L’image de la Chine comme atelier du monde est étroitement associée à une armée de réserve constituée de travailleurs d’origine rurale représentant une main d’œuvre illimitée, bon marché et inorganisée, ainsi qu’à une organisation du travail qualifiée de « despotique » par certains chercheurs, orchestrée derrière les barreaux d’usines dortoirs [1]. Si cet ordre despotique a cependant toujours été contesté par les travailleurs migrants [2], l’ampleur, les formes, les moyens et les arguments de cette contestation ont quant à eux beaucoup évolué depuis une quinzaine d’années.
La grève à Honda Nanhai dans la province du Guangdong, au Sud de la Chine, qui a initié la grande vague de grèves de 2010, a marqué un tournant. De manière remarquable, les ouvriers ont demandé à élire leur syndicat et à ce que celui-ci soit responsable devant eux. Ils ont également revendiqué des hausses substantielles de salaire dépassant largement les revendications formulées jusqu’alors. Cette vague de grèves a de fait constitué un saut quantitatif et qualitatif dans les actions collectives menées par les travailleurs migrants qui ne s’est pas démenti depuis. La prise de conscience de leurs droits a conduit les travailleurs non seulement à associer leurs revendications matérielles à des revendications de nature politique, mais aussi à exercer leurs droits collectifs avant qu’ils ne soient garantis. Cet article s’interroge également sur les conséquences de ces actions collectives sur la démocratisation au sein des entreprises en prenant en compte la réforme des syndicats et l’émergence de nouvelles formes de coopération avec la société civile, proposant ainsi une analyse de la transformation des relations de pouvoir au sein des lieux de travail.
D’une résistance réactive à une résistance proactive
De la conscience de la loi à la conscience des droits
La première moitié des années 2000 a été marquée à la fois par l’affirmation de la volonté du Parti de « gouverner le pays par la loi » (yifa zhiguo) [3] et par la reconnaissance de droits aux travailleurs migrants, jusque là considérés comme des citoyens de seconde classe. Celle-ci a été symbolisée par la publication par le Conseil des Affaires de l’État du document politique n°1 de janvier 2003 appelant à une égalité de traitement entre travailleurs urbains et travailleurs d’origine rurale émigrés en ville [4]. Ces politiques, qui ont été accompagnées d’une très grande production législative dans le domaine du droit du travail [5], ont constitué un tremplin pour l’émergence de grèves conduites par les travailleurs migrants. Durant cette période, celles-ci étaient avant tout motivées par la volonté de faire appliquer la loi en matière de droit du travail (paiement des heures supplémentaires et des arriérés de salaire, souscription à la sécurité sociale) et notamment l’augmentation du salaire minimum décidée par les autorités municipales et dont les employeurs ne tenaient souvent pas compte. Les grèves exprimaient avant tout une nouvelle conscience de la loi et les demandes ne concernaient rien d’autre que son application pure et simple dans un contexte de dysfonctionnement des institutions (absence de syndicats, de comités d’arbitrage et de tribunaux indépendants). Comme le souligne Li Lianjiang, cette conscience de la loi s’apparente à une conscience des règles (rule consciousness), qui se distingue de la conscience des droits (rights consciousness) en ce qu’elle n’implique « aucune remise en cause de la légitimité des règles existantes, aucune demande concernant le changement des règles et la mise en place de nouvelles règles et aucune demande de participation à l’élaboration des règles. » [6]. Or ce type de mobilisation ancrée dans la conscience des règles sert la stabilité politique du régime dans la mesure où elle constitue un contrôle efficace des autorités [7].
La loi apparaissait à la fois comme une nouvelle arme permettant aux ouvriers de s’opposer aux employeurs et comme la référence faisant autorité sur la valeur du travail. Ne disposant pas d’autres références pour déterminer ce que pouvait être un salaire juste, les travailleurs migrants acceptaient le salaire minimum déterminé par le gouvernement comme un plancher raisonnable en matière de salaire [8]. L’enjeu des grèves, qui donnaient souvent lieu à des manifestations de rue et à l’occupation de voies de communication, était de gagner le soutien de l’opinion publique afin de contraindre les autorités locales à endosser leurs responsabilités en intervenant dans les conflits pour faire appliquer la loi qu’elles avaient promulguée. En d’autres termes, les actions collectives pouvaient être en elles-mêmes interprétées comme une forme de participation populaire à l’application de la législation en matière de travail venant compenser l’absence de garantie institutionnelle des droits. En cela, les grèves ne constituaient pas un vecteur de changements politiques. De nombreux auteurs ont d’ailleurs souligné leur caractère spontané plutôt que bien planifié et organisé, local plutôt que national et autonome [9]. Les demandes, de nature avant tout matérielles, étaient généralement prudentes et circonscrites, loyales et économiquement orientées (plutôt que politiquement orientées), réactives plutôt que proactives.
La grande vague de grèves de l’été 2010, initiée par la grève à Honda Nanhai dans la province du Guangdong marque de ce point de vue un tournant majeur. Si les revendications actuelles concernent toujours en partie l’application du droit du travail et que le salaire reste la principale pomme de discorde, on note un changement dans la façon que les ouvriers ont d’appréhender ce dernier. Les demandes ne relèvent plus d’une simple conscience des règles mais de ce que les ouvriers estiment juste ou injuste, comme le souligne cet ouvrier de Honda :
« Je travaille dans cette usine depuis le 5 juin 2006. Mon salaire tourne autour de 1400 yuans par mois, ce qui fait juste une centaine de yuans de plus que ce que touchent ceux qui viennent d’être embauchés. Vous trouvez ça juste ? Est-ce juste que mon salaire ait augmenté la deuxième année de 28 yuans seulement, la troisième de 29 yuans et la quatrième de 40 ? Est- ce juste que 40% de ceux qui travaillent ici soient des stagiaires très peu payés, ce qui se répercute sur les salaires de tous ? Est-ce qu’il est juste qu’il y ait cinq grades, chacun divisé en quinze échelons, ce qui veut dire que, comme je ne peux gravir qu’un échelon par an même si je fais tout comme il faut, il me faudrait soixante-quinze ans pour arriver tout en haut ? Est- ce qu’il est juste de travailler autant pour ne mettre de côté que quelques centaines de yuans par mois ? Il y a trop d’inégalités, trop d’injustices. Que sommes-nous si nous acceptons tout cela ? On n’a pas le choix : cette grève, c’est une question de dignité1. » [10]
Plus généralement, les demandes des ouvriers sont motivées par le sentiment que l’augmentation de leurs revenus n’a pas été indexée sur le boom économique qu’ont connu certaines régions – le delta de la Rivière des Perles notamment – ni a fortiori sur les profits réalisés par les entreprises qui les emploient.
Comme le soulignait un ouvrier de Honda, et à sa suite de nombreux autres ouvriers sur Internet : « Notre usine génère chaque année des milliards de yuans et ces profits sont le fruit de la sueur et du travail des ouvriers. » Un nouveau sens du juste tend ainsi à remplacer le simple sens de la loi, et s’ancre dans les comparaisons que les ouvriers sont désormais à même d’établir grâce notamment aux informations auxquelles ils ont maintenant accès via Internet. Sans l’avoir lu, les ouvriers retrouvent ainsi les considérations de Marx sur l’exploitation et la plus-value.
L’une des raisons pointées par les grévistes pour expliquer ces inégalités n’est plus le fait que les employeurs ne tiennent pas compte de l’augmentation du salaire minimum mais tentent de le contrebalancer en jouant sur différentes composantes du salaire (allocations diverses, primes), en établissant des différences de traitement au sein des salariés (notamment en ayant recours à des intérimaires et à des stagiaires) ou en augmentant la déduction de frais fixes (déduction pour frais de logement, nourriture, assurance, cotisation syndicale etc.).
Aux demandes d’augmentations substantielles de salaire s’ajoutent donc des demandes de clarification concernant la rémunération : établir une grille de salaires transparente, séparer le salaire de base des allocations diverses ainsi que des primes liées à l’ancienneté, au mérite et à la productivité, afin notamment d’avoir une vision plus claire de ces différents postes pour appuyer les demandes d’augmentation. D’une manière générale, les revendications concernent désormais l’amélioration des conditions de travail au sein de l’entreprise et sont intimement liées à la nouvelle prise de conscience des travailleurs que celle-ci implique leur participation à l’élaboration et à l’application des règles régissant cette dernière.
C’est ce que reflète en particulier la multiplication des dénonciations ouvertes de la manière dont fonctionnent les syndicats chinois (simple fournisseurs de services et de loisirs/ bras droit des employeurs lors de conflit) et des revendications pour « refonder les syndicats » grâce à la tenue d’élections directes et la mise en place d’un système permanent de négociation au sein de l’entreprise. Les ouvriers se détournent des syndicats officiels, même si ceux-ci sont présents au sein de l’usine et proposent leur aide : en mars 2012, les ouvriers de l’entreprise japonaise Onrom Electronics ont ainsi posé la tenue d’élections syndicales comme préalable à toute négociation. Dans un système où la légitimité du Parti est auto-proclamée et où les syndicats n’en sont qu’une émanation, il est important de souligner que cette demande de représentation légitime et efficace s’apparente à une demande de participation ou de pouvoir de co-décision de la part des ouvriers, qu’ils mettent en avant comme un droit fondamental. Aujourd’hui, les grèves témoignent donc de deux traits fondamentaux de la conscience des droits telle qu’elle est définie par Li Lianjiang : d’une part la remise en cause de la légitimité des relations de pouvoir existantes et d’autre part la remise en cause des règles existantes au nom de principes fondamentaux (le droit de savoir, de participer, de s’exprimer etc.).
Les revendications ont aujourd’hui radicalement changé de nature, les ouvriers ne demandent plus l’application de la loi, mais ce qui n’est pas dans la loi : les droits collectifs. Les facteurs qui ont permis aux ouvriers chinois de lier petit à petit la protection de leurs droits et de leurs intérêts à la question de la représentation sont multiples et complexes. Ils relèvent d’une part d’une nouvelle conscience – intimement liée à une meilleure éducation et un meilleur accès à l’information – de la valeur de leur travail, des relations de pouvoir au sein de l’entreprise et des inégalités qu’elles engendrent au sein des usines comme de la société. Mais ce lien inédit entre revendications matérielles et revendications politiques n’aurait pu être établi sans un changement dans la structure des opportunités politiques. Depuis le XVIIe Congrès (2007), le président Hu Jintao (2002-2013) a en effet mis l’accent sur la participation démocratique du peuple, comme l’un des moyens de promouvoir la justice sociale. L’un de ses aspects consiste à favoriser l’autogestion à la base, que ce soit dans les communautés de quartiers ou au sein des usines. Il s’agit, toujours sous la supervision du Parti, de donner une plus grande latitude à certaines catégories sociales (résidents, ouvriers) pour gérer leurs intérêts communs au niveau le plus local et empêcher ainsi la politisation de revendications au départ essentiellement d’ordre matériel. Cette politique rencontre également les objectifs du gouvernement central depuis la crise financière de 2008 qui a durement touché la Chine et qui consiste à favoriser la demande intérieure en augmentant le pouvoir d’achat des ouvriers.
L’exercice des droits précède leur garantie
L’émergence de ces nouvelles revendications s’accompagne d’une redéfinition du rapport aux autorités (autrefois mises en position d’alliées pour faire respecter la loi, elles font désormais l’objet d’une nouvelle défiance), d’une relocalisation des conflits (les manifestations tendent désormais à rester circonscrites à l’enceinte des usines) ainsi que d’un accroissement de la capacité des travailleurs à s’organiser et à négocier. Les ouvriers agissent effectivement comme s’ils avaient le droit de grève, de s’organiser de manière autonome et de négocier collectivement. Ils élisent couramment des représentants chargés de faire valoir les revendications des employés auprès de la direction, refusent les conditions de négociations imposées par cette dernière ainsi que les propositions d’augmentation de salaire jugées insuffisantes, refusent de reprendre le travail sous la contrainte et savent faire alterner les moments de reprise de travail lorsque les négociations avancent et de grève lorsque les résultats sont jugés insuffisants, ce qui contribue à expliquer la durée de plus en plus longue des conflits.
Cette autonomisation des ouvriers est sous-tendue par un nouveau rapport de force lié d’une part au mode de production et d’autre part à une unité et à une solidarité au sein des usines qui contrastent avec les lignes de fracture selon l’origine géographique, ethnique ou de statut au sein de l’entreprise qui étaient souvent mises en avant au début des années 2000 comme des obstacles à la constitution d’une conscience de classe. Dans la mesure où les chaines de travail sont de plus en plus intégrées, les grèves paralysent désormais toute la production non seulement de l’usine, mais souvent aussi d’autres usines réparties sur le territoire chinois et travaillant pour la même entreprise, ce qui entraîne des pertes économiques colossales pour les employeurs mais aussi indirectement pour les autorités locales. Honda a ainsi perdu 240 millions de yuans par jour lors du conflit à Nanhai qui a duré quinze jours en 2010 soit plusieurs milliards de yuans pour l’ensemble de la période de grève, tandis que les pertes engendrées par les trois jours de grève subis par LGD à Nankin en décembre 2011 se sont élevées à 434 millions 600 mille yuans. Par ailleurs, le slogan des grévistes de Honda : « l’unité fait la force » a fait école et les revendications manifestent souvent une solidarité avec l’ensemble des employés de l’usine. Les grévistes de Honda, qui demandaient une augmentation de 800 yuans pour l’ensemble de la main d’œuvre, ont exprimé dans leur lettre ouverte leur solidarité envers les stagiaires et les intérimaires mais ont également généralisé leurs revendications à l’ensemble de la classe ouvrière : « Notre lutte pour les droits n’est pas une lutte pour protéger les seuls intérêts de 1800 ouvriers. Nous sommes concernés par les droits et intérêts des ouvriers de tout le pays ». Leur emboîtant le pas, les grévistes de Omron ont manifesté dans leur lettre ouverte publiée sur Internet leur solidarité envers les cadres de l’usine dont les salaires n’avaient pas été augmentés, ainsi qu’envers les conducteurs de véhicules au sein de l’usine travaillant quatorze heures par jour mais payés onze heures. Inversement, on note de nombreuses expressions de soutien sur les sites internet qui s’expriment au nom de la solidarité de « la classe ouvrière », comme cette injonction laissée sur le site de discussion en ligne des grévistes de Omron : « Camarades ouvriers unissez-vous pour défendre vos droits ! ». Enfin, les ouvriers sont désormais très attentifs à esquiver toute tentative de division de la part de la direction, comme en témoignent le refus des stagiaires de Honda de céder au chantage des directeurs de leurs établissements qui les menaçaient de ne pas leur donner leur diplôme, ou encore la demande des ouvriers de LGD que les négociations se tiennent au vu et au su de l’ensemble des employés et non à huis clos dans le bureau de la direction.
Le développement des alliances horizontales sous-tendues par le développement des nouvelles technologies
Les alliances horizontales avec différents acteurs sociaux ont désormais supplanté les alliances verticales avec les autorités, que ce soit dans la menée des conflits et le développement des négociations ou dans leur résolution. Les ouvriers ont désormais un accès beaucoup plus aisé à Internet, notamment via leur téléphone portable, et beaucoup ont un compte de messagerie instantanée QQ – qui comprend également une partie « open space » de type facebook – ou un blog sur lesquels ils font circuler des informations relatives au droit du travail, des articles de journaux et des essais écrits par des chercheurs et intellectuels publics [11], des vidéos des grèves et des commentaires concernant leurs conditions de travail ou des grèves menées dans d’autres usines. Il n’est pas rare que des groupes se créent sur cette messagerie lors de conflits facilitant la communication et la coordination entre les milliers d’employés que comptent les usines, et permettant aux grévistes de tenir le public informé de leurs revendications via la circulation de « lettres ouvertes », du déroulement du conflit et des négociations. Grâce à ces nouveaux moyens de communication, les actions collectives ont gagné en audience, permettant aux journalistes de s’en faire plus facilement l’écho, aux avocats et aux universitaires de donner des conseils aux grévistes, aux ONG hongkongaises et internationales de recenser plus aisément les conflits et de lancer des campagnes de soutien, et aux ouvriers d’autres usines de se nourrir de l’expérience de leurs congénères. Les grévistes font également parvenir directement leurs revendications aux médias et il est de plus en plus fréquent depuis la grève chez Honda que les journaux les publient in extenso. La teneur des articles de presse concernant les grèves a d’ailleurs beaucoup changé depuis le début des années 2000. Certains journalistes sont très impliqués dans les conflits : ils nouent des liens étroits avec les grévistes, prennent le temps de faire des enquêtes approfondies et écrivent des articles détaillant méticuleusement les causes et le déroulement des conflits, le rôle des différents acteurs, les réactions des syndicats et des autorités, apportant souvent leur propre savoir d’ordre social, politique, économique pour appuyer le point de vue des ouvriers. En d’autres termes, les ouvriers sont de moins en moins isolés au sein de leurs usines : ils sont en contact entre eux et avec des alliés non-gouvernementaux qui soutiennent leur action.
On assiste également à l’émergence de nouveaux intermédiaires issus de la société civile qui, court-circuitant les syndicats officiels, jouent de plus en plus fréquemment un rôle dans la résolution des conflits. On connaissait le rôle de médiateur joué par certaines ONG de défense des droits des travailleurs migrants [12]. Face à l’hostilité des autorités et en particulier des syndicats auxquelles elles font directement concurrence, elles tendent désormais à être supplantées par des avocats ou des universitaires spécialisés dans le droit de travail qui négocient au nom des ouvriers après avoir été mandatés par eux. Cette nouvelle forme de représentation autonome – placée sous le signe du droit et non du politique – est relativement bien tolérée dans la mesure où elle est circonscrite dans le temps et menée par des acteurs bien identifiés (les cabinets d’avocats sont légalement enregistrés à la différence de beaucoup d’ONG), considérés comme professionnels et n’évoquant pas le spectre de l’organisation ouvrière autonome.
Ces dernières années, des dirigeants centraux – suivis par certains dirigeants au niveau provincial, notamment au Guangdong – ont reconnu à plusieurs reprises la légitimité des revendications des travailleurs et ont lancé des appels réitérés à gérer les conflits de manière raisonnable (lixing duidai) en favorisant le dialogue social sur la répression. On note de fait un recul de la répression et en particulier des emprisonnements. Le fait que les grèves se déroulent désormais essentiellement à l’intérieur de l’enceinte des usines et, en tant que telles, ne portent pas directement atteinte à l’ordre public, donne également moins l’occasion à la police d’intervenir pour réprimer. En revanche, celle-ci est souvent envoyée à titre dissuasif sur les lieux de travail (LGD, Guanxing etc.), et il arrive qu’elle oblige aussi employeurs et employés à s’asseoir à la table des négociations.
Impact sur la démocratisation au sein des lieux de travail
Ce saut quantitatif et qualitatif dans les actions collectives menées par les travailleurs a relancé l’impulsion pour la mise en place d’élections syndicales déjà pratiquées épisodiquement depuis le milieu des années 1990, notamment dans les provinces du Zhejiang, du Shandong et du Guangdong, ainsi que de « négociations collectives » qui ont fait l’objet de débats ces dernières années. Sans surprise, les réformes sont plus avancées au Guangdong, où les conflits du travail sont les plus sévères. Mais cela tient également à des raisons politiques. Wang Yang, l’ambitieux secrétaire de la province (2007-2013) a eu à cœur de capitaliser la tradition réformatrice du Guangdong pour fonder sa carrière politique sur la promotion d’un modèle de « gestion sociale » faisant de la participation de la base et du dialogue les garants de la stabilité sociale.
Pour rappel, la structure organisationnelle des syndicats en Chine relève du corporatisme d’État : il n’existe qu’un seul syndicat autorisé, la Fédération nationale des syndicats chinois (FNSC), organisation de masse créée par le Parti et qui lui est inféodée, organisée hiérarchiquement et responsable devant les échelons supérieurs de la hiérarchie syndicale – dont les cadres sont tous membres du Parti – et non devant les ouvriers et employés. Son mode de fonctionnement se caractérise par un dualisme léniniste, c’est-à-dire que les syndicats sont censés agir comme une courroie de transmission du Parti tout en faisant remonter les demandes des ouvriers à ce dernier. Un tel système identifie les intérêts des employés à ceux du Parti et des employeurs, ce que souligne la Loi sur les syndicats de la République Populaire de Chine, selon laquelle le rôle de ces derniers est tout autant de protéger les droits des ouvriers que d’« aider les entreprises à augmenter la productivité et à améliorer l’efficacité économique ». Ceci explique que le comité syndical au sein des usines ne se considère pas comme le représentant des intérêts des ouvriers contre ceux des employeurs mais plutôt – et au mieux – comme un médiateur dont le rôle est de trouver un compromis quand un conflit a lieu. Cependant, dans la mesure où le responsable de ce comité est désigné soit par les responsables locaux du syndicat officiel soit, le plus souvent, par la direction des entreprises, dont il fait aussi souvent partie et dont il perçoit son salaire, les syndicats se rangent du côté de la direction en cas de conflit. C’est ce qu’ont exposé au grand jour les violentes altercations qui ont eu lieu entre les syndicats et les ouvriers lors du conflit de Honda Nanhai. Celles-ci ont agi comme un détonateur : elles ont favorisé la prise de conscience de l’impossibilité structurelle des syndicats chinois à représenter les travailleurs et ont fait de leur réforme une priorité du gouvernement et de la FNSC, notamment au Guangdong.
Les débats concernant la nécessité pour les syndicats de clarifier leur rôle afin de d’accroître leur efficacité dans le maintien de la stabilité sociale ne datent pas d’hier, comme en témoigne un certain nombre de directives publiées par la FNSC ces dernières années, insistant sur le fait que les syndicats doivent avant tout défendre les droits des ouvriers et employés. Elles soulignent notamment la nécessité de mettre en place des « relations démocratiques et harmonieuses » au sein de l’entreprise fondées sur une plus grande participation des travailleurs, en ressuscitant au besoin les comités ouvriers de l’époque maoïste. La Circulaire sur l’amélioration de la force de travail et de la stabilité sociale publiée le 29 mai 2010 marque de ce point de vue un tournant : pour la première fois, la FNSC y reconnait publiquement que la dignité des travailleurs dépend de la protection de leurs droits et intérêts et que, sans respect de la dignité de ces derniers, la stabilité sociale ne peut être maintenue.
Il est désormais ouvertement reconnu qu’il est nécessaire de mener des réformes structurelles permettant d’accroître la représentativité des syndicats et de changer leur mode de fonctionnement, autrement dit de favoriser leur « professionnalisation », terme qui, dans le vocabulaire du Parti, est devenu un antonyme de « politisation ». L’idée force est d’émanciper les syndicats de la direction des entreprises, notamment financièrement. La FNSC a alloué des dizaines de millions de yuans en 2010 pour mettre en place des programmes pilotes dans dix provinces et villes afin que les représentants syndicaux au niveau des usines puissent être payés par les échelons supérieurs de la hiérarchie syndicale et non par la direction des usines comme c’est le cas actuellement. Il s’agit également de permettre aux syndicats de mieux représenter les ouvriers grâce à la mise en place d’élections directes des représentants syndicaux, sans pour autant favoriser leur autonomisation puisqu’il s’agit dans le même temps de renforcer la responsabilité des syndicats de base devant la hiérarchie syndicale. Cette volonté de combiner démocratie directe et centralisme démocratique (en d’autres termes : des logiques bottom-up et top-down) correspond à la volonté affichée par le Parti depuis le XVIIe Congrès en 2007 de permettre une démocratisation contrôlée à l’intérieur du système pour le rendre mieux adapté aux attentes de la population, renforcer la légitimité du Parti et contrecarrer l’apparition de véritables contre-pouvoirs. Là encore, cette méthode n’est pas nouvelle puisqu’elle est pratiquée depuis les années 1980 dans les campagnes chinoises à travers la mise en place des élections villageoises qui constituent de fait une forme inédite de progrès de la démocratie sans pluralisme politique.
Les débats portant sur la participation des ouvriers sont directement liés à la dénonciation du caractère factice des « consultations collectives » (tiji xieshang) mises en place jusqu’à présent par les syndicats. De plus en plus de spécialistes chinois soulignent que l’augmentation importante du nombre de contrats collectifs reflète avant tout une compétition bureaucratique pour atteindre des objectifs chiffrés, que ces contrats ne sont qu’une réplique des conditions minimum légales et que le processus achoppe sur le manque de participation effective des employés aux négociations, ceux-ci étant, au mieux, consultés par les syndicats de manière toute formelle. Certains appellent même à la mise en place de « négociations collectives » (tiji tanpan) permettant une véritable participation des ouvriers. Dans la mesure où il s’agit également pour le Parti de continuer à attirer les investissements étrangers et de ne pas nuire à la rentabilité économique des entreprises, la mise en place de négociations collectives au sein des usines apparaît à certains égards comme la solution la plus réaliste et pragmatique, puisqu’elle favorise des solutions au cas par cas, chaque entreprise faisant selon ses moyens.
Les réformes se jouent donc à deux niveaux : les élections et le mode opératoire des syndicats. Pour qu’elles puissent constituer une véritable avancée par rapport aux élections directes mises en place sporadiquement depuis le milieu des années 1990 [13], il nous semble qu’il faudrait qu’elles satisfassent quatre critères :
1/ Que les élections se tiennent à la demande des ouvriers et non qu’elles soient imposées de manière arbitraire par le Parti.
2/ Que ces élections directes, qui renvoient à des pratiques très diverses et plus ou moins démocratiques, répondent au modèle du Haixuan (sea elections) : les ouvriers choisissent directement leurs candidats, qui doivent rassembler plus de la moitié des votes. Ce type d’élections, expérimenté pour les élections villageoises, est le plus démocratique.
3/ Qu’elles permettent aux grévistes d’accéder à des postes de représentants syndicaux.
4/ Qu’elles favorisent une capacité d’initiative et une véritable autonomie d’action des syndicats.
La réforme des syndicats et leurs limites
Les élections qui se sont tenues depuis 2010 dans le Guangdong ont privilégié la méthode du Haixuan, qui se déroule comme suit. Tout d’abord, un petit groupe de travail est créé au sein de l’usine. Il fixe la date et les modalités des élections et explique les procédures aux ouvriers. Ensuite, chaque atelier élit des représentants des ouvriers et employés à bulletin secret. Leur nombre doit atteindre 10% de la totalité des employés de l’usine. Puis les représentants des ouvriers et employés se réunissent pour élire à bulletin secret des candidats appelés à siéger au comité syndical de l’usine. La liste des candidats est alors transmise au syndicat du comité de rue qui l’infirme ou la confirme après inspection. Une fois approuvée, la liste des candidats est affichée dans l’usine pendant sept jours. Enfin, les représentants des ouvriers et employés élisent un président et un vice-président parmi les membres du comité syndical. Ces élections ne sont par conséquent que partiellement démocratiques : elles restent pilotées par la hiérarchie syndicale, qui peut ainsi intervenir à des degrés divers, notamment dans la confirmation des candidats. Elle peut donc aisément mettre un frein à l’accès des meneurs de grèves à des postes syndicaux.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé lors des élections à Honda Nanhai qui se sont tenues fin 2010. Bien qu’elles aient été érigées en modèle de réforme des syndicats par la presse et les pouvoirs publics, leur portée est restée limitée. Le groupe de travail présidé par le vice- président de la Fédération des syndicats du Guangdong et réunissant des représentants syndicaux de quatre échelons (entreprise, bourg, district, municipalité) a supervisé les élections. Il a notamment veillé à ce que les meneurs de la grève ne puissent se présenter et seuls deux ouvriers ont pu accéder à des postes de représentants syndicaux. Par ailleurs, le président du Conseil syndical – mis en cause pendant la grève – et occupant également le poste de directeur adjoint du département des ressources humaines, a été maintenu en place. Une jeune femme, occupant un poste de traductrice au sein de l’usine et acquise à la cause des ouvriers, a cependant été élue vice-présidente du syndicat. Autrement dit, il s’agit moins de créer des syndicats indépendants que de permettre aux représentants ouvriers d’« entrer » dans les syndicats officiels, comme l’a d’ailleurs souligné la presse chinoise.
Il s’agit quand même d’un changement significatif dans la mesure où le syndicat a pris l’initiative de relayer les demandes d’augmentation de salaire des ouvriers. Trois rounds de négociations collectives ont eu lieu en février 2011 qui ont permis aux salariés d’obtenir une augmentation de 611 yuans, portant le salaire mensuel des ouvriers à la chaine à un peu plus de 2 600 yuans [14]. Mais la représentation des travailleurs est restée limitée : seuls deux ouvriers à la chaîne (élus) ont pu participer aux négociations, dont le succès tient certes à la pugnacité de la vice-présidente du syndicat mais surtout à l’intervention du vice-président de la Fédération des syndicats du Guangdong qui a insisté dans le dernier round des négociations sur la nécessité de trouver un accord qui satisfasse les deux parties. Le succès de ces négociations tient donc moins à une institutionnalisation de la procédure qu’à la pression politique dans un contexte où il était important à la fois pour Honda et pour la Fédération nationale des syndicats chinois de faire de ces négociations un modèle afin de racheter une image en berne depuis les grèves. Cet épisode illustre bien ce que peut signifier la « professionnalisation » des syndicats et la mise en place de « négociations collectives » dans le contexte chinois (combiner l’élection de représentants syndicaux triés sur le volet et l’intervention de la hiérarchie syndicale), mais en souligne aussi les limites. Il s’agit avant tout d’une mobilisation ad hoc et l’on voit mal comment ce modèle pourrait être systématisé et pérennisé, ne serait-ce qu’à l’échelle provinciale.
À la suite de la grève chez Omron Electronics en mars 2012 dont la principale revendication était l’élection d’un nouveau syndicat, le vice-président de la Fédération syndicale de Shenzhen a annoncé la tenue d’élections directes dans 163 entreprises. Le modèle officiellement invoqué pour ces élections est celui de l’usine Liguang qui a réélu son syndicat en novembre 2007 conformément aux statuts des syndicats stipulant que la moitié des représentants syndicaux doivent êtes des ouvriers de la base. En 2010, soit trois ans plus tard, près de 77% des représentants étaient des ouvriers de la base élus sans aucune intervention des dirigeants de l’usine. Les élections à Omron Electronics se sont tenues entre les mois d’avril et de mai 2012 selon la méthode du Haixuan : les ouvriers des sept ateliers de l’usine ont élu 75 représentants. Ceux-ci ont à leur tour élu à bulletin secret quatorze candidats – en majorité des ouvriers de la base – appelés à siéger au comité syndical de l’usine, dont trois candidats aux postes de président et vice-président du syndicat. Ceux-ci ont fait campagne après l’approbation de la liste par la hiérarchie syndicale. Le responsable du département de la production a été élu président du syndicat face à l’ancien responsable syndical membre de la direction.
Force est de constater que ces élections n’ont pas représenté un changement significatif des rapports de force. Dans le cas de Omron, même si le nouveau responsable syndical issu des élections ne fait pas partie de la direction de l’usine, il en reste un cadre et a été agréé par la direction et la hiérarchie syndicale. En outre, les ouvriers ayant eu un rôle actif dans la grève ont été rétrogradés, tandis que ceux qui se sont rangés du côté de la direction ont été promus. Par ailleurs, la question du mode de fonctionnement du syndicat une fois élu reste entière et se heurte à de nombreux problèmes, en premier lieu le manque de formation et d’expérience des nouveaux représentants syndicaux. Faute de compétences en gestion et comptabilité, le nouveau président du syndicat n’a su comment accéder aux demandes des ouvriers concernant la clarification de la rémunération et l’établissement de fiches de paie, et n’a pas obtenu de soutien de la hiérarchie syndicale sur ce point. Enfin, le responsable syndical reste rémunéré par la direction de l’usine et, détail intéressant, c’est la hiérarchie syndicale qui a négocié son salaire. Il existe donc un risque que ces représentants syndicaux soient achetés, comme le montrent des rapports d’enquêtes menés sur les précédentes vagues d’élections syndicales qui soulignent que le rôle des représentants syndicaux finissent par se borner à améliorer la communication au sein de l’entreprise, à régler les problèmes quotidiens et à organiser des activités récréatives [15].
Quand bien même les représentants syndicaux voudraient rester fidèles à leur base, la législation continue de les placer dans une contradiction paralysante en stipulant que le rôle des syndicats est de représenter les deux parties. En d’autres termes, même si les élections directes permettent aux syndicats de gagner en représentativité, elles ne font que déplacer le problème à défaut de le résoudre... à moins que ces contradictions finissent par conduire les ouvriers à de nouvelles revendications pour l’amendement de la loi.
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La dynamique des grèves est aujourd’hui sous-tendue par une nouvelle conscience des droits intiment liée à la conscience de la valeur du travail et d’un nouveau sentiment d’exploitation, qui s’exprime avant tout par une volonté de participation et de co-décision au sein de l’entreprise. Il ne s’agit plus pour les ouvriers de faire respecter les minimums légaux mais d’obtenir des conditions de travail en accord avec ce qu’ils estiment être juste, ce qui les conduit non seulement à revendiquer des droits collectifs mais aussi à les exercer. La réforme des syndicats doit avant tout se lire comme la volonté du Parti de mettre un frein à l’autonomisation de la classe ouvrière et de s’appuyer sur la participation de la base pour raviver la légitimité des syndicats officiels. Ces réformes se limitent encore à des expériences isolées, et la question de leur institutionnalisation reste entière : manque une législation établissant une procédure électorale claire et limitant les possibilités d’intervention de la hiérarchie syndicale dans le processus électoral. Même si l’on s’achemine vers un progrès de la représentativité des syndicats, il est fort probable que ces derniers restent dans l’impossibilité de mener à bien leur mission de représentation des ouvriers en l’absence d’un amendement de la législation permettant aux syndicats de défendre les intérêts des employés contre ceux des employeurs. Il est donc à craindre que cette démocratisation reste toute formelle et doive être compensée par d’autres formes de représentation ad hoc et juridiques, à défaut d’être politiques, menées par des avocats et des chercheurs spécialisés ainsi que par des ONG habilitées.
Chloé Froissart