Processus révolutionnaires ? S’agit-il de designer par là une situation historique marquée par l’existence d’un mouvement populaire, des formes de luttes de masses libérant « l’énergie révolutionnaire des exploités et opprimés » et se confrontant centralement au pouvoir politique existant ? D’affirmer la naissance d’un nouveau cycle, où la satisfaction des aspirations sociales et démocratiques, posent avec une intensité nouvelle de la lutte des classes, la question d’une rupture globale avec l’ordre établi, bien au-delà d’un simple changement des formes des régimes politiques ?. On connait la formule de Lénine : « On ne saurait se représenter la révolution elle-même sous forme d’acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes alternant avec des phases d’accalmies plus ou moins profondes ».
Pour autant, le moment qualitatif de la rupture avec l’ensemble de l’organisation sociale et politique des classes dominantes et leur appareil de domination n’est pas atteint, même s’il y a une intervention directe des masses sur la scène historique. Le processus tend à souligner le caractère inachevé de la révolution et le champ des possibles qui s’ouvrent. Il peut aussi renvoyer à la combinaison de temporalités différentes, celle des actions révolutionnaires des masses qui déplacent les rapports de forces et mettent sur la défensive les classes dominantes d’une part, et le changement en cours, plus long et complexe, des conditions globales de la lutte, de l’accumulation et de la réorganisation des forces révolutionnaires (dans un champ politique déstabilisé) d’autre part. Ou à un autre niveau, les temporalités propres à la révolution politique marquées par une accélération de la lutte des classes, des retournements rapides des conjonctures politiques concrètes, l’instabilité mouvante des rapports de forces, la succession des moments de crise et de tensions.
S’agit-il en somme de mettre l’accent sur la durée, les formes de luttes, les premières conquêtes révolutionnaires, l’action indépendante des masses, les moments de tensions et de crises, l’émergence d’une dynamique de confrontation globale, au-delà des flux et reflux des mobilisations ? La notion de processus révolutionnaire n’épuise pas la réalité des changements en cours et ne permet pas nécessairement de cerner ce qu’apportent à la réflexion stratégique, les processus actuels. Elle peut même paradoxalement induire une lecture statique et linéaire réduisant les processus à une somme d’événements, de luttes et de configurations politiques conjoncturelles aboutissant le plus souvent à des conclusions prématurées : la stabilisation contre révolutionnaire, la fin annoncée du printemps des peuples qui s’éparpillerait dans la diversité et multiplication de luttes partielles ou des confrontations politiques inachevées, incapable en somme de faire face à l’alliance reconfigurée de l’impérialisme, de l’islam politique et des bureaucraties militaires et civiles issues de la dictature. Et encore moins de changer la donne, dans les situations de contre révolution armée que les dictatures mènent (et mèneront) dans une série d’Etats. Ou à l’inverse, la sous-estimation des faiblesses réelles du camp populaire qui certes a gagné des batailles, mais où les faiblesses d’organisations et d’expériences, les contradictions internes du mouvement révolutionnaire, l’hétérogénéité des objectifs font que les conditions d’un approfondissement stratégique du processus, sont loin d’être réunies. Sans compter la détermination des classes possédantes à gagner la partie malgré les reculs concédés et leur difficulté à stabiliser la situation.
En réalité, le cycle qui s’ouvre est celui d’une conflictualité intense encore pleine d’incertitudes et de possibles différents, sans que se dessine clairement une tendance dominante. Mais derrière les « vagues ou brèches révolutionnaires », il importe de voir ce qui est inédit et paradoxal, ce qui change et demeure du point de vue d’une réflexion d’ensemble sur les conditions/processus d’’une révolution.
Bases sociales et dynamiques révolutionnaires
Dans les approches classiques, les processus révolutionnaires dans les pays dépendants supposaient un front ou alliance de classes regroupant pour l’essentiel le prolétariat, les masses paysannes pauvres ou sans terres, des secteurs de la petite bourgeoisie radicalisées. Le débat qui traversait alors la gauche concernait le périmètre de cette alliance (avec des débats complexes ou caricaturaux sur les classes moyennes, l’existence ou non de bourgeoisies nationales), l’articulation politique de cette alliance de classe (rôle politique dirigeant du prolétariat, front des classes populaires), la nature des taches révolutionnaires et leur lien avec une dynamique socialiste, avec parfois, une compréhension relativement commune de l’importance de la question agraire, anti impérialiste et démocratique. Ce schémas-là qui a inspiré, sous des variantes diverses une approche en termes de « révolution nationale démocratique populaire » ou en termes de « révolution permanente » est à notre avis questionnée par les processus en cours, du moins dans les termes du débat antérieur.
• Une des caractéristiques centrales des processus en cours est le soulèvement collectif de larges fractions du peuple, mais la force motrice du soulèvement, sa fraction la plus déterminée, n’a reposé ni sur le prolétariat au sens classique ni sur la paysannerie, mais sur la partie périphérique urbaine ou semi urbaine du peuple, les couches les plus reliées à l’économie de survie, détachée de la terre et sans place spécifique et stable dans les processus de production. Ce qui est le lot de millions de personnes et qui, jusqu’à un passé récent, constituaient plutôt la base sociale des émeutes de la faim.
Classiquement, cette force sociale qui s’est révélée au grand jour a parfois été considérée comme un allié objectif de la classe ouvrière, mais très généralement comme une force d’appoint,voire même, une couche réactionnaire sensible aux sirènes des idéologies obscurantistes. La question n’est pas secondaire. Elle témoigne des recompositions des formations sociales, de l’émergence de nouvelles contradictions qui sont contemporaines au capitalisme mondial réellement existant. Si il y a une contradiction fondamentale qui traverse les sociétés arabes comme nombre de pays dépendants à l’heure de la mondialisation capitaliste et de sa crise, c’est bien celle qui oppose la logique de prédation, de dépossession et de surprofit relayée par des oligarchies parasitaires, resserrées autour d’une base sociale étroite, mais dont les effets d’ensemble n’affectent pas seulement les rares acquis ou droits, mais touchent d’emblée, la totalité des conditions de vie et de travail des majorités populaires.
Ce n’est pas seulement le salaire direct et les conditions d’extraction de la plus-value et plus largement le travail productif qui sont la cible des politiques libérales autoritaires, mais les conditions matérielles et sociales de la reproduction de la force de travail à tous les niveaux, de sorte que les classes populaires bénéficient de moins en moins de la part de la richesse produite par la société. Les attaques contre les services publics, la baisse des budgets sociaux, le chômage de masse, la marginalisation de territoires entiers, la casse des droits sociaux illustrent cette logique. De ce point de vue, la contradiction fondamentale est celle qui oppose l’ensemble des classes populaires aux classes dominantes, contradiction qui traduit l’incapacité grandissante du « capitalisme dépendant » à satisfaire les besoins élémentaires de la grande majorité de la population.
Cette détermination sociale tend à devenir le trait principal du cadre général de la lutte des classes et amène à modifier notre compréhension des alliances. Ainsi par exemple, la jeunesse populaire et marginalisée et plus largement les travailleurs qui vivent de l’économie informelle, bien que non insérés dans des rapports directs d’exploitation et de production, peuvent être au cœur des luttes majeures, et être des forces motrices du changement révolutionnaire. L’impossibilité des diplômés à trouver un emploi n’est pas seulement liée au clientélisme où à la compression des dépenses publiques, elle est au cœur des formes d’accumulation et de valorisation du capital qui visent aujourd’hui à baisser le coût global de la force de travail. La grande corruption contre laquelle se sont insurgées les populations et qui a pris des formes institutionnalisées, traduit la capture de l’Etat pour maintenir ou conquérir des marchés, produisant sous des formes diverses une économie de rente aux mains des familles régnantes, selon une logique « kleptomane » et d’accumulation parfois primitive et accélérée du capital.
• Autrement dit, la lutte contre la logique d’ensemble du capital, son processus de reproduction globale, son insertion dans des logiques néolibérales généralisées, et pas seulement l’exploitation directe, peut cristalliser des intérêts objectifs communs entre des couches sociales diverses et donner son caractère de masse et de classe aux mobilisations populaires. Cette analyse permet de comprendre la géographie particulière des mobilisations révolutionnaires qui rarement ont débuté dans les capitales, mais ont connu leur première massification et éveil dans les régions périphériques et les quartiers populaires. Là où se concentre la violence sociale la plus crue et l’arbitraire généralisé des Etats policiers.
Un certain traitement médiatique y compris à gauche occulte la profondeur des mobilisations qui naissent de l’intérieur du pays. On retient l’image d’Epinal de l’occupation des places au Caire et à Tunis sans s’interroger sur qui a occupé les places et d’où ils viennent (et sur ce qui se passe ailleurs dans le pays). Pourtant les points d’ancrage les plus forts, voire les points de départ de la mobilisation révolutionnaire sont sidi Bouzid et Redeyef, Mukalla et Taez au Yémen, la cyrénaïque en Lybie, Derra en Syrie, Sohar à Oman, Tanger et le Rif au Maroc et même en Egypte, Alexandrie et Suez ont été des points d’ancrage décisifs.
La mondialisation capitaliste et les politiques néolibérales ont reconfiguré les espaces et fronts de luttes, loin des schémas classiques de l’encerclement des villes par les campagnes ou à l’inverse de la centralité des bastions prolétariens situés dans les grandes villes. Elle permet aussi peut être d’apporter un autre éclairage de la question paysanne au moins à deux niveaux. La campagne est aujourd’hui, même quand elle est marginalisée, intégrée à la modernité capitaliste et les aspirations des populations qui y vivent ne se cristallisent pas nécessairement sur des revendications spécifiques (comme le droit à la terre, l’exigence d’une réforme agraire), mais il y a une réappropriation en cours de revendications plus générales comme le droit aux services publiques, à la santé, au travail, à un développement qui intègre les besoins fondamentaux. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de question paysanne, ou que la question de la réforme agraire ne se posera pas ultérieurement, mais qu’elle s’intègre d’une manière plus forte et plus combinée à l’exigence plus générale d’une autre répartition des richesses et de l’affirmation de droits communs. Elle ne s’affirme pas comme question structurante du processus révolutionnaire du moins dans ses formes actuelles.
Les zones rurales (qui concentrent encore près de la moitié de la population en Egypte par exemple) ont pour l’essentiel été « observatrices » même si ont existé des luttes antérieures, des mobilisations partielles et des confrontations pendant le processus révolutionnaire et qu’aujourd’hui se dessine l’embryon d’un syndicalisme paysan. Ce qui n’est pas sans poser nombre de questions sur les conditions d’approfondissement du processus lorsque l’on sait qu’un des ressorts de la puissance sociale, économique des classes dominantes tient aussi à une concentration forte de la propriété foncière et à l’émergence d’une agriculture d’exportation intensive, que celle-ci est un des vecteurs décisifs de la recolonisation économique, et si on oublie, que « le silence des campagnes » a été pendant longtemps, un levier stratégique pour maintenir ou reconquérir la domination sur les villes.
• Les régions périphériques, territoires sociaux et géographiques « inutiles « (du point de vue de l’accumulation du capital) restent partiellement liées à l’univers des relations rurales, mais sans lien organique avec la paysannerie, tout en étant insérées dans des formes marginalisantes du (mal) développement urbain. C’est cette combinaison, concentrant toutes les contradictions du capitalisme dépendant, qui a cristallisé socialement des maillons faibles et explique en partie, la singularité des processus révolutionnaires, comme processus émanant de l’intérieur du pays avant son extension et massification. Elle explique aussi en miroir, l’identification sociale des pauvres, des parias, de la jeunesse « enchomagée », des ouvriers journaliers des quartiers populaires dans les grandes et moyennes villes.
La massification a certes entrainé dans la lutte des couches sociales diverses. Il y a une jonction qui s’est opérée dans la lutte entre le prolétariat informel, la jeunesse « enchomagée » d’une part et les secteurs sociaux et corporations professionnelles qui ont été dans la ligne de mire des politiques libérales et répressives dans la période précédente : employés et salariés de la fonction publique, personnel hospitalier, juges et avocats, jeunesse scolarisée. Y compris des secteurs des classes moyennes supérieures ou du patronat ont pu, pour des raisons diverses, soutenir les premières phases de la révolution ou observer une neutralité prudente.
Au-delà du constat, il faut avoir en tête les raisons de cette jonction. Une des particularités des sociétés en question, soumises au rouleau compresseur des politiques d’ajustement structurel, est la fragilité historique des droits et acquis sociaux. Il n’y a jamais eu des Etats providences, même si ont pu exister à un moment ou un autre, aujourd’hui révolu, des politiques développementalistes et des pactes sociaux spécifiques, qui relevaient avant tout de la légitimation clientéliste des pouvoirs en place. Une majorité significative de la population ne bénéficiait d’aucun droit et l’autre partie voyait ses droits laminés. La perception que le pouvoir ne bénéfice qu’à une poignée loin de « tout intérêt national » et que les politiques en place aggravaient les fractures sociales sans possibilité de retour, s’est développée à une échelle de masse. Cet ordre inique défendu par un Etat policier entièrement tourné contre l’ennemi intérieur, a perdu toute légitimité sociale.
L’impact de la mondialisation et de la crise du capitalisme mondial a accéléré le rythme général des contradictions sociales. L’économie informelle de survie ne fonctionne plus comme un filet social face à l’explosion des prix et l’extension et consolidation d’un chômage de masse qu’elle ne parvient plus à absorber. Cette réalité affecte d’une manière spécifique les femmes très présentes dans l’économie informelle en particulier comme travailleuses à domicile mais aussi les jeunes. Au-delà du poids démographique de la jeunesse (plus de 60% des 350 millions d’arabes ont moins de 25 ans ) , le taux de chômage dans les régions périphériques dépasse souvent les 50% pour cette catégorie. A cette donnée concrète où l’inégalité territoriale ( à l’intérieur du pays et des villes ) a concentré socialement des maillons explosifs, le désenchantement populaire vis-à-vis du pouvoir central s’est élargie en un fossé sans précèdent. Au-delà de l’encadrement policier classique, le pouvoir n’avait plus de médiations sociales, ni de ressorts idéologiques efficaces. Des secteurs de la population n’étaient pas seulement marginalisés socialement et économiquement, mais n’étaient plus sous le contrôle plus insidieux des médiations associatives, syndicales, politiques qui fonctionnent dans leur grande majorité comme des extensions périphériques de l’appareil d’état au service d’une stratégie de paix sociale. On connait la longue liste des oppositions domestiquées et qui participent aux façades démocratiques des dictatures mais qui n’ont aucune assise dans ces forces sociales. Dans ces conditions, la baïonnette ne pouvait maintenir indéfiniment le « consentement des opprimé-es ».
• Dans cette configuration, y a-t-il eu un rôle spécifique des travailleurs comme classe ? La question est suspecte si l’on part d’une définition très étroite de la classe ouvrière. Le prolétariat informel, la jeunesse populaire marginalisée « qui ne peuvent même pas vendre ou louer leur force de travail » sont-ils en dehors de la classe ouvrière ? Rappelons seulement que les travailleurs ont bel et bien étaient présents utilisant leurs armes (la grève, les syndicats). On sait que la menace de la grève générale a joué un rôle essentiel dans l’isolement du pouvoir et sans doute, un facteur déterminant, dans la décision de débarquer les tyrans dans au moins deux pays. On sait moins que d’autres processus ont débuté à partir de grèves. Ainsi au Bahreïn où le soulèvement est inauguré par la grève de 1300 ouvriers du bâtiment pour des augmentations de salaires ou à Oman, où le mouvement a été précédé par la grève de la fonction publique, des sociétés nationales et par l’organisation des chômeurs qui ont occupé des places et monté des tentes. Mais la participation à la lutte n’a pas dépassé le stade de la défense de revendications professionnelles spécifiques, articulées à des exigences démocratiques partielles ou globales, portées par le mouvement populaire. Y compris là, où des secteurs du mouvement ouvrier ont acquis des traditions combatives, comme en Egypte. Dans d’autres situations, il a été singulièrement absent ou faible (Syrie, Maroc, Lybie, Algérie…) même si le climat général pouvait faciliter une activité revendicative. Conscients que la brèche est ouverte, les travailleurs s’y sont engouffrés pour défendre leurs revendications mais sans jouer un rôle spécifique dans le processus politique global.
Même là où le processus a été le plus avancé, les grèves ont eu un impact social, permis d’élargir la visibilité de la contestation, assurer l’extension des fronts de lutte, contribuer à la massification des manifestations, mais pour l’essentiel, elles n’ont pas abouti à un blocage économique ou sont restées à l’état de menace (comme celle par exemple concernant la fermeture du canal de Suez). Et d’une manière plus générale, les grèves ont été un support, un élément du renforcement des mobilisations démocratiques et populaires plutôt que le terreau spécifique de l’émergence des travailleurs comme une force sociale et politique indépendante dans le combat général. Y compris après la chute du régime, la question sociale s’est traduite par un refus large des politiques d’austérité avec des revendications offensives (salaire minimum, lutte contre les contrats précaires et la sous traitance, contrôle des prix, des droits en matière de santé , nationalisation de certaines entreprises, défense des libertés syndicales , lutte contre certaines directions corrompues ou liés à l’ancien régime…) mais dans l’ensemble, il n’ y a pas de revendications politiques explicites d’ordre global.
• Dans le mouvement général de contestation, il y a plusieurs mouvements qui se chevauchent, se croisent, s’unifient ponctuellement et parfois se séparent. Au risque d’être schématique, il y a trois lignes de forces dans le camp populaire : le mouvement démocratique centré sur la défense des droits et d’un certain libéralisme politique, mais qui ignore ou relativise la question sociale, le mouvement populaire reposant sur les couches déshéritées, la jeunesse populaire, les « kadihin » et le mouvement ouvrier, mais qui est porté, ramassé autour de certaines couches spécifiques du salariat du privé et (surtout ) du public, et dont la forme de raccord à la lutte passe par le mouvement syndical (y compris contre les structures officielles en Egypte ou les directions centrales en Tunisie).
Ce qui encore complexifie la situation est que ces dynamiques sociales et de classes n’ont pas nécessairement d’articulations politiques et ne débouchent pas sur l’émergence d’un bloc social et politique révolutionnaire cristallisé et le camp de la contre révolution peut s’appuyer également sur des fractions des classes populaires. Tout processus révolutionnaire combine des bases sociales multiples, composites, des griefs particuliers et des éléments d’un mécontentement général, mais il est très difficile et vain de chercher un sujet révolutionnaire spécifique qui aurait une importance stratégique donné à priori, ou autour duquel, se recomposerait d’une manière principale les forces sociales et politiques. Seule la lutte est déterminante et recompose les forces réelles. Seule la lutte révolutionnaire peut dégager les bases sociales d’un projet révolutionnaire.
Dans un contexte général où la profondeur de la violence sociale et politique et de la crise fait émerger également des forces révolutionnaires atypiques. Qui peut nier par exemple que le mouvement des ultras en Egypte (mais pas seulement) issus des classes populaires est entrain de forger une nouvelle génération politique radicale, extérieure aux organisations traditionnelles de l’opposition démocratique, syndicale et sociale ? Et dont la radicalité exprimée dépasse de loin, y compris celles des forces qui se situent le plus à gauche de l’échiquier politique. La lutte des classes existe bel et bien mais il y a une pluralité sociale des forces révolutionnaires qui se recomposent et se construisent diversement posant en partie, d’une manière inédite, sur le terrain social et politique, la question des alliances loin de tout schémas préconçu.
Ancien et nouveau : les limites des oppositions
• Beaucoup ont noté la faiblesse des organisations dans le déclenchement des processus et ont insisté sur le caractère spontané ou semi spontané des mobilisations. Point de vue relativisé parfois en mettant en valeur le rôle de l’UGTT par exemple dans l’aide logistique et l’organisation des manifestations ou par le réinvestissement du rôle politique de celle-ci. Ou en Egypte, en raison du rôle joué par les regroupements militants et syndicaux issus de la lutte contre le pouvoir dans la dernière décennie. D’autres ont noté l’émergence de nouvelles formes d’organisation s’appuyant sur les technologies de communication modernes et permettant de mutualiser non seulement les informations, mais aussi de préparer les initiatives de luttes à travers les appels et les discussions qui traversent les médias sociaux. Mais aussi en débordant les appareils idéologiques d’Etat par leurs rôles de « caisse de résonnance » des soulèvements. L’utilisation massive des nouvelles technologies n’a pas seulement permis de casser la censure mais de faire des réseaux un outil collectif de mobilisation de larges fractions de la jeunesse. Elle a induit aussi un rapport à l’action horizontale dans une démocratie basiste et multiforme, en rupture avec toutes les variantes des fonctionnements hiérarchisés, de parole centralisée, de direction instituée, qui caractérise à un degré ou un autre, les organisations traditionnelles.
Il y a bien une combinaison de l’ancien et du nouveau mais cette combinaison n’opère pas sur les mêmes espaces, modalités et terrain de luttes. Les points de jonction sont celle des actions de masses ou de résistance mais pas sur celui de l’organisation ou même à une échelle plus modeste, d’une collaboration structurée. Les fractures sont réelles et ne se résorbent pas seulement par la proximité de la lutte. Elles traduisent à la fois une rupture sociale et une rupture générationnelle. La masse des pauvres qui a fait la révolution n’avait pas de liens organiques avec les structures militantes de l’opposition syndicale et politique, et les courants de la gauche radicale, n’ont pu pour une série de raisons développer une stratégie d’enracinement même partiel au sein de ces couches. Un fait assez significatif est que nombre de militants « anciens » peuvent être reconnus pour avoir fait la prison ou résisté sous les dictatures, mais c’est tant que personne et non pas comme militants d’un collectif ou d’une organisation. On ne reconnait pas aux organisations et couches militantes issues d’une autre période historique une légitimité spécifique. Ce ne sont pas les organisations qui ont fait tomber les tyrans, ni même préparer sa chute, même si leurs militants ont pu participer activement au processus. Cet élément est inscrit en profondeur dans la conscience collective. Il est également significatif que les organisations traditionnelles ne se renforcent pas à l’échelle des bouleversements sociaux qui ont eu lieu.
• L’émergence d’un syndicalisme indépendant de masse en Egypte traduit plus un déplacement des forces de l’ancienne structure qu’une réorganisation en profondeur, avec l’arrivée des nouvelles couches ouvrières issues des expériences de luttes révolutionnaires, même si cet élément est présent et se développe. Et dans la genèse de ce syndicalisme indépendant, la gauche n’a pas joué réellement de rôle même si des militants y étaient impliqués. Il s’agissait d’une poussée à la base qui ne rentrait en résonnance avec aucun projet de construction politique. Malgré la grande variété des luttes, leur grand nombre et combativité, les résistances ne produisent pas de dynamique de convergence au sein du monde du travail, prennent souvent un aspect catégoriel, restent faiblement organisées et n’aboutissent pas nécessairement à une jonction sur le terrain politique avec les protestations contre le régime. Aucune grève en Egypte par exemple n’a exigé le départ des militaires ou du gouvernement actuel. Les quelques appels à la grève générale en soutien aux initiatives lancées par les jeunes révolutionnaires, se sont globalement traduits par des mobilisations très inégales, laissant voir la faible structuration dans les zones industrielles, chez les travailleurs de l’économie informelle et du secteur privé et les difficultés de jonction entre combat syndical, social et lutte politique. On peut certes mettre en avant les difficultés objectives : le manque d’expériences, les obstacles bureaucratiques, la faiblesse des cadres et des moyens, la politique répressive du pouvoir et noter qu’en peu de temps, des pas en avant considérables ont été franchis, mais la difficulté majeure reste l’absence de projet structurant le combat du monde du travail dans sa diversité, en lien avec les préoccupations d’ensemble des classes populaires.
Il n’y a pas non plus de changement majeur en terme de surface sociale de l’UGTT et même si celle-ci s’est partiellement renforcée dans des secteurs nouveaux (centres d’appel ; certaines entreprises du textile), leurs directions réelles n’intègrent pas de forces nouvelles issues du moment révolutionnaire. La coupure entre le mouvement syndical d’une part, les sans emploi et le prolétariat informel reste profonde. Sans parler des femmes, près de la moitié des bases adhérentes, qui ont été motrices du processus dans les phases initiales et par la suite et qui continue être marginalisées au sein de la Centrale. L’UGTT, même si elle a réduit la place des secteurs bureaucratiques les plus inféodés à l’ancien régime, n’a pas pour autant dépasser les logiques propres et plus complexes du « conservatisme d’organisation ». Elle reste marquée, au niveau de sa direction, par une volonté d’affirmer sa présence institutionnelle en jouant sur des registres (profondément enracinés) qui ont marqué l’histoire de ses relations (en dents de scie) avec tous les pouvoirs : coexistence, alliance, conflit. De sa participation (contestée) au Conseil national de la protection de la révolution à l’appel (retiré) à la grève générale contre les attaques des milices proches de Nahda, en passant par ses appels au « dialogue national », l’UGTT construit une présence spécifique comme acteur social et politique (au sens large) mais où la question du contenu politique du projet d’une autonomie syndicale reste pour une grande part indéterminée, malgré la présence forte de la gauche. Et ce qui semble peser, au-delà du soutien à des mobilisations et à la recherche d’une amélioration des droits sociaux, et les effets réels du climat social sur ses propres choix, c’est un positionnement fluctuant sur les questions mêmes du processus révolutionnaire : assumer le rôle d’un approfondissement de ce dernier, quitte à se positionner en opposition globale ou maintenir et chercher à étendre des acquis partiels, dans le cadre d’une coexistence conflictuelle, voire un mélange de deux. La question est plus complexe que le point de vue qui voudrait considérer l’UGTT comme une avant-garde sociale et politique révolutionnaire capable d’incarner une alternative de gouvernement (avec d’autres) ou à l’inverse comme un simple regroupement professionnel jouant malgré lui un rôle politique.
• Les organisations politiques de la gauche qui ont connu un reflux dès les années 80 ont pu participer aux processus, retrouver sur cette base une visibilité et des espaces d’action mais elles n’ont pas joué un rôle central et ne sont pas identifiées par la population comme des « forces motrices ». Le paradoxe est pour le moins surprenant : des mouvements populaires solidement arrimées à des aspirations sociales et démocratiques, faisant preuve de luttes majeures à caractère révolutionnaire, marquant un réveil sans précèdent de la lutte des classes, libérant un espace sans commune mesure à la gauche, aboutissent tout au plus à une plus grande visibilité et liberté d’action de celle-ci, sans que cela débouche sur des transcroissances dynamiques.
Certes partout on constate que les liens collectifs créés à l’occasion des luttes révolutionnaires, le sentiment commun de la dignité retrouvée, les passerelles jetées dans la violence de l’affrontement sont réels. Il y a bien un espace de rencontre entre les collectifs, syndicats, associations, mouvements de jeunes mais dont la configuration et les objectifs restent partiels, conjoncturels et absolument pas stabilisés. Et sans liens avec des « dynamiques de partis ». Il n’ y a pas au-delà des évènements communs, un processus de réorganisation en profondeur des forces révolutionnaires, intégrant et dépassant les expériences et références passées dans un mouvement de refondation globale, même si l’on peut raisonnablement penser (et espérer) que la lutte contre la contre révolution va sceller des alliances et produire des formes d’organisation et des rencontres politiques et programmatiques nouvelles. Les fronts politiques de gauche ou dominés par la gauche (Front populaire en Tunisie, Front du salut en Egypte) en construction, mutualisent des points d’appui à une lutte commune nécessaire compte tenu de la dissymétrie des moyens face aux autres projets politiques en présence, mais butent pour le moment sur plusieurs défis : les articulations et non pas juxtaposition entre luttes sociales, syndicales et démocratiques, l’enracinement dans les forces sociales réelles de la révolution qui restent à l’extérieur des organisations dites de masses, la construction au sein de celle-ci d’une orientation populaire lutte de classe et de nouvelles structures de convergence de luttes, l’intégration de la démocratie comme colonne vertébrale de l’auto organisation des nouvelles forces révolutionnaires, la définition d’un projet d’étape donnant à la question sociale et la répartition des richesses sa dimension politique et nationale conflictuelle, l’élaboration d’un projet démocratique radicale approfondissant la révolution politique, la construction d’une capacité d’initiative indépendante qui va au-delà du soutien aux mobilisations… Il est difficile d’anticiper sur les dynamiques des « recompositions « en cours et la manière dont elle peuvent s’inscrire dans le tissu social.
• La rupture est également générationnelle. La radicalisation politique des « nouvelles générations « retient parfois les symboles de le lutte passée, se réapproprie les chants contestataires, réutilise des savoirs faires organisationnels, mais ne se situe pas en continuité avec les projets politiques, les visions du monde, les formes d’organisation qui ont structuré les combats d’hier : ni ceux issus du panarabisme, de l’islamisme ou du socialisme. Cette rupture est particulièrement forte au sein de la jeunesse populaire mais aussi dans la jeunesse diplômée et scolarisée. La visibilité même du mouvement n’a pas été faite par les registres d’action traditionnels, ni par la génération des années 70/80.
D’une manière générale, les mouvements révolutionnaires ne rentrent pas dans les cases historiques du passé, ils traduisent des aspirations démocratiques et sociales concrètes mais qui ne se formulent pas en termes idéologiques et projets politiques et sociaux bien délimités. Simple effet collatéral de la crise des perspectives d’émancipation ? Passage obligé après les longues nuits des dictatures qui ont écrasé les traditions de résistances historiques et instrumentalisé, pour certaines d’entre elles, les références progressistes ? Poids des défaites historiques de construction d’un mouvement ouvrier indépendant dans cette région du monde ? Ou est-ce l’indication d’une nécessaire refondation qui parte du mouvement réel des résistances révolutionnaires ? L’enjeu, au-delà du « regroupement » dans des fronts unis des traditions différentes issus du cycle historique passé est de voir comment donner une forme politique et une perspective d’ensemble à l’émergence du nouveau. Le risque est la définition d’une recomposition politique « fermée » entre courants progressistes qui ont un ancrage syndical, associatif et dans les mobilisations, qui vont grosso modo des nassériens de gauche aux courants marxistes ou démocratiques radicaux, sans reformulation en profondeur du contenu et des moyens d’un projet d’émancipation, en phase avec les nouvelles dynamiques sociales. Or, et c’est peut être sur la durée, la condition « pour que la forte concurrence entre d’une part les forces montantes, le mouvement ouvrier, le gauche et la jeunesse libérale et d’autre part les mouvements islamiques » ( Gilbert Achcar ) aboutisse à une « recomposition ouverte » , une redistribution générale des cartes favorables à une issue progressiste.
Dans cet « cet entre deux au sein duquel cohabitent des éléments de rupture et de continuité », la question qui est posée sur le moyen terme est celle de la construction de « parti (s) de classe » pluralistes liés à des mouvements autonomes de masses, ce que l’on qualifie au Maroc d’instruments de défenses organiques des masses populaires. Dans ce processus, au moins pour la Tunisie et l’Egypte, le mouvement syndical est un élément central, si toutefois s’opère un processus de dépassement des fortes tendances à l’institutionnalisation dans le premier cas, et que se développe une autonomie syndicale conçue comme la possibilité assumée d’une conflictualité sociale et démocratique radicale. Et en Egypte, si le syndicalisme indépendant s’enracine en profondeur et trouve les voies d’une articulation étroite entre lutte syndicales, luttes sociales et luttes démocratiques, y compris au sein de la paysannerie. il ne reste pas moins que l’autre jambe, celle qui concerne l’affirmation politique des forces sociales populaires motrices du processus, à l’extérieure du syndicalisme, et qui rassemblent les couches essentielles des nouvelles générations révolutionnaires, est toute aussi décisive.
De ce point de vue, la capacité à reformuler un projet social et démocratique alternatif, au-delà des mesures d’urgences ou de la critique des politiques menées, est un élément essentiel pour la période à venir. Face à la banalisation et la multiplication de l’offre des partis qui tous s’affirment attachés à « la révolution » ou faisant référence à elle, construire des partis de type nouveaux dans tous les sens du terme, des partis d’émancipation, loin des captations électoralistes qui ressurgissent, avec leurs multiples formes de cooptation, de « lutte de places » et surestimation des espaces concédés dans les nouvelles façades démocratiques, loin, à l’inverse, des rigidités avant-gardistes qui confondent les accélérations réelles des luttes et la construction patiente d’un bloc social et politique des exploités et opprimés, est un défi majeur. Une des questions non résolues n’est pas seulement l’adhésion, à ce qui existe déjà, des nouvelles générations révolutionnaires, ouvrières et populaires, mais la réappropriation à partir de leurs propres expériences de luttes et aspirations, d’un nouveau projet global d’émancipation.
Révolution sociale et démocratique ?
• Incontestablement, les mobilisations auquel on assiste ne peuvent être réduites à des mouvements démocratiques visant un simple changement des régimes politiques ou le départ du dictateur. Ce dernier n’est pas la fin ou l’objectif ultime d’un processus qui ne serait que la réplique régionale du déclin des dictatures, le dépassement en somme de l’exception despotique arabe dans le cadre d’un rattrapage historique. Soulèvements populaires contres des partis/états capitalistes dépendants, ces mouvements ont une profondeur sociale. Mais contrairement à ce qui est parfois compris, la question démocratique n’est pas qu’un moment transitoire ou le prélude ou la première phase, dégageant le chemin de la lutte pour la vraie révolution, celle qui bouleversera les rapports sociaux et de classes dans un mouvement de transcroissance.
Le problème est plus complexe que la vision parfois présente d’une révolution politique démocratique, multiclassiste qui devra céder la place à une deuxième révolution, celle-là sociale, ouvrière et populaire, la première n’étant que le résultat de l’immaturité politique du prolétariat et de l’absence accompli du « facteur subjectif ». Le propre de la transition serait celle d’un réalignement des forces qui donnera un contenu social explicite aux prochaines poussées révolutionnaires et qui permettra de dépasser les illusions sur la démocratie représentative et les faux amis du peuple. La révolution politique ne serait qu’une étape nécessaire avant le déploiement de l’antagonisme fondamental. Pourtant, la question démocratique, appuyée sur des ressorts sociaux, est au cœur des dynamiques des rapports de classes et des rapports de forces. La conscience populaire révolutionnaire se cristallise dans la lutte pour un changement démocratique qui ouvre la possibilité qu’advienne des formes politiques délivrées du pouvoir de la minorité, celle qui était aux postes de commande dans les anciens régimes ou les reconvertis, les nouvelles élites « légalement élus », qui apparaissent plus soucieux d’éteindre le feu de la révolution, en se contentant d’un changement plus ou moins important de la façade.
Cette lutte prend des formes multiples qui va au-delà de l’exigence d’instituer une constitution démocratique mais touche le fonctionnement concret de la société et de l’état : le poids des petits Moubarak ou des Ben Ali dans les services de l’Etat, l’espace public et les entreprises, la permanence de la répression et de l’impunité, la relégation des besoins sociaux par les politiques publiques. Si le processus révolutionnaire n’a pas mis à l’ordre du jour, du point de l’activité de contestation de masse, la remise en cause radicale des rapports de propriété, la question de « qui décide et qui contrôle » est portée sous des formes diverses par les mobilisations. Les mobilisations à Siliana pour chasser le gouverneur et à Sidi Bouzid ou les manifestations des masses contre Morsy, les résistances acharnées du syndicalisme indépendant contre la répression des luttes ouvrières et la criminalisation du droit de grève, les luttes pour l’indépendance de la justice et la liberté d’expression, les résistances multiformes sur les droits des femmes traduisent par des biais différents, une volonté que les intérêts, droits et besoins du peuple d’en bas soit au centre de l’organisation politique des pouvoirs.
D’une certaine manière, l’action de masse se cristallise autour de mots d’ordre démocratiques. Mais dans des sociétés où l’autoritarisme de l’Etat n’est pas une superstructure détachée du fonctionnement social global, mais repose sur un contrôle social étendu, les liens organiques entre l’activité économique et les élites politiques, l’hypertrophie des bureaucraties civiles, le poids des appareils sécuritaires, ce n’est pas seulement la tête ou un style de gouvernement qui sont visés, mais un certain rapport de l’Etat à la société. Là est la charge révolutionnaire de la question démocratique et qui est loin d’être résolue. C’est pourquoi le sentiment que la révolution risque d’être confisquée ne se limite pas au constat que les mêmes, aux différents échelons de la société, sont pour l’essentiel toujours là, mais au fait que le changement opéré ne change rien ni à la vie réelle, ni aux rapports concrets de l’Etat à la population. Là est la racine du changement qui s’opère dans l’état d’esprit de secteurs de la population qui, à partir de leur expériences concrètes, tendent à rompre avec l’armée (au moins en Egypte), les partis au pouvoir, ceux qui parlent au nom du peuple mais visent seulement à canaliser ses luttes.
Il est aussi assez significatif en Tunisie que l’attaque des locaux de l’UGTT et plus encore l’assassinat de Chokri Belaid cristallise une rupture politique avec le gouvernement actuel qui va bien au-delà de la base de l’UGTT ou du Front populaire. Mais ces ruptures, sur des questions démocratiques, restent hétérogènes et n’aboutissent pas nécessairement et encore moins spontanément, à la prise de conscience de la nécessité d’un pouvoir populaire, comme la seule possibilité pour mettre fin à la corruption, la répression et l’injustice sociale. Dans un contexte plus large, on peut penser que la construction d’un mouvement et d’une conscience anticapitaliste, n’a pas pour point de départ la question de la propriété mais le contenu démocratique du changement afin d’assurer une reconnaissance réelle des droits, libertés aux différents niveaux de la société, qui sont les préalables et la condition d’une lutte résolue pour « régler la question sociale ». C’est la volonté et possibilité d’approfondir la révolution politique démocratique qui peut non seulement créer les conditions d’une réorganisation du mouvement ouvrier et populaire , mais aussi engager une nouvelle vague révolutionnaire , une combinaison supérieure des aspirations démocratiques et sociales, sur des bases de classes, et au-delà de la crise du régime, de fissurer le système de domination global. D’une certaine manière on peut dire que c’est l’approfondissement de la révolution démocratique qui peut donner son élan à la révolution sociale.
Révolutions pacifiques ?
• On a souvent noté le caractère pacifique des mobilisations de masses qui ont déstabilisé le pouvoir ou entrainé la chute des tyrans. Mais il ne s’agit pas pour autant de révolutions pacifiques. Elles le sont, au sens où le mouvement révolutionnaire a cherché des formes d’action pouvant susciter des mobilisations massives, faisant la démonstration que c’est le peuple dans sa grande majorité qui veut le changement, établissant par la même une légitimité indiscutable à la lutte. Elles le sont dans le sens où le peuple a cherché, sous des modalités diverses, à diviser l’appareil d’Etat en s’adressant aux soldats et fraternisant par moment avec eux, visant d’une manière pragmatique et parfois avec des illusions, à raccrocher l’armée au train de la révolution, ou du moins à la forcer à une certaine neutralité. Mais cette combinaison est le fruit de circonstances exceptionnelles.
La profondeur du soulèvement et la rapidité de sa massification, si elle ne rendait pas impossible une répression par l’armée, aurait cristallisé une situation de confrontation fermant de fait toute possibilité de contrôle des changements politiques. Elle aurait posé la question de l’affrontement de masse non pas seulement avec une forme de régime mais avec l’Etat dans son ensemble, sans que les classes dominantes soient garanties de gagner la partie. Le pacifisme a été possible, en partie, par un choix politique circonstancié de secteurs de l’appareil d’Etat de trouver une solution politique moins coûteuse à leurs intérêts. Sans que pour autant cette appréciation n’annule ce qui est écrit plus haut. On le voit d’ailleurs aujourd’hui en Syrie ou le mouvement populaire malgré la guerre imposée maintient des manifestations et des formes d’action pacifiques. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des formes d’autodéfense, quasi quotidiennes, qui sans être militarisées, n’ont pas accompagné les processus.
• Certes, en Syrie ou Lybie, l’existence de corps armés au service exclusif du clan au pouvoir rendait la répression militarisée et de masse inévitable. Cette situation n’est d’ailleurs pas propre à ces deux pays. Mais cette différence réelle doit être relativisée. Depuis le soulèvement en Tunisie et en Egypte, il faut noter que l’ensemble des Etats de la région se sont préparés à faire face aux soulèvements et à mener une guerre contre leur peuple. La plupart ont restructuré leurs appareils répressif, se sont dotés d’équipement de lutte contre les « débordements sociaux », et ont renouvelé leurs arsenal non seulement auprès de leurs alliés occidentaux traditionnels, mais y compris avec ceux qui marquent une complaisance affichée avec les dictatures en guerre, que ce soit la Russie, l’Italie ou même la Chine.
Au-delà des différences des régimes politiques, la plupart des Etats ont intégré depuis longtemps les sommets de l’armée au cœur des rapports économiques dominants, faisant de la caste militaire, une fraction plus ou moins importante des classes dominantes. L’armée qui par la passé, en Tunisie et en Egypte, a déjà opéré des répressions de masse, ne peut tolérer un approfondissement de la révolution démocratique qui irait jusqu’à remettre en cause les « structures de l’Etat ». C’est une des questions les plus difficiles des processus révolutionnaires et qui pose concrètement la question de l’articulation d’un soulèvement populaire pacifique et des formes d’autodéfense armée, à un moment ou un autre, selon les dynamiques concrètes de la lutte, articulation qui soit en mesure de fracturer l’appareil militaire mais aussi de préserver une dynamique majoritaire, un caractère démocratique, pluraliste et civil à la révolution. Il y a là du point de vue de la politique concrète des questions nouvelles non réductibles aux expériences passées des « révolutions armées et civiles ».
Grève de masse, désobéissance civile, auto organisation
• L’occupation des places dans les processus révolutionnaires n’a pas seulement permis d’affirmer une légitimité sociale et politique alternative (« le peuple veut »), elle a permis de centraliser la lutte contre le pouvoir et de rallier toux ceux et celles qui ne disposaient pas d’autres formes de luttes de masses. Et pour rappel, l’occupation de la place Tahrir a commencé les premiers jours avec 50000 personnes. Le système d’occupation a une signification sociale et politique. Il traduit l’affirmation du territoire et des quartiers populaires (d’où partaient nombre de manifestations pour rejoindre « la place ») comme espace social de lutte, mais aussi la réappropriation de l’espace public où s’affirme, à chaque coin de rue, l’autorité de l’Etat policier et l’omni présence symbolique du dictateur.
L’occupation est une contestation politique directe de la légitimité du pouvoir à affirmer son ordre sur l’espace public. Elle est aussi la cristallisation d’un nouveau repère sociale. Ce qui fait la citoyenneté, le refus de la soumission, c’est d’abord cette détermination démocratique à faire place au peuple. L’occupation n’est pas que l’affirmation spatiale de la détermination révolutionnaire, elle a joué un rôle décisif dans l’extension et consolidation de la lutte de masse, entrainant y compris des secteurs hésitants. Très souvent dans les processus révolutionnaires, le caractère de masse ne se cristallise que lorsqu’un secteur de la société, assez significatif, montre qu’il est prêt à aller jusqu’au bout. Articulé à une radicalisation politique concentrée dans le mot d’ordre « Dégage ! », cette forme d’action rompt à la fois avec le consentement ordinaire des opprimés, jusque-là atomisés et relégués dans une guerre de tous contre tous, mais aussi avec les formes de luttes qui ne déplacent pas les rapports de forces réels. L’occupation révolutionnaire libère en somme l’énergie combative des masses tout en traduisant la forme spécifique d’action d’un mouvement populaire qui affirme l’autorité de la rue indépendamment des appartenances sociales (multiples). Mais elle n’est pas une forme fixe du combat populaire, un simple rassemblement permanent, elle assure la confrontation physique et politique avec le pouvoir.
L’occupation n’est pas simplement la forme d’une indignation collective ou d’une interpellation de l’Etat qui aurait perdu le sens d’un intérêt général qui n’a jamais existé, elle est dans les processus révolutionnaires, une volonté d’autodétermination politique qui veut imposer le changement. Là est sa signification profonde. Du point de vue de sa dynamique, elle renseigne sur les processus sociaux réels qui accompagnent un processus révolutionnaire. Elle témoigne de la centralité sociale des couches qui ne se reconnaissent pas dans l’Etat mais aussi dans les formes classiques de contestation. Dans des sociétés où des millions de pauvres et de précaires entrent dans l’action, ce ne sont pas vers les organisations traditionnelles qu’elles se tournent mais vers des formes directes, populaires de désobéissance civile. Et d’occupation des places. C’est le fruit d’une longue expérience historique ou de larges catégories populaires ont expérimenté dans leur chair, la privatisation du pouvoir et son caractère de classe, mais aussi la pratique concrète des organisations de la société civile, de l’opposition , des partis établis, du mouvement ouvrier officiel, largement domestiqués ou centrés sur des intérêts catégoriels, et dans tous les cas, sans volonté ou capacité, à défendre les intérêts du peuple dans sa globalité et d’une manière conséquente. On peut penser que l’occupation représente une volonté de créer un rapport de force global, là où les organisations et formes de lutte classiques ont échoué à enrayer les politiques libérales et autoritaires, quand elles n’ont pas perdu leurs assises et influences sociales. Elle traduit aussi une autre réalité concrète : quand on lutte, on lutte à partir ce qu’on est. Un chômeur, un précaire, un travailleur de l’économie informelle, un ouvrier journalier ne peuvent faire grève. Ils peuvent manifester et occuper. Quand ça concerne des millions de gens, cela imprime une marque particulière aux formes concrètes de la lutte de masses.
• Les schémas axés, au moins virtuellement, sur les hypothèses stratégiques traditionnelles ne trouvent aucune assise dans le mouvement réel. Pas plus celui de la centralité de la grève générale (qui suppose un mouvement ouvrier concentré, massif, stabilisé et héritant d’expériences de luttes extra parlementaires et familiarisé à la riposte par la grève générale) , que des hypothèses issues des différentes versions de la lutte populaire armée, et encore moins, celles nées dans les vingt dernières années axées sur la lutte démocratique (guettant la possibilité d’imposer de brèches démocratiques dans le dispositif autoritaire sans lien avec un projet de rupture concret et de mobilisations de masses ).
Sans aborder les différentes hypothèses, centrons-nous sur un débat en filigrane qui intéresse les partisans de l’émancipation, au-delà des frontières du monde arabe. La grève générale n’a jamais eu lieu dans le monde arabe (même si il y a eu des appels dans ce sens). Ce qui a eu lieu, c’est à la fois des grèves régionales, des grèves sectorielles, des grèves de ralliement à la contestation populaire initiée par la jeunesse et les couches sociales précarisées ou à un niveau plus bas, des grèves revendicatives défendant des revendications spécifiques. Sans nier leur impact social dans la massification de la mobilisation et son élargissement, ni leur impact politique du point de vue du camp adverse, la grève n’a pas été la caractéristique centrale, à cette étape, du processus révolutionnaire, celle qui a en quelque sorte polarisé le combat social et démocratique, et donner corps à une alliance ouvrière-populaire de combat contre les dictatures régnantes. Ce constat peut avoir des explications multiples, y compris celles encore à élaborer sur les formes de luttes du prolétariat actuel dans cette région du monde et où son appartenance sociale ne se limite pas au fait qu’il soit ouvrier. Mais cela ne change rien au constat et à la nécessité d’analyser concrètement les dynamiques sociales réelles.
• Pour autant, et on revient là à une question plus classique, l’occupation de l’espace public et les formes de luttes afférentes, si elles permettent de mettre en mouvement une contestation capable de chasser un tyran, d’ébranler une forme de régime politique, ne suffisent pas à briser l’appareil d’Etat et à dessiner les éléments d’un contre-pouvoir territorial, social et politique. D’une manière générale, la question de la propriété et d’un pouvoir alternatif ont été posée en creux sans aboutir à une dynamique de lutte significative. On conteste les gouverneurs, les représentants de l’autorité, les dirigeants des entreprises qui sont liés à l’ancien régime ou qui ne font rien pour la population, mais il n’y a pas pour autant émergence d’une auto organisation massive, ni d’un contre-pouvoir, inscrit dans le tissu social et doté d’une autorité morale et politique.
Une des grandes faiblesses du processus est la question de l’auto organisation. Non pas que celle-ci n’a pas existé, les manifestations et les occupations ont été largement auto organisées et ont témoigné d’une créativité sans aucun leader ou état-major. « Malgré une structuration fragile et une orientation d’une grande généralité, une véritable société a émergé avec ses aspects matériels (aliments, santé, repos, …) ou de sécurité (tours de garde, …) ». Mais dans l’ensemble, ces formes d’auto organisation ont témoigné d’une réponse défensive : la nécessité primordiale de faire face à la répression. Les comités d’autodéfense ne se posent pas en alternative de l’armée mais quasiment comme des forces auxiliaires auquel ils remettaient les armes saisies et les nervis de l’ancien régime. Parfois les comités populaires répondent au besoin de combler un vide administratif, mais sans aucune coordination, ni volonté partagée d’asseoir les éléments d’un contre-pouvoir. Une auto organisation éphémère, plurielle et locale, improvisée, sans définition d’objectifs stratégiques, ni imbrication avec le devenir du mouvement. Et qui nulle part n’a débouché sur l’émergence d’un contrepouvoir même limité sur le plan territorial et encore moins sur les lieux de production. Et ces formes-là se sont pour l’essentiel éteintes après le départ du tyran.
En Tunisie, Le conseil national de protection de la révolution représentait plus un cartel des organisations qui n’étaient pas associées à l’ancien régime, un contre-pouvoir par le haut, hétérogène et soumis à de fortes contradictions internes, que le prolongement politique du mouvement révolutionnaire de la base et un point d’appui à son auto activité. En Syrie où la durée de la lutte a fait émerger de réelles structures d’auto organisation « Il n’y a pas de velléité de la part des révolutionnaires de penser à « l’après », tout du moins dans ces cadres ; les comités de coordination en Syrie travaillent nuit et jour et portent tout le mouvement, mais ces structures ne sont pas porteuses d’un programme alternatif pour un régime postrévolutionnaire. L’objectif de ces organisations est d’organiser les manifestations et de progresser au niveau de la coordination. » ( L. Toscane ).
• Malgré ces limites, nous ne pouvons perdre de vue qu’un mouvement massif intégrant des formes diverses de lutte révolutionnaire, avec un ancrage réel et national dans les différentes couches de la société, assurant la combinaison des occupations, grèves et manifestations, imposant une « guerre de mouvement », est de nature à déstabiliser en profondeur le système répressif et son efficacité. Si il est facile de déloger des manifestations ou des occupations limitées, c’est autre chose, même pour un appareil bien entrainé de faire face à des dizaines d’occupations, de grèves et de manifestations, appuyées par des actions massives et connaissant une dynamique d’extension. C’est cette configuration qui ouvre la possibilité d’un processus révolutionnaire. Encore faut-il retenir, la pluralité des formes de luttes sans chercher à les opposer, ni s’attacher à la recherche d’une centralité unique ou principale qui viendrait coiffer et structurer les luttes révolutionnaires. Encore faut-il entrevoir que l’auto organisation, malgré ses limites, a fait émerger des mouvements de masses et des formes d’action qui nourrissent le refus de se voir confisquer la révolution et ont permis l’apprentissage d’une lutte collective, sans leaders autoproclamés ,sans confiance absolue dans des directions et personnalités, posant en creux, d’autres formes démocratiques pour la lutte et la transformation sociale.
• Les processus montrent qu’une révolution par en bas est possible au 21e siècle, qu’elle peut abattre un régime politique apparemment inexpugnable, et arracher des conquêtes qui apparaissaient hier encore inaccessibles, mais aussi l’importance des facteurs moraux dans la lutte. Alors que les rapports de forces sociaux et politiques étaient profondément dégradés dans cette région du monde, que les luttes partielles ne débouchaient pas ou rarement sur des victoires, que la satisfaction des revendications concrètes les plus élémentaires apparaissait comme inatteignable, il arrive que des moments de l’histoire, imprévisibles au niveau de la conjoncture, permettent de retourner radicalement la situation. Quasiment à contretemps et sans préalable majeure en terme d’accumulation des forces. Certes, bien avant les soulèvements, il y a eu un changement partiel du climat social, l’émergence de nouvelles luttes et mouvements sociaux, des conflits partiels qui ont eu une audience plus large que leur thématique ou géographie particulière, mais il n’y a pas eu une sorte d’accumulation quantitative et linéaire qui aurait transformé la « quantité en qualité ». La révolution au sens de la capacité d’abattre le régime par les mobilisations de masses, a été une surprise pour tous, et y compris pour les manifestants eux-mêmes. Le deuxième élément à prendre en compte, loin de toute conception économiste, est l’importance des « facteurs moraux » de la lutte qui donne corps à la détermination et combativité. La question de la dignité a été centrale. Et elle vient de loin en raison « de l’humiliation particulière provoquée par la litanie des défaites et des renaissances avortées , depuis la trahison de la révolte nationale arabe après la première guerre mondiale, les guerres perdues face à Israël, la nakba de Palestine de 1948, la naksa (rechute dans la défaite ) en 1967, les guerres au Liban et les agressions israéliennes impunies, l’étouffement de l’intifada palestinienne de 1987 et la paix escamotée, les espoirs de démocratie de 1987-1990 bafoués et la guerre civile algérienne, jusqu’à la tragédie irakienne ( de la guerre d’agression de Saddam Hussein contre l’Iran de 1979 jusqu’à la guerre américaine de 2003 et ses suites ). L’humiliation et le mépris des puissances étrangères tutélaires et à l’intérieur, le règne de la morgue, de la hogra , des potentats aux têtes galonnées, couronnés, enturbannées ou ray bannisées envers leurs sujets.. » (Bernard Dreano). Le sentiment de reconquête d’une dignité nationale combiné à l’aspiration d’une dignité sociale où les sujets brisent les chaines de l’humiliation et de soumission ont constitué l’élément moral de la révolution. Et un moteur encore permanent des résistances révolutionnaires.
Islamisme, transition ordonnée et contre révolution
• Les forces anciennes et nouvelles de la réaction, avec l’appui des impérialismes cherchent à promouvoir des façades démocratiques, des « démocraties » capables de canaliser le mouvement révolutionnaire vers un changement limité, et à l’épuiser dans une guerre d’usure, où la légitimité institutionnelle efface et refoule la légitimité révolutionnaire. Au-delà des architectures propres aux transitions, la colonne vertébrale du projet dominant vise à l’instauration de systèmes politiques, dans lequel le pluralisme formel, légal ne reflète pas (nécessairement) le pluralisme politique et social réel. Dans leurs objectifs, la façade démocratique serait la stabilisation d’une démocratie restreinte, dans laquelle les anciens groupes dirigeants qui structurent l’appareil bureaucratique et répressif de l’Etat composent avec de nouveaux venus dans une logique institutionnelle, où les élections et les partis, ne seraient pas l’expression même déformée et indirecte, des intérêts sociaux contradictoires. Et dont les conditions d’exercice, d’existence et d’activité seraient arrimées à des mécanismes de cooptation, de neutralisation. Ce projet, s’est concrètement traduit par l’imposition d’un moment politique à travers l’agenda électoral et constitutionnel mis en place.
Le mouvement révolutionnaire salué par tous, y compris ses adversaires, doit faire place à une transition politique qui ne soit plus sous la pression de l’activité indépendante des masses et les règlementations concernant la formation des partis et leur statut légal. Dans ce cadre, les « assemblées constituantes » ne sont pas le processus de définition d’un nouveau régime politique démocratique sous le contrôle de la volonté populaire mais une manière de résorber la crise politique ouverte, et les élections, un moyen d’assurer le renouvellement du personnel politique de la classe dominante. Les pouvoirs font le pari d’un épuisement du mouvement, soumis à des processus de différenciations, à l’absence d’alternative immédiate et sous l’effet d’une répression diversifiée. Les courants islamistes issus de la matrice des frères musulmans constituent, en alliance avec les bureaucraties civiles et militaires, et avec le soutien des fractions dominantes du capital local et de l’impérialisme, le vecteur politique d’une nouvelle alliance contre révolutionnaire.
Reste que nous ne sommes pas en 1979 : les courants islamistes ont développé un profil contradictoire vis-à-vis des mouvements révolutionnaires qui ne se sont pas construits sur des références religieuses, cherchant à éviter une radicalisation et ont pris le train de la mobilisation avec retard, et sans exclure, à tel ou tel moment, le dialogue avec les tenants de l’ancien régime. Leur succès électoral, relatif par ailleurs, compte tenu de la réalité de l’abstention, revient à la désorganisation/division des forces révolutionnaires et l’absence de représentation politique issue du mouvement populaire d’une part, à la nature des débats électoraux imposés par le nouvel establishment, évacuant la question sociale et les préoccupations concrètes des populations, à leur maitrise des médias et dissymétrie des moyens financiers et matériels. Ce sont les forces les plus enracinées, les mieux organisées et le plus dotées de moyens qui ont logiquement ramassé la mise. La mise en avant d’un profil populiste religieux s’appuyant sur les formes de clientélisme social enracinés de longue date dans le maillage des associations religieuses a également pesé.
Les courants islamistes ont sans doute aussi bénéficié de leur aura de partis réprimés et « vertueux » promettant une lutte contre la corruption et du besoin de stabilité et d’ordre, d’un retour à la normalité s’exprimant dans certaines couches des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. En face le mouvement ouvrier et populaire, la jeunesse révolutionnaire se sont retrouvés désarmés devant le moment politique de la contre révolution, sans coalition politique indépendante unifiée et arrimée à leurs intérêts et mobilisations. Sans que tout de fois le paysage électoral et légal soient en mesure de canaliser par la voie institutionnelle les contradictions sociales qui ont rendu possible le processus révolutionnaire. Le succès de H. Sabbahi, nassérien de gauche, aux élections présidentielles en Egypte a sans doute représenté une première indication des polarisations réelles, traduisant un large mouvement d’opinion populaire progressiste mais sans base cristallisée et sans l’appui d’une organisation enracinée. Plus qu’une défaite électorale, il s’agit d’une absence ou faiblesse politico- électorale, plus forte en Tunisie qu’en Egypte, qui certes a ouvert, pendant une période, des marges de manœuvres au camp d’en face mais qui n’a pas impliqué pour autant une défaite sociale et politique.
• Nous sommes loin de la configuration d’un nouveau bloc social et politique hégémonique capable de renouveler et stabiliser en profondeur les formes de légitimation de ceux qui dirigent et gouvernent. Les transitions d’en haut ne peuvent accoucher d’aucune normalisation politique pour une série de raisons. Loin des transitions négociées qu’ont connu plusieurs pays d’Amérique latine dans les années 80-90, la poussée révolutionnaire entretient la pression sur les processus politiques d’en haut, même quand elle semble refluer. La recomposition au sommet sur une ligne de compromis avec – et de reconversion de – l’appareil des dictatures est un obstacle à la légitimation sociale et politique d’un nouveau bloc de pouvoir. De même, la crise, face à laquelle les bourgeoisies n’ont d’autre projet que de maintenir les politiques néolibérales, est incompatible avec des concessions sociales majeures et durables. Il n’y a donc aucune base politique objective à une normalisation des rapports sociaux et politiques. La nature même du capitalisme dépendant, spéculatif, rentier et adossée à une bourgeoisie affairiste et prédatrice secrète des formes variées, renouvelées de despotisme politique mais qui compte tenu du processus révolutionnaire, ne peuvent se stabiliser et asseoir une légitimité sociale et politique. Par ailleurs ; l’islam politique, quel que soit ses contradictions, ramifications et clivages générationnels, a connu bien avant les révolutions, une évolution, y compris de ses composantes « radicales », vers l’acceptation du modèle économique et social dominant et sans contestation de l’impérialisme, y compris sur la question palestinienne. Leur attachement au néolibéralisme sauvage, à la libre concurrence, même teintée de « charité sociale » autant que leur mode d’intégration aux institutions de l’Etat est contradictoire avec les aspirations majoritaires, y compris d’une partie de leur base sociale. « Que restera-t-il des atouts de ces forces lorsqu’elles auront subi à leur tour, l’épreuve du pouvoir, dans les conditions d’une crise économique et sociale profonde et dans le cadre d’un paysage politique diversifié ? » s’interroge à juste titre Dominique Vidal.
Une des difficultés auquel est confronté le mouvement démocratique et révolutionnaire est la détermination de l’espace de son action politique et des alliances nécessaires à la construction d’un rapport de force. Il existe une assez large conception, pas seulement chez les forces libérales, fondé sur le respect des institutions légalement élus et sans doute une surestimation des capacités d’impulser un changement par une voie électorales (alors que l’absence de démocratie stabilisée, sans compter la nature de l’armée et les limites des reformes politiques engagées, rendent pour le moins aléatoire, une victoire progressiste par les urnes). Et la nécessité sur cette base, de construire des fronts, alliances qui regrouperaient toutes les forces opposées, pour des raisons diverses, aux gouvernements actuels. On a ainsi pu voir, dans les manifestations contre le projet constitutionnel de Morsy, Amr Moussa, ancien ministre de Moubarak, aux côtés du libéral El Baradei et du socialiste nassérien H. Sabbahi et qui sont réunis dans un nouveau Front de Salut National. En Tunisie, des discussions existent y compris au sein du Front populaire, sur les rapports à avoir avec Nidaa Tounes, qui regroupe les anciens partisans de Ben Ali (mais pas seulement) ou d’autres forces institutionnelles, y compris par l’entremise de l’UGTT ( « le dialogue national »).
Le problème est triple : l’effacement d’une stratégie de rupture appuyé sur les mobilisations de masses au profit d’une stratégie de pression visant à faire reculer le gouvernement sur telle ou telle question partielle, sans chercher à créer les conditions d’un affrontement global, avec en ligne de mire les prochaines échéances électorales, la relativisation des questions sociales au seuls profit des questions démocratiques institutionnelles, le risque de définir un projet d’alliance sur le seul refus des islamistes. Ce profil ne se réduit pas à la question des alliances conjoncturelles ou même durables pour la défense de revendications démocratiques mais s’avère problématique pour la construction d’une alternative radicale, non seulement aux partis islamistes, mais aux différentes options libérales, qui seront-elles aussi, tout aussi autoritaires et pour donner une impulsion globale aux mobilisations sociales et démocratiques, au moment où les gouvernements actuels dévoilent leurs faiblesses.
• Les élections législatives en Egypte témoignaient déjà d’un premier recul significatif, la contestation de masse du gouvernement Morsi à propos de son projet constitutionnel était un sérieux avertissement, les mobilisations révolutionnaires en cours à l’occasion du second anniversaire du déclenchement de la révolution, prenant une allure quasi insurrectionnelle dans certaines villes, témoignent de cette instabilité structurelle. « Le peuple qui avait cru un temps dans l’armée, a rompu psychologiquement et politiquement avec elle 9 octobre 2011, lors de massacres de coptes devant le siège de la Télévision. Il a alors mis sa confiance dans la démocratie électorale représentative et les partis islamistes qui lui paraissaient, plus que les autres, porter des valeurs morales d’honnêteté. Mais avec des manifestations, grèves et luttes qui n’ont jamais cessé, une nouvelle confédération syndicale de 3 millions de membres, des collectifs multiples, des associations de cinéastes, vidéastes, artistes… qui ont modifié le paysage psychologique, médiatique, intellectuel et politique du pays, la partie la plus consciente du peuple a rompu du 25 janvier au 11 février 2012, lors de mouvements encore plus importants qu’un an auparavant, avec ses illusions sur la démocratie représentative et l’islam politique. Ce que les manifestations du 27 novembre et 4 décembre 2012 illustraient encore une fois de plus d’une maniéré démonstrative ».( J. Chastaing )
Egalement en Tunisie, dans la suite des répressions des luttes populaires et des attaques contre l’UGTT, et plus encore avec l’assassinat politique de Chokri Belaid, on a l’indication d’une polarisation profonde. Ce dernier évènement a une portée politique et symbolique et renvoie au fait que le pouvoir cautionne l’écrasement et l’intimidation des oppositions organisées ou non. Une ligne rouge a été franchie. Si Bouazizi a été l’étincelle sociale du soulèvement populaire contre Ben Ali, l’assassinat politique de Chokri Belaid constitue peut-être l’étincelle démocratique d’un vaste refus contre la politique de Nahda. Les manifestations populaires, le succès de la grève générale comme la radicalité des slogans qui ont accompagné ce tragique évènement témoigne qu’une rupture, bien au-delà des franges militantes, est entrain de s‘élargir et de s’accélérer, isolant le gouvernement incapable d’enrayer son discrédit, et en proie à des divisions grandissantes au sommet.
On retrouve sous d’autres formes la même configuration en Egypte. Les processus politiques institutionnels sont en décalage avec les réalités sociales et les aspirations démocratiques. Il apparait peu probable que de nouvelles formules gouvernementales (celle d’un gouvernement de technocrates improbables) contiennent la crise. La véritable difficulté est que dans cette situation générale, les deux camps sociaux politiques sont faibles. Le camp de la contre révolution ne peut imposer, même sous des formes nouvelles, une continuité autoritaire asservie aux exigences de reproduction du capital dans les conditions actuelles de la crise, ni accepter l’institutionnalisation de conquêtes démocratiques et sociales significatives, le camp de la révolution n’arrive pas à tisser une hégémonie d’en bas, alternative, majoritaire, capable d’unifier les combats sociaux et démocratiques et d’ouvrir la perspective d’un pouvoir populaire.
Dans cette séquence, la polarisation peut prendre des expressions diverses : dans l’extension des conflits revendicatifs sur le terrain social et syndical, des cycles de mobilisations de masse démocratiques d’un côté, la construction de partis libéraux conservateurs recyclant oppositions traditionnelle ou partisans de l’ancien régime, la cristallisation des courants les plus réactionnaires de l’islam politique ouvertement opposés au mouvement ouvrier et démocratique. Cette configuration instable favorise en partie une stratégie de guerre d’usure contre le mouvement populaire (qui prend la forme de répression dont les foyers sont multiples) mais aussi des réactions de masses. Nous ne pouvons à l’heure actuelle affirmer, si le temps, facteur politique par excellence, joue en faveur de tel ou tel camp. Mais on peut noter qu’en l’espace de deux ans, les partis islamistes ont perdu une large part de leur crédit au sein des classes populaires et de secteurs des classes moyennes et que les gouvernements actuels bénéficient d’une légitimité restreinte et d’un isolement grandissant. La radicalisation réactionnaire des courants de l’islam politique, pas seulement sur le terrain idéologique et politique, mais aussi à travers la formation de milices anti ouvrières et anti-démocratiques, chargée de la répression (avec ou sans la collaboration des services sécuritaires) aussi bien en Egypte qu’en Tunisie témoignent également des polarisations en cours. La possibilité d’une relance par paliers successifs d’un large mouvement de masse est aujourd’hui plus forte qu’il y a à peine 6 mois. Mais il n’est pas exclu, que si l’instabilité se prolonge, et que se profilent de nouvelles poussées révolutionnaires, un printemps social donnant lieu à des confrontations majeures, les classes dominantes imposent ou soutiennent une solution autoritaire-bonapartiste. Pas nécessairement viable sans défaite majeure et profonde des classes populaires. Mais cela dépendra aussi de la capacité du mouvement populaire à imposer des conquêtes démocratiques et sociales, y compris sur le terrain de l’égalité homme-femmes et de la sécularisation de la vie sociale, des formes à venir de politisation de la question sociale et anti impérialiste, des avancées concrètes dans la reconstruction politique d’un mouvement ouvrier indépendant. Rien ne sera réglé sur le temps court, d’autant plus que le processus révolutionnaire développe à chaque phase des dynamiques qui ne lui préexistaient pas, modifie les lignes de forces, les niveaux de conscience, renforce, déplace, combine les terrains de luttes et fait émerger de nouvelles contradictions.
Révolution arabe et internationalisme
• Si il y a une région ou une scène arabe (qui inclue des peuples non arabe ou des communautés culturelles et religieuses spécifiques), elle est traversée par des régimes politiques et des rapports de forces particuliers, des traditions nationales différentes et en même temps, elle présente les traits d’une combinaison historique originale , d’une « communauté de destin » qui ne relève pas tant de la matrice de la « nation arabe », que d’une soumission commune aux empires post coloniaux , à la concentration des régimes prédateurs, à l’insertion de la question palestinienne, sur un fonds social, culturel et linguistique à la fois identique et disparate. Ce qui unit, c’est la communauté des aspirations et des besoins qui se bousculent dans une histoire vécue comme commune, celle d’une région du monde qui subit depuis trop longtemps le règne des saigneurs du monde relayé par des marionnettes morbides, et qui subit depuis 1967 défaite sur défaite. Cet « espace arabe » est en même temps façonné par la réalité globale de la mondialisation. Si le processus révolutionnaire fonde une dynamique régionale et constitue bien plus qu’une somme de contestations nationales, il faut en même temps noter que chaque peuple s’adresse « au monde » plutôt qu’à ses voisins. « L’appel à l’international est très présent tant le sentiment d’abandon est énorme au Yémen et en Syrie face aux massacre de masse, où on peut voir écrit sur les banderoles « Where is the conscience of The World ? » (Syrie, 15 juillet) « Votre silence nous tue » (Syrie, 29 juillet) « Où est l’humanité, Où est le monde censé se tenir à nos côtés ? « (Sanaa, « Place du Changement »).. ( L.Toscane).
De Benghazi en passant par le Caire, les manifestations ont adressé un message universel. Loin de toute panarabisme, il y a une prise en compte, porté par l’expérience historique, d’une réalité mondiale qui pèse sur le destin national (et hier sur « le malheur arabe » que décrivait samir Kassir) mais aussi la recherche d’un soutien universel autour de valeurs qui le sont également. Qui des peuples du monde n’aspirent pas à la justice sociale, la dignité, la démocratie réelle ?
• Mais le deuxième élément, également issu d’une longue expérience historique, est que chaque peuple concret doit d’abord régler ses comptes avec son histoire concrète. Une des particularités des processus révolutionnaires est la mise en avant d’une centralité de la lutte à partir des particularités nationales immédiates : chaque peuple doit se libérer là où il vit dans des réalités nationales, qui ont acquis, indépendamment du passé colonial, une dimension spécifique. Il n’y a ni régime progressiste, ni armée, ni mouvement arabe qui libèrera tel ou tel peuple. Les solidarités existent, mais elles sont l’ordre de la logistique : on s’entraide sur le savoir-faire, sur l’usage des réseaux sociaux, sur les outils d’agitations, sur les expériences de luttes, souvent d’une manière informelle ou semi organisée, on accueille les réfugiés lyciens, ou syriens, on porte les drapeaux des peuples révolutionnaires, mais on en reste là. Il n’y a pas eu de manifestations de masse dans la région ni pour la Lybie, ni pour la Syrie. Ni même pour les autres révolutions.
Est-ce à dire que les peuples ne souhaitent pas l’unité ? Il y a plutôt un rejet des différentes versions du panarabisme comme projet politique et la conviction que l’unité ne peut se construire par en haut et par les régimes despotiques. La question pratique à résoudre est d’abord d’en finir avec les despotismes politiques nationaux quoi ont été incapables de réaliser l’unité des peuples du Maghreb et du Machrek et qui en sont les premiers obstacles. La question palestinienne, vécue pendant longtemps comme moteur de la révolution arabe est reléguée au second plan. Non par oubli ou ignorance, il y a sans doute une dette morale et pratique vis-à-vis de la première intifada qui a initiée un mouvement de masse de désobéissance et d’affrontement civil face à un adversaire réputé comme invincible, mais parce qu’il n’y a pas de substituts aux luttes particulières d’émancipation et le maintien des états actuels n’est en rien un soutien à la lutte du peuple palestinien, à plus forte raison lorsque celle-ci est l’alibi des régimes qui oppriment leurs propres peuples. Un éditorial paru dans le quotidien al Qods discutant de l’attitude à avoir vis-à-vis du régime syrien notait que « si existe une contradiction, nous préférons que le régime suspende son soutien au peuple palestinien et à sa cause et qu’ils répondent aux demandes de son peuple (…) car les peuples opprimés ne sont pas capables de libérer les territoires occupés et les armées des dictatures ne sont pas capables de mener une guerre victorieuse ». Et Y compris en Palestine, où la question nationale structure les combats de tous les jours contre l’occupation, on a vu se dresser des mouvements contre l’ennemi intérieur, ceux qui gèrent les territoires occupées, les bureaucraties bourgeoises liés au Hamas ou à l’autorité palestinienne, qui ont interdit les manifestations de solidarité avec le peuple égyptien et tunisien, pour non seulement appeler à la fin de la division, mais aussi s’élever contre la corruption , la hausse des prix, les politiques répressives.
• Mais comme pour la Palestine, mais plus encore pour les processus révolutionnaires, la solidarité et le combat commun restent en dessous des enjeux et des possibilités. Si l’impact a été réel, comme en témoignent à des degrés divers, les mobilisations du Wisconsin, les manifestations antigouvernementales et anticorruption en Albanie, Croatie et Monténégro, le mouvement des jeunes en Azerbaïdjan, en Arménie, Burkina Faso, le mouvement du 23 juin au Sénégal, et on pourrait rallonger la liste, il n’y a pas d’émergence sur la base des luttes en cours, d’un nouvel internationalisme.
Laissons de côté les connivences symboliques qui ont traversé le mouvement des indignés s’appropriant parfois les drapeaux égyptiens, le mouvement ouvrier et démocratique mondial est pour l’essentiel, singulièrement absent. La Syrie concentre cette nouvelle tragique solitude. L’absence de solidarité internationale n’est pas seulement l’effet collatéral des divisions qui traversent la gauche internationale (y compris arabe) sur la nature des processus en cours, en particulier après la Lybie, la Syrie. On sait qu’une partie de la gauche reste solidement arrimée à un anti impérialisme primaire qui voit dans « l’ennemi de mon ennemi » un allié solide, fusse-t-il une dictature qui ne témoigne dans les actes, d’aucune résistance réelle aux impérialismes. Ceux-là même rejoignent ceux qui considèrent les révolutions arabes comme de simples révolutions oranges, voire le fruit d’une ingérence extérieure, quand ils ne sombrent pas dans la théorie du complot. Etrange discours qui se ramène à une raison d’Etat où la géopolitique et le pétrole se nourrit des cadavres des révolutionnaires et assaisonne un verdict où le coupable est présenté comme la victime, comme si la militarisation de la révolution n’était pas le fait de la contre révolution menée par les régimes eux-mêmes. Mais cet élément n’explique pas tout.
Jusqu’ à quel point la crise générale du mouvement ouvrier n’est pas devenu synonyme d’un affaissement global de ses traditions internationalistes qui sont les plus difficiles à maintenir et faire exister ? Jusqu’à quel point, l’idéologie du choc des civilisations sur fond d’une xénophobie soft ou extrême, n’a pas délité des repères élémentaires, même à gauche, permettant de distinguer, malgré ses méandres, une révolution de son contraire ? On a souvent coutume de dire que l’avenir de l’Europe passe par la Grèce et si l’avenir de la Grèce et de l’Europe passait par le Caire et Damas ? Un approfondissement du processus révolutionnaire dans le sud de la méditerranée amènerait à moyen terme à une confrontation d’ampleur avec la mondialisation capitaliste et militariste et des ruptures y compris partielles, dans le contexte actuel de la crise, auraient un impact social et politique bien au-delà de la sphère arabe. « La question est de savoir si ce n’est qu’un printemps circonscrit à la région arabe ou le début d’un mouvement de contestation historique international prenant naissance dans le moyen orient et l’Afrique du nord dans un contexte de crise économique mondial ». Samir Amin note à son tour qu’« il ne s’agit pas d’un soulèvement avec pour seul objectif de se débarrasser des dictateurs en place mais d’un mouvement de protestation de très longue durée qui remet en question à la fois l’ordre social interne dans ses différentes dimensions, notamment les inégalités criantes dans la répartition des revenus, et l’ordre international, la place des pays arabes dans l’ordre économique mondial, c’est-à-dire la sortie de la soumission au néolibéralisme et dans l’ordre politique mondial, c’est-à-dire la sortie de la soumission aux diktats des états unis et de l’Otan. Ce mouvement qui a aussi pour ambition de démocratiser la société réclamant la justice sociale et une autre politique économique et sociale, nationale et je dirais, anti impérialiste, va donc durer des années ».
La question est de savoir si cette nouvelle phase de la décolonisation dont l’issue ne peut être que radicalement démocratique et anticapitaliste doit être pensée seulement en terme de solidarité internationale (nécessaire même d’une manière élémentaire par ailleurs) ou si elle contient un potentiel d’émancipation internationale, qui peut nourrir d’une manière décisive, le projet d’un combat global, d’une nouvelle internationale des peuples, d’une nouvelle solidarité stratégique entre opprimés. On peut aussi renverser la question : quelle sera l’avenir des révolutions et des possibilités de dépassement de la crise de la perspective socialiste si au cœur des processus réels seuls les impérialismes et les Etats réactionnaires de la région apparaissent comme des forces belligérantes ?
Chawqui Lotfi