expérience et le mouvement. Coopération, religion et identité au Pays Basque et au Québec dans « Diversité et identité au Québec et dans les régions d’Europe », Jacques Palard, Alain Gagnon, Bernard Gagnon, Presses Université Laval, 2006.)
L’illusion d’un socialisme se développant dans les interstices du capitalisme
Plusieurs analystes pensent que le développement du coopératisme, comme principale forme de production de l’économie sociale, est l’apparition du mode de production socialiste dans les interstices du capitalisme. On vient de voir que le coopératisme est plutôt une méthode de division et d’intégration du prolétariat dans le capitalisme. Ce n’est pas pour rien que le programme du Parti québécois promeut « l’économie sociale et le mouvement coopératif ». L’anti-syndicalisme des grandes coopératives québécoises, ossatures de l’économie sociale au Québec, est nécessaire à leur compétitivité. Il est plus facile à Desjardins, à Agropur et à la Fédérée (dont sa filiale Olymel) de faire passer le syndicalisme comme anti-patriotique et même anti-populaire.
Ces auteurs font un faux parallèle entre la transformation du féodalisme en capitalisme et celle du capitalisme en socialisme. La première transformation, même si elle a nécessité une révolution, n’est quand même que la substitution d’une classe dirigeante par une autre, ce qui rend possible la collusion de ces classes, malgré leurs contradictions, contre les classes dominées. L’État absolutiste (ex. Louis XIV en France, Élizabeth I en Angleterre) était d’ailleurs un État féodal s’appuyant à la fois sur la noblesse dominante et le capitalisme marchand dominé. Au XIXiè siècle en Europe, on a vu émerger l’Allemagne impériale où l’empereur s’appuyait sur un capitalisme industriel dominant et des « junkers » semi-féodaux (grands propriétaires fonciers) encadrant l’armée.
La seule classe sociale capable de renverser le capitalisme est le prolétariat d’autant plus qu’il est devenu mondialement majoritaire. Toutefois, la raison fondamentale de cette capacité n’est pas le nombre mais sa place dans les rapports de production comme essentiel producteur de la richesse. Cette capacité se traduit-elle en volonté ? L’histoire des luttes sociales du XIXiè et XXiè siècle, en particulier des tentatives révolutionnaires de 1848 à 1979, le démontre amplement même si elle relève aussi la complexité de la tâche qui doit tenir compte des rapports avec le paysannat et les oppressions nationale et de genre au sein d’un marché de plus en plus global alors que l’arène principale de la lutte reste nationale.
Peut-on objecter que l’échec des révolutions est dû à l’apparition d’une nouvelle classe dominante, la bureaucratie, issue des couches dites aristocratiques du prolétariat et de l’intelligentsia petite-bourgeoise ? Les contre-révolutions capitalistes en Russie et en Chine, et parallèlement le dévoiement social-libéral de la social-démocratie, même si elles ont permis le déchaînement du « pur » capitalisme néolibéral, ont désormais démontré que la bureaucratie n’était qu’une caste parasitaire et thermidorienne incapable de stabiliser de nouveaux rapports de production de même que les institutions et l’idéologie à l’avenant. Rappelons que tant le stalinisme que le maoïsme se sont réclamés du socialisme, ce avec quoi l’idéologie capitaliste était entièrement d’accord car cela lui permettait de s’approprier la lutte pour la démocratie.
La révolution capitaliste se prépara de longue date par la conquête de positions économiques (et d’une idéologie à l’avenant) avant de s’achever par la conquête politique du pouvoir. La révolution socialiste exige au contraire la conquête préalable du pouvoir politique (et la destruction de l’appareil de répression de l’État bourgeois) avant de pouvoir conquérir des positions économiques, en commençant par les hauteurs stratégiques de la finance. Cette bataille pour le contrôle de l’économie après la conquête du pouvoir politique signifie une transition qui peut être relativement longue et qui ne sera pas sans réactions contre-révolutionnaires que seul l’approfondissement de la démocratie permettra de vaincre.
Avancer la formation de coopératives de travailleurs comme solution aux fermetures de lieux de travail et aux congédiement massifs comme le fait la direction de Québec solidaire dans le Manifeste du Premier Mai de 2009 n’est pas en soi un pas en avant pour dépasser le capitalisme même si cela peut être une inévitable solution d’urgence. Cet expédient, pour ne pas spontanément conduire à l’auto-exploitation, requiert une politique étatique de soutien financier, technique et de mise en marché. Pour ne pas être une capitulation au droit de gérance du capital afin de régler la crise sur le dos du prolétariat tout en consolidant le capitalisme à qui on consent un moyen d’intégration et de division du prolétariat, il faut, à travers la lutte pour l’emploi et les conditions de travail, arracher les coopératives aux forces du marché pour les intégrer partiellement ou totalement au secteur public tout en menant au sein de celui-ci une lutte pour l’autogestion dont les coops pourraient être le point d’appui.
N’est-ce d’ailleurs pas, pris de l’autre bout de la lorgnette, la solution à la plaie de la corruption qui gangrène les appels d’offre du secteur public québécois, particulièrement dans l’industrie de la construction ? Pense-t-on vraiment y remédier par un alourdissement supplémentaire de la bureaucratie gouvernementale laquelle deviendra tôt ou tard une occasion supplémentaire de corruption ? Il faudrait sûrement instaurer une surveillance populaire et transparente appuyée par une expertise intègre. Mais pourquoi, afin de déjouer les combines entre des capitalistes dépendants plus que jamais, en ces temps de crise et de concentration de la richesse, de contrats gouvernementaux et des bureaucrates bien postés avides d’enrichissement, accaparer outre mesure le temps précieux de citoyens et citoyennes militantes qui pourraient s’investir ailleurs et celui des experts de bonne volonté qui auraient d’autres priorités ?
Et si on proposait de reconstruire la capacité du secteur public non seulement pour élaborer, en toute autonomie, les appels d’offre puis pour surveiller, en toute indépendance, l’exécution des travaux mais aussi pour leur réalisation proprement dite par des collectifs autogérés de travailleurs et de travailleuses que l’État aiderait à mettre sur pied et qu’il soutiendrait par la suite ?
Marc Bonhomme, 31 mai 2009, revu le 6 janvier 2013
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