Les thèses de Bernard Friot, posées dans le débat public depuis plus de 10 ans et particulièrement discutées lors de la « réforme » des retraites en 2003, partent du constat que le salaire socialisé est un formidable acquis du 20e siècle : il permet à des retraités, des malades, des chômeurs, des femmes en congé maternité, des hommes en congé paternel, de toucher un salaire continué grâce au principe de la cotisation sociale. La cotisation sociale pérennise le salaire dans des situations hors travail, et de plus elle le fait sans accumulation. Chaque cotisation perçue par une caisse (retraite, maladie, famille, chômage) est immédiatement reversée à un ayant droit : il n’y a que flux de monnaie et d’aucune façon accumulation de capital. La cotisation sociale permet la continuité du salaire sans passer par la propriété lucrative. Or elle représente en France environ 30% du PIB, non accumulable, elle n’est pas productrice d’intérêt ou de profit, elle échappe au capital.
C’est cette situation qui explique l’acharnement actuel, dans le contexte de contre offensive généralisée du capital, à faire revenir cette manne potentielle dans le cycle de valorisation : par le crédit (« dette » sociale financée par les banques), par l’investissement porteur d’intérêt ou de profit (épargne salariale, placement en actions), par la rente (amener les salariés à préparer leur retraite en « investissant dans la pierre »).
Mais avant de détailler les mécanismes et les objectifs de la contre offensive, il convient de revenir sur l’histoire de la cotisation sociale construite au 20e siècle car elle s’est construite par des voies que l’on peut qualifier d’inattendues.
Universalisation du salaire
L’assurance maladie trouve son origine dans une volonté du patronat, dans les années 1920 et 30, de différencier le salaire selon les besoins des familles, au prorata du nombre d’enfants. C’était des la part des capitalistes un contre-feu face à la revendication syndicale d’augmentation pour tous du salaire direct. Le patronat ne voulait attribuer des salaires qu’en fonction des besoins de la reproduction de la force de travail, les syndicats revendiquaient l’égalité salariale. De plus, les syndicats, qui géraient des caisses mutuelles d’assurance s’opposaient aussi à la mise en place par le patronat de ses propres caisses. Mais une fois le système mis en place, et dans un contexte de rapport de forces favorable du monde du travail, il a été subverti de l’intérieur. A la libération, les caisses d’assurance maladie qui sont devenues départementales et les caisses familiales attribuent à tous des droits totalement détachés de l’appartenance à une entreprise, totalement détachés de l’emploi. Ce retournement de situation transforme un système voulu au départ comme rémunération de la main d’œuvre comme force de travail, payée au prix de sa reproduction, en un système qui attribue « à chacun selon ses besoins » et qui détache une partie du salaire de l’emploi pour en faire un droit quasi universel.
L’émergence de la retraite procède aussi d’une surprise. A l’origine, la retraite était basée sur la capitalisation : les salariés épargnaient sous forme de placements en actions ou divers titres bancaires, aidés en cela par leur entreprise. Or les placements financiers et boursiers se sont effondrés à plusieurs reprises : « Emprunts Russe » et « Canal de Suez » puis crise de 1929 et enfin crise des placements due à la guerre. Pendant la guerre de 39 les vieux des villes mourraient de faim dans des taudis (ce n’est pas une métaphore) au point que le gouvernement de Vichy a du prendre des mesures d’urgence en gelant les placements d’épargne retraite et en les remplaçant par une pension délivrée aux retraités. Ce système, qui n’offrait qu’une pension misérable à la limite de la survie a été repris et renforcé à la Libération lors de la fondation de la sécurité sociale sous forme de retraite par répartition : la cotisation sur le salaire des actifs, fixée à l’époque à 8% est reversée aux retraités du moment. L’immense avantage de ce système par rapport à la capitalisation c’est que dès le premier jour des cotisation de tous les salariés, tous les retraités peuvent toucher une pension. De 1946 à 1995 la cotisation passe de 8% à 26% du salaire, ce qui permet de faire face à l’allongement de la durée de vie, à la généralisation de la retraite à 60 ans, et à l’amélioration des pensions qui atteignent, en 1990, 84% en moyenne du salaire net, très proche donc d’un véritable maintien du salaire lors de la retraite. A cette époque, la CGT revendiquait une garantie de retraite à 75% du salaire brut ce qui était une autre façon de dire « pension de retraite égale au salaire net ».
L’indemnité de chômage suit le même mouvement ascendant de sa mise en place en 1958 jusqu’à 1982 : elle passe de 40% à 60% du salaire et bien davantage en cas de licenciement économique. Dans les années 70 les licenciés pour motif économique avaient un maintien intégral du salaire pendant 1 an.
Sur tous les plans, retraite, maladie, chômage, famille, le mouvement engagé au cours du 20e siècle et qui s’est brutalement stoppé dans les années 1980 progressait vers une généralisation du salaire, de plus en plus déconnecté de l’emploi, avec une tendance forte des revendications et des acquis à se rapprocher d’un salaire à vie, inaliénable.
Montée en puisssance de la qualification au 20e siècle
Les fonctionnaires ont un grade, c’est à dire une qualification attachée à la personne, définie de manière transversale aux métiers (un enseignant et un employé des impôts peuvent avoir le même grade), par principe inaliénable, qui ne peut pas reculer au cours de la carrière et dont la progression est définie selon des critères communs. Les fonctionnaires sont répartis en métiers mais le grade ne fait pas référence à un travail particulier. Au même titre que le grade est la qualification (capacité potentielle à produire), l’attribution d’un métier et la reconnaissance de l’aptitude à l’exercer est la certification.
Comment s’est institué ce système de mesure de la qualification ? A l’origine, le grade était attribué aux militaires ce qui signifiait à la fois distinction honorifique, place dans une hiérarchie et avait pour particularité d’être inaliénable, attribué à vie et pour les plus haut gradés attribué définitivement avec la rémunération qui lui était attachée. Les fonctionnaires étant au « au service de l’Etat » bénéficièrent dès le 19e siècle du système de classification des militaires, y compris avec la continuité de rémunération en fin de carrière. La retraite des fonctionnaires à la retraite a toujours été conçue comme un salaire continué : ils étaient payés directement par l’Etat sans recours à des caisses spécifiques.
Le grade des fonctionnaires comme celui des militaires puise son origine jusque dans l’ancien régime où les charges étaient considérées comme honorifiques, porteuses d’un statut social, déconnectées de la rémunération. Des fonctionnaires de l’ancien régime pouvaient être nommés sans traitement : ils vivaient de leurs revenus acquis par d’autres voies, féodales ou capitalistes, revenus de la propriété, nous le voyons, totalement déconnectés d’un travail concret. Le grade était à l’origine l’expression d’un esprit de caste et non pas la contrepartie d’un travail.
Avec le grade des fonctionnaires comme avec les prestations familiales nous avons des exemples de formes sociales qui sont investies par des forces sociales différentes de celles qui les ont créées : les organisations de salariés ont fait fonctionner au profit des travailleurs des mécanismes mis en place à l’origine par les classes dominantes ! L’Histoire nous réserve de telles surprises d’inventivité qui doivent nous rendre attentifs au concret, qui nous montrent qu’il n’y a ni voie unique ni principe transcendant qui présiderait à la création sociale.
Dans le secteur privé, la qualification n’est pas attachée à la personne mais au poste. Il s’agit donc d’un statut, mais il est moins stable que celui des fonctionnaires : la qualification peut être perdue si le poste est supprimé ou si l’entreprise disparaît. Il s’agit tout de même de qualification, du moins dans les grandes entreprises ou les secteurs dotés de conventions collectives solides, car le travail n’est pas rémunéré par comptage de la production. Le salaire est théoriquement déconnecté de la valeur d’usage des productions, d’un décompte du temps de travail passé effectivement à produire. La qualification vaut salaire quelle que soit la productivité immédiate : le salarié est reconnu comme source de travail abstrait et pas d’abord en tant que producteur de biens concrets, objets ou services.
La qualification dans le secteur privé est attachée au poste, mais elle tend aussi à adhérer à la personne : Ainsi, le tribunal des prud’hommes a jugé qu’un employeur ne peut attribuer à une personne un poste moins qualifié au sein de son entreprise. Au sein des grandes entreprise, les évolutions de carrière et la mobilité interne conduisent le plus souvent à traiter la qualification comme un statut attaché à la personne et inaliénable aux bornes de l’entreprise. Mais dans certains secteurs comme l’hôtellerie, la restauration, le nettoyage, la notion de qualification est quasi inexistante. Le travailleur y est réduit à une simple force de travail rémunérée à la tâche et aucune sans garantie.
Enfin une autre forme de qualification liée à la personne, inaliénable, sans rapport avec un travail concret est le diplôme des professions libérales. Le diplôme les autorise à exercer une activité sans que le travail effectif, concret, puisse remettre en cause ou mesurer la valeur de la qualification.
La qualification est un élément constant du combat syndical pendant tout le 20e siècle. Il faut prendre conscience de l’ampleur des luttes qu’il a fallu mener et des immenses victoires qu’ont constitué la journée de 8 heures, les conventions collectives, la mensualisation du salaire, le droit à la formation, le statut de la fonction publique. Chacun de ces combats avait pour objectif d’éloigner le salaire de la production immédiate, le refus de le mesurer au temps passé (contre la rémunération horaire) ou aux objets produits (contre le travail à la pièce), de le garantir sur la durée.
Ces combats et ces victoires immenses tracent une voie d’avenir : qu’à chacun soit attribué une qualification attachée à sa personne, séparée du travail concret et du temps passé, mesurée non pas sur la base des besoins à satisfaire (le prix de reproduction de la force de travail) ni sur la base de l’effort accompli (le prix de la fatigue) mais sur la capacité à produire. Cette mesure de la qualification s’exprime en amont de l’acte de production et non pas au cours de celui ci. Ainsi défini, le projet de doter chacun(e) dès la majorité, d’une qualification qu’il ou elle pourrait améliorer ferait de la qualification personnelle un droit citoyen au même que le droit de vote.
L’offensive du capital contre le salaire
Les acquis du 20e siècle sont inacceptable par le capital, qui depuis 30 ans a lancé une contre offensive pour reconquérir le terrain perdu. Aujourd’hui encore, malgré les défaites, 40 % du salaire, ce que les patrons appellent « le charges », est socialisé et en partie distribué sous forme de salaire continué hors emploi par les prestations et les pensions. L’impôt permet de financer du travail exercé par des fonctionnaires, personnes dotées d’une qualification à vie, et ce sans que les moyen de production qu’ils actionnent ne soient une propriété lucrative. Une part croissante de l’activité humaine est régie par le salaire : le nombre de salariés parmi les 18-60 ans est passé de 67% en 1962 à 76% en 2000. Beaucoup plus de femmes travaillent.
Les attaques s’exercent dans toutes les toutes les dimensions des acquis du salaire.
Sur les retraites : alors que la part de la cotisation retraite qui avait plus que triplé en 40 ans a cessé d’augmenter malgré l’augmentation continue de l’espérance de vie. Les pensions diminuent, l’âge de départ augmente, les calculs des pensions sont plus sévères. Ainsi les salariés sont poussés à préparer leur retraite par l’épargne placée à la banque, l’investissement immobilier locatif c’est à dire à remettre dans le circuit capitaliste la part des revenus socialisés qui lui échappent. Et pour ceux qui n’en ont pas les moyens ce sera un avenir misérable.
Sur la qualification : Le salaire minimum plus n’est là qu’à titre indicatif, pulvérisé par les temps partiels, les emplois aidés etc. Les conventions collectives sont attaquées. La privatisation des entreprises publiques, une partie fonctionnaires qualifiés à vie est remplacée par du personnel à la qualification plus fragile ou même sans qualification reconnue (contractuels, personnel de statut privé)
Le montant du salaire est attaqué sur sa partie socialisée par l’exonération de cotisations : Par exemple les cotisations affectées aux salaires en dessous de 1,6 SMIC (la moitié des salariés) sont diminuées. La CSG remplace l’assurance maladie qui se trouve de ce fait en partie payée par l’impôt des retraités et des malades eux même.
Une part de plus en plus grande des remboursements pour maladie est affectée aux mutuelles, elles mêmes de plus en plus privées.
Mais il faut tout de même constater qu’aujourd’hui encore 30% du PIB passe par le salaire socialisé et que 45% de l’économie est gérée hors du secteur marchand : les ressources sont collectées par l’impôt ou la cotisation sociale. Le patronat trouve insupportable un tel taux « de prélèvements obligatoires ».
Le déjà-là d’une société socialiste contenu dans le salaire – Ce que le salaire nous permet de penser du socialisme
Le salaire attaché à la personne, durable, lié à la qualification, est une expérience massive dans notre société. Revendiquer son extension est à la base des revendications : amélioration des indemnités de chômage, retraite décente, congé maladie sans jours de carence ...
Tous les éléments sont en place pour penser un salaire inaliénable : Bernard Friot préconise que soit attribué à chacun, dès la majorité civile, un premier niveau de qualification et donc un salaire. L’enjeu des études et de l’engagement professionnel serait d’améliorer cette qualification. Le salaire serait à vie et ne pourrait être remis en cause. La cotisation sociale, dont la part dans la valeur ajoutée devrait croître, financerait le salaire hors des situations de travail dans l’entreprise. Et là, Bernard Friot pousse jusqu’au bout la logique de la cotisation : prélevée comme part de la valeur ajoutée de l’entreprise, elle financerait la totalité du salaire, chaque salarié, en situation de travail ou pas, serait payé par l’organisme qui, sur le modèle de la sécurité sociale, collecterait la cotisation et distribuerait le revenu aux personnes. Il n’y aurait plus de distinction entre salaire direct et pension. Le salaire continuerait même si l’entreprise venait à disparaître. La retraite serait un salaire continué.
Sur le modèle de la cotisation sociale, Bernard Friot propose la mise en place d’une cotisation économique : comme la cotisation sociale, un certain pourcentage de la valeur ajoutée serait collectée par des caisses spécifiques qui assureraient l’investissement en remplacement des banques et de la Bourse. Ainsi, la propriété lucrative serait abolie, les entreprises seraient le propriété d’usage des salariés qui y travaillent et la démocratie (élection des représentants) s’exercerait à travers la gestion des caisses d’investissement qui orienteraient l’économie selon des choix discutés politiquement. Ces caisses pourraient se situer à plusieurs niveaux : local, national, ou plus large. L’élection des représentants de ces caisses, à travers l’orientation des investissements que cela sous-tend serait un enjeu démocratique et un des lieux importants de la confrontation politique.
Ainsi, à travers les institutions du salariat que sont la qualification et ses mécanismes d’attribution d’une part, les caisses de collecte et de répartition des moyens de production d’autre part, les salariés se constituent en peuple souverain.
Le marché du capital et le marché du travail seraient abolis. Selon Bernard Friot, la valeur économique, sur laquelle se fonde la monnaie et l’accès aux marchandises se fonderait sur une nouvelle convention : ce ne serait plus la mesure de la valeur, selon la convention capitaliste, par la quantité de travail socialement nécessaire à la production mais la valeur selon la convention salariale fondée sur la qualification. L’attribution à chacun d’une qualification créerait une nouvelle mesure de la valeur économique des biens et services : la quantité de qualifications, exprimée en salaire, mise en œuvre pour produire.
Le modèle proposé par Bernard Friot nous donne à penser ce que pourrait être le fonctionnement d’une économie non capitaliste, socialisée dans laquelle l’Etat ne serait pas le propriétaire et le coordinateur universel. La socialisation des moyens de production ainsi envisagée serait une voie différente de la nationalisation des entreprises et de l’extension des services publics tels que nous avons souvent l’habitude de l’envisager. Au contraire ce serait une voie par laquelle la socialisation de l’économie et le dépérissement de l’Etat iraient de pair. Les services publics se banaliseraient comme entreprises coordonnée et orientées par les caisses d’investissements au même titre que toutes les autres entreprises.
La cohérence globale de ce système est conçue ainsi par Bernard Friot : La totalité du PIB irait au salaire à travers plusieurs « voies de circulation ».
La cotisation économique, telle que décrite ci dessus, qui pourrait représenter 15% de la valeur ajoutée.
15% de la valeur ajoutée irait au renouvellement direct des moyens de production dans l’entreprise est serait gérée en son sein par les travailleurs.
La cotisation salaire qui garantit le salaire à vie. De ce fait chaque salarié est payé non par l’entreprise où il travaille mais par la caisse de salaires, en fonction de sa qualification. Le changement de sa situation n’a pas de conséquence sur le versement de son salaire. Il peut être recruté et licencié par telle ou telle entreprise.
La cotisation sociale qui permettrait de payer l’école, l’hôpital, l’énergie, ce que nous appelons « services publics ». Son extension possible dans le pourcentage global serait extension du domaine de la gratuité. La notion d’impôt disparaît.
L’attribution de la qualification (qui pourrait déterminer une échelle de revenu de 1 à 4) serait l’enjeu du partage de la richesse. Sa définition et sa répartition serait le lieu du conflit social car une société sans conflits d’intérêt est inconcevable et probablement non souhaitable. La masse des qualifications attribuées serait la source de la création monétaire.
La voie ainsi tracée par Bernard Friot, prend appui sur les institutions du salaire qui sont du déjà-là au sein notre société : la sécurité sociale et la qualification. Il en fait fait ressortir l’importance quantitative, l’acquis des luttes du 20e siècle. La fait que la cotisation sociale répartisse la richesse au niveau de 30% du PIB, les conventions collectives, la statut des fonctionnaire etc. rendent obsolète l’image véhiculée par le chant des travailleurs, l’Internationale, « nous ne sommes rien soyons tout ». Au même titre que la bourgeoisie du Moyen-Age qui s’était développée dans les interstices de la société féodale, le salariat a créé ses institutions au sein de la société capitaliste et ce sont ces institutions qui nous permettent d’envisager le socialisme. Ce regard sur notre situation, à l’opposé « du mur des lamentations sur les malheurs du temps » lui fait dire « Il y a une joie sereine à faire le chemin qui s’ouvre à l’endroit même où butent les mobilisations depuis 20 ans, un verrou à faire sauter : c’est notre réduction à l’état de force de travail »
Il ne s’agit donc pas de faire plus que le parti socialiste en cherchant une « juste répartition entre le salaire et le profit », ni à ouvrir de nouvelles perspectives keynésiennes en augmentant les salaires pour améliorer les débouchés. Notons une de ses critiques de la conception keynésienne : à ceux qui disent que donner du travail aux chômeurs augmenterait les recettes des caisses de retraite il répond que c’est un jeu à somme nulle car en même temps augmenterait le nombre d’ayant-droit.
Il ne s’agit pas, non plus de faire à côté du capitalisme par des espaces sans monnaie ou un revenu universel qui assurerait un minimum vital et qui laisserait « libres » des volontaires qui iraient se faire exploiter pour augmenter leur revenu. Les deux alternatives laissent intacts le marché du travail et le marché des capitaux, elles maintiennent le statut de mineur social dédié au salarié.
La perspective donnée par la « puissance du salariat » est aussi une critique d’autres conceptions anticapitalistes qui , remettant en cause le capital et la marchandise force-de-travail laissent intacte une conception du travail comme dépense d’énergie, voire comme une souffrance qu’il faudrait compenser par une rémunération. De ce point de vue, il interroge sur la montée en puissance de la notion de « souffrance au travail » comme regard sur le processus de travail. Selon Friot, cette thématique peut alimenter l’idée qu’il faudrait contenir cette souffrance dans certaines limites et que la rémunération en serait la contrepartie.
Toutes ces critiques du capitalisme ont un point commun un même faiblesse : distribuer de la monnaie pour rendre acceptable l’inhumanité du travail.
Discussion sur les fondements théoriques du travail de Friot ; la définition de la valeur et les débats qu’ils suscitent
Sur la valeur
A la définition marxienne de la valeur articulée sur deux pôles : la valeur marchande fondée sur la quantité de travail socialement nécessaire et la valeur d’usage qui désigne l’utilisation concrète des biens et services, il oppose valeur économique et valeur d’usage. Pour Friot, la valeur économique est une convention qui varie selon les société. Dans le capitalisme, la valeur économique est fondée sur la quantité de travail socialement nécessaire et les prix oscillent autour de cette valeur lors de la confrontation des vendeurs et acheteurs de marchandises sur le marché. Une nouvelle définition de la valeur comme qualification serait fondée par la convention salariale. La valeur ne serait plus l’expression d’une dépense d’énergie, d’une quantité de travail.
Friot considère que l’abstraction de la valeur, apparue dans un premier temps comme valeur marchande et généralisée par le capitalisme, est un progrès qui permet de fonder la liberté individuelle : l’attribution à chacun(e) des ressources selon une mesure universelle a pu émanciper des dépendances féodales de serfs envers des seigneurs, de dominés envers des prêtres ou des patriarches, de réseaux de clientèle. On peut penser avec lui qu’une société qui attribuerait des biens ou services rares selon les seuls critères de leur valeur d’usage pourrait générer de nouvelles dépendances personnelles. En effet, qui définirait alors la valeur d’usage pour autrui, et selon quels critères ? On peut en concevoir une interrogation sur une économie planifiée qui n’attribuerait aux personnes que des valeurs d’usage. Garder la monnaie comme droit de tirage sur la richesse produite va de pair avec l’autonomie individuelle,car elle permet à chacun(e) de déterminer librement ce qui est pour lui (elle) valeur d’usage. Il faut donc conserver une abstraction de la valeur, il faut remplacer la valeur marchande qui trouve sa source dans la quantité de travail socialement nécessaire par la convention salariale de la valeur qui trouve sa source dans l’attribution de qualification. Cette nouvelle définition de la valeur permettrait de remplacer le travail comme dépense d’énergie par la qualification comme capacité à produire. La qualification serait un potentiel et il appartiendrait à la société de lui donner un cadre pour s’exprimer en permettant que se rejoignent dans l’acte productif la satisfaction nécessaire des besoins sociaux et libre épanouissement de soi. A l’échelle macro économique, la création monétaire serait l’image de l’attribution des qualifications.
En même temps, Bernard Friot n’élude pas la question du conflit social, voire de la violence sociale qu’implique la lutte pour l’accès aux biens et aux services rares ou aux fonctions valorisantes. La définition et l’attribution de la qualification, qui pourrait se répartir sue une échelle de 1 à 4, serait l’enjeu du débat démocratique. Cela impliquerait un enjeu de luttes pour des divers groupes qui constituent la société afin d’être représentés dans les institutions qui attribuent la qualification.
Le point où je ne suis plus Bernard Friot c’est quand il dit que la définition de la valeur économique est une convention. Selon lui, la convention salariale remplacerait la convention capitaliste dans la définition de la valeur économique des marchandise. Or s’il y a un marché des biens de consommation (rappelons que le marché du capital et le marché du travail sont abolis), il y a confrontation d’acheteurs et de vendeurs de marchandises sur ce marché. Il est logique que les acheteurs cherchent à acquérir les marchandises au meilleur prix pour la meilleure qualité, c’est à dire qu’ils continuent à faire ce que nous faisons tous quand nous pouvons choisir. A supposer que la production des marchandises (car ce sera des marchandises puisqu’il y aura marché) soit entièrement régi par le système salarial de la qualification, il apparaîtra nécessairement des marchandises plus ou moins chère, ou de plus ou moins bonne qualité : En effet des entités productives dotées de la même qualification pourraient produire avec une plus grande intensité du travail, ou bénéficier de conditions géographiques plus favorables. Alors le prix des marchandises seraient nécessairement affecté par la quantité de travail nécessaire pour les produire : les marchandises qui se vendraient bien au détriment de celles que personne ne voudrait auraient été produites de manière plus efficaces et à meilleur prix parce dont les travailleurs auraient travaillé plus longtemps, ou plus vite, ou plus facilement grâce à des conditions géographiques favorables. Les entreprise où la production conduit à des marchandises trop chères parce que les travailleurs auront choisi d’utiliser une plus grande partie que d’autres de leur qualification pour la créativité théâtrale, la qualité de leur habitat ou les études de philosophie seront condamnées à disparaître.
S’il y a marché, on n’échappera pas à la valeur marchande assise sur la quantité de travail socialement nécessaire, c’est à dire la dépense d’énergie humaine. Ne pas le reconnaître empêcherait la société de faire face à des conflits entre groupes sociaux : certains accuseraient les autres d’être des profiteurs, d’être des parasites qui encaissent indûment des revenus sans faire face à leurs obligations productives.
Dans une organisation sociale où il n’y aurait ni marché du travail ni marché du capital, mais quand même un marché des biens de consommation et de certains services, il faudrait faire face à une tension entre la qualification inaliénable des producteurs (grandeur fixe) et la valeur marchande de la production (grandeur variable). Les prix ne seraient pas déterminés par la quantité de qualification mise en œuvre mais par la quantité de travail nécessaire. La quantité de travail implique à la fois l’intensité, la durée et la qualification. S’il y a marché, l’économie ne pourra pas fonctionner sur le modèle de l’État : l’État collecte l’impôt et produit des services qui n’ont pas un prix déterminé par le marché mais un coût choisi et assumé. Ce coût s’ajuste sur le montant de l’impôt, fixé et collecté par l’État. Sur le marché, les prix vont s’ajuster tendanciellement sur la quantité de travail socialement nécessaire et nous ne sortirons pas de la convention capitaliste de la valeur.
Cette contradiction si elle est connue et assumée peut être surmontable. Par exemple, le capitalisme Européen sait bien réglementer les prix de la production agricole par l’attribution de subventions ( transferts de richesse vers un secteur donné) et ce à niveau très élevé, proche du revenu moyen des agriculteurs. Mais les agriculteurs sont fortement encadrés et contrôlés et s’ils n’appliquent pas les règles ils perdent leur revenu. Autre exemple : l’Etat encadre et organise le travail des assistantes maternelles pour la garde d’enfants en subventionnant la quasi totalité des cotisations sociales et en exonérant de l’impôt sur le revenu. Dans un cas comme dans l’autre il y a un marché, soit des services, soit de biens, mais il y a intervention de l’Etat dans la formation des prix et autorité publique dans le contrôle de l’exécution du travail.
Il faudrait assumer le caractère inéluctable de la valeur marchande plutôt que de chercher à la contourner par une « nouvelle convention de la valeur économique » qui ne serait que déclarative et se disloquerait devant les impératifs du marché. Si la contradiction entre la rémunération garantie du travail (la qualification), et la valeur marchandes des biens et services ne peut pas être surmonté par la suppression du marché, c’est à dire par l’attribution à chacun des valeurs d’usage, alors la contradiction devra être contenue par la réglementation du travail, et notamment de son intensité.
Sur la question du marché et des ses délimitations
En préalable il faut partir du constat que le marché existait bien avant le capitalisme. Ou plutôt « des marchés » car le capitalisme s’est construit en Europe occidentale en faisant du marché autorégulateur unifié la seule instance d’organisation de la société. Au moyen âge les marchés locaux étaient relativement étanches par rapport au monde extérieur. Il existait depuis des siècles des marchés internationaux (commerce des étoffes, des épices etc..) mais ils ne pouvaient s’exercer qu’en des lieux précis. Ils n’étaient connectés aux marchés locaux que par des voies spécifiques et très réglementées. La constitution d’un marché national fut l’œuvre de la bourgeoisie au 18e siècle. Elle ne fut parachevée que par l’intervention de l’État : au 18e siècle en Angleterre, lors de la révolution française, ou au 19e siècle dans d’autres pays. La construction d’un marché mondial fut l’œuvre politique de la bourgeoisie au 19e siècle et elle s’est accompagnée d’une violence inouïe.
Le capitalisme du 20e siècle a dû amender le marché autorégulateur dans le domaine du travail, de la monnaie et du foncier, sous la pression des luttes sociales et des contradictions internes. Mais la dernière période a combiné un parachèvement du marché unique mondial avec une sophistication des contrôles et des interventions, étatiques ou institutionnels.
Nous pourrions penser une société dans laquelle la notion de marché autorégulateur disparaîtrait mais où il resterait des marchés. Un piste de réflexion : déconnecter marchés locaux, nationaux et internationaux les uns par rapport aux autres et ne permettre la communication entre ces entités que selon des choix politiques et des délibérations ; n’autoriser l’importation d’origine plus lointaine ou étrangère qu’après avoir décidé politiquement que c’est préférable à une fourniture sur le marché local ; déconstruire le capitalisme en suivant le chemin inverse de son ascension pour ré-enchasser l’économie dans la société.
Sur la définition du travail productif
Bernard Friot rappelle l’histoire des infirmières dans les hôpitaux : à l’origine, cette tâche était assurée par des bonnes soeurs entretenues par leur congrégation dont le financement était issu pour partie de la charité publique. Cette activité n’était pas un travail jusqu’à ce que le statut d’infirmière salariée se généralise dans les années 50. Devenue travail, l’activité des infirmières est comptabilisée dans le PIB et participe de la quantité de biens et services produite dans le pays.
Il n’y a pas que la production de biens matériels ou de services privés qui est comptabilisée dans la production de richesses : la travail des fonctionnaires est aussi inclus, à juste titre, dans le PIB. Par contre le travail du jardin qui contribue à la production de tomates pour la famille n’est pas considéré comme créateur de valeur économique. Des tomates identiques vendues sur un marché, produites par un maraîcher, ont une valeur économique.
L’exemple des infirmières et des tomates montre que la valeur économique peut être attribuée ou non à un même bien ou service selon le statut de sa production. La nature des soins infirmiers ou le la qualité nutritive des tomates ne changent pas nécessairement selon qu’ils aient une valeur économique ou pas.
Sur la nature de la rémunération des fonctionnaire
Dans une vision classique, on considère les frais de fonctionnement de l’Etat comme un transfert de richesse d’un point à un autre de la société, comme un prélèvement par l’impôt sur les entreprises et sur les personnes.
Bernard Friot considére l’activité des fonctionnaire comme une production de services fournis au reste de la société, aux entreprises, aux personnes, aux familles. Selon cette approche, l’impôt collecté par l’administration fiscale est le paiement de ce service. On pourrait faire une analogie avec la fourniture électrique ou le ramassage des ordures ménagère : chacun paye le service et ainsi les travailleurs de l’activité en question peuvent percevoir un salaire. Selon cette logique, les fonctionnaires ne « coûtent » pas : il produisent le service en contrepartie de leur rémunération, ils produisent le service qui a un tarif et dont le montant est collecté par l’impôt, au sens où les travailleurs d’EDF produisent l’énergie tarifée et collecté par la facture d’électricité.
Après avoir hésité entre ces deux approches, je me rallie à celle de Friot, qui a l’avantage d’anticiper une possible banalisation des services de l’Etat au sein d’un système tel que décrit plus haut : 100% de la valeur ajoutée passe à la cotisation : cotisation économique, cotisation sociale. cotisation salaire. L’impôt serait progressivement réduit à la portion congrue, l’Etat serait en voie de dépérissement dès lors que ses activités sont éclatées en plusieurs institutions, fonctionnant comme entreprises autogérées, coordonnées grâce à l’attribution de moyens issus de la cotisation économique.
Sur le champ d’application de la valeur économique
Partant de l’exemple des bonnes soeurs remplacée par des infirmières salariée, Friot montre qu’il suffit de changer le statut de celles et ceux qui exercent une activité pour que l’activité soit créatrice de valeur économique. Il généralise la démarche en disant que si on considère les retraités comme des personnes faisant œuvre utile dans la société (aider leurs enfants et leurs petits enfants, accompagner les mourants, participer à la vie associative), alors il faut considérer leur pension de retraite comme un salaire pour cette activité. Leur pension n’est pas selon lui une ponction de valeur sur les actifs, elle est rémunération de leur travail actuel au tarif de leur qualification acquise précédemment.
Il n’y a pas d’inconvénient théorique à dire que l’activité utile des retraités peut être rémunérée. Après tout le capitalisme rémunère bien les militaires, les publicitaires, les espions de la DSE et bien d’autres dont on peut tout autant discuter de l’utilité sociale. Mais en généralisant à toute l’activité sociale la production de valeur économique, y compris les services rendus dans le cadre de la famille, Bernard Friot s’expose à un grave inconvénient : il nie la séparation, pourtant présente dans toutes les sociétés humaines contemporaines, entre deux secteur de l’activité : un secteur dans lequel l’activité est gérée par des règles (familiales, sociales, échanges symboliques, partage de responsabilités) et un secteur dans lequel l’activité est gérée par des valeurs, des échanges d’équivalences économiques. (travail contre rémunération, achat-vente, troc). Dans une famille on ne monnaye pas le temps passé à faire la vaisselle, à s’occuper des enfants. Dans une association on n’est en général pas rétribué pour le temps passé en réunion. Dans les relations de voisinage, les coups de main ne se font pas contre rémunération mais « à charge de revanche »
Marx constate que l’activité humaine se répartit en travail libre et travail contraint et il envisage l’émancipation à travers la régression du travail contraint et l’augmentation du temps disponible pour exercer une libre activité. Le mouvement historique semble aller dans le sens de cette aspiration à limiter l’emprise du travail contraint : le temps de travail a été pratiquement divisé par deux en un siècle et la part du travail contraint (l’activité exercée contre rémunération) représente aujourd’hui seulement 8% du temps total de la vie. Mais on peut contester ces termes employés dans la tradition marxiste, « libre » et « contraint », qui laissent entendre que la liberté ne se situe qu’en dehors du travail (du boulot) et que le travail ne serait que souffrance contre rémunération. A ces définitions, on pourrait plutôt opposer les deux lieux de l’activité humaine que sont celui de l’activité selon des valeurs (travail contre revenu, création de valeur économique) et celui de l’activité selon des règles (familiales, associatives, de voisinage), règles qui fonctionnent sans échange de valeur économique comptabilisée en monnaie. Le choix des termes activité libre et contrainte n’est pas toujours pertinent car les règles de la vie sociale, associative ou familiale peuvent parfois être dures, comme celles du travail peuvent aussi être dures. Par ailleurs, le temps passé hors de la contrainte du travail est aussi l’occasion d’exercer des qualités humaines de sociabilité, de dévouement sans contrepartie, de libre créativité, tandis que dans l’autre partie de la vie, le temps passé au travail peut (et devrait) être accomplissement de soi dans l’exercice de la coopération avec autrui et dans l’exercice de ses talents par l’acte productif, dans le façonnement du monde.
Quel que soit le nom que nous lui donnons, nous avons intérêt à conserver ce partage entre les activités gérées selon des valeurs économiques et les activités gérées selon des règles de la vie sociale. L’inconvénient de la thèse de Friot c’est qu’en considérant que les retraités travaillent et que ainsi ils créent de la valeur économique il ramène toute l’activité humaine à la création de valeur économique. Au contraire, une société devrait pouvoir poser une frontière entre les deux formes de l’activité et faire varier à son gré cette frontière. Il n’est pas certain que le temps de travail contre rémunération doive diminuer indéfiniment et si un jour il devient désirable d’aller travailler, si le lieu du travail devient un moyen de développement personnel, de sociabilité et d’exercice des talents, on pourrait cesser de revendiquer une diminution du temps de travail. Par ailleurs, l’expérience hors travail, le temps où il est possible de vivre sans obligation de résultat, l’espace social où s’exercent des capacités humaines auxquelles on se refuse d’attribuer une valeur économique doivent être conservés. C’est la raison pour laquelle je ne suivrai pas Friot quand il dit que les retraités travaillent, que la cotisation paie leur travail comme la facture d’EDF paie l’électricité. Il n’agit pas de raisonnement économique car quelle que soit la forme adoptée, elle n’affecte pas la quantité de biens et services disponibles dans la société.
La pension attribuée aux retraités « pour ne rien faire » doit rester une solidarité par prélèvement de valeur sous forme de cotisation. Parce qu’elle exprime l’interdépendance entre les générations, le fait qu’on passe par toutes les étapes de la vie. Parce qu’il y à une raison anthropologique à faire coexister et à séparer les deux faces de l’activité humaine, celle qui est exercée selon des valeurs économique dans le travail et et celle qui s’exerce selon des règles de la vie sociale hors travail.
Mais aussi parce qu’il y a une raison en terme d’équilibre social, de perception que les groupes sociaux ont les uns des autres. La notion de travail contraint exprime le fait que la société doit déterminer ses besoins productifs et organisationnels. Ceux ci ne découlent pas nécessairement de la somme des choix des personnes et de ce point de vue le travail contre rémunération sera toujours, pour une part, déterminé par des contraintes qui ne sont pas à priori les choix individuels du travailleur ni ceux de son environnement social le plus proche. Le travail contre rémunération est assigné par la société qui a besoin de dentistes, de paysans, de comptables. Et si le libre choix du métier existe en partie, il ne pourra jamais être absolu : il va être difficile d’expliquer à un ouvrier de la raffinerie qui travaille en postes 3/8 que le retraité, comme lui, travaille.
Dire que la pension des retraités est prélevée sur le travail des actifs, dire que les retraités ne produisent pas de valeur économique, c’est dire qu’il y a deux dimensions dans l’activité humaine : la première est le travail, assigné par la société globale, créateur de valeur économique, la deuxième est l’activité, pas nécessairement « libre », mais qui se développe dans les réseaux de la sociabilité (famille, voisinage, associations ..) et sur des critères indépendants d’une évaluation de valeur économique.
Sur la transition entre le régime du marché du travail et le régime de la qualification généralisée
Bernard Friot propose une transition vers le nouveau système par passage complet au régime de la qualification au fur à mesure de l’arrivée des nouvelles générations, par exemple dans un premier temps le nouveau régime salarial s’appliquerait aux 18-22 ans. Même s’il n’aborde jamais la question de la révolution et du pouvoir, il fait là une proposition qui n’a de sens que si l’on présuppose un pouvoir politique engagé dans la destruction du capitalisme. Donc, point de gradualisme anticapitaliste, point d’utopie réformiste qui prétendrait transformer le capitalisme sans faire la révolution. Si tel est le point de vue de Bernard Friot, c’est fort raisonnable de raisonner ainsi.
Mais, si nous projetons dans la situation d’un pouvoir révolutionnaire victorieux, la proposition du passage d’une partie de la population sous le régime exclusif de la qualification pourrait nous confronter à plusieurs problèmes :
La coexistence de plusieurs régimes salariaux, qui plus est avec un partage selon l’âge n’irait pas sans créer des tensions sociales et des difficultés à réglementer de manière équitable l’un et l’autre des deux régimes.
Nous ne pouvons pas prévoir quelles seront les réactions des personnes face à une situation où l’obligation de travailler pour avoir un revenu se relâcherait brusquement. Quels autres moyens de régulation sociale se mettraient en place pour amener chacun(e) à assumer les tâches que la société juge indispensables pour la production et les services ? Il est probable qu’en l’absence d’une pression financière, de nouveaux modes de régulation basés sur la reconnaissance sociale, l’esprit d’équipe, l’interaction avec les clients et les usagers devraient être inventés. Cela impliquerait l’invention d’un autre univers culturel et ça ne se ferait ni par décret, ni en un jour.
Deux pistes à explorer pour une transition :
1) Progressivité et expérimentation : Il serait préférable et moins risqué d’aller vers le régime salarial de la qualification universelle en partant des droits actuels et en les étendant selon des revendications et les aspirations sociales. Pour les étudiants, ce serait la généralisation des bourse à un niveau qui leur permette d’être autonomes (allocation d’études), pour les chômeurs ce serait une revalorisation massive des indemnités, pour les salariés licenciés ce serait le maintient du salaire jusqu’à ce que le reclassement ou que la reconversion soient effectifs (cela faciliterait grandement la nécessaire reconversion économique de l’armement, du nucléaire, de l’énergie, de l’automobile etc.), pour les retraités ce serait la continuité du salaire à un niveau se rapprochant de celui des 10 meilleures années. Une telle démarche aurait le double avantage de permettre des ajustements progressifs et de construire les nouvelles règles à partir des besoins réellement exprimés.
2 ) Satisfaire les besoins tout en reconnaissant la qualification : Nous devrions trouver un système qui prenne en compte les besoins : Par exemple il faudrait peut-être arbitrer entre les rémunérations des retraités à l’apogée de leur qualification, qui posséderaient leur logement et qui n’auraient plus d’enfants à charge, et des jeunes au revenu moindre qui devraient « nourrir » une famille. Il est vrai que les prestations familiales nous donnent une piste pour répondre aux circonstances différentes de la vie. Mais comme le reconnaît Friot, la vie sociale est faite de conflits et parfois de violence. Et personne peut dire à l’avance où surgiraient les conflits pour le partage de la richesse dans une société sans capital.
Sur la déconnexion entre le versement du salaire et l’entreprise
Bernard Friot propose que les caisses qui se mettraient en place dans la logique d’une « Sécurité Sociale » généralisée versent l’intégralité des salaires (les salariés ne seraient plus payés par l’entreprise). Les entreprises cotiseraient à ces caisses en proportion de la valeur ajoutée qu’elles réaliseraient. Cette conception est incompatible avec la formation des prix sur un marché. Si les prix diminuent, du fait par exemple de la concurrence d’autres entreprises plus performantes, alors la valeur ajoutée diminuera sans que le bilan et le compte d’exploitation de l’entreprise, qui ne seraient plus affectés par des coûts salariaux, puissent réguler et sanctionner cette situation. Les salaires ne dépendant plus des résultats de l’entreprise, la pérennité de celle-ci n’étant pas mise en cause par un déséquilibre comptable dû à l’incapacité à payer des salaires, on ne voit pas quel pourrait être le facteur de régulation. Cette remarque est liée au désaccord que j’ai sur la possibilité de créer « une nouvelle convention de la valeur fondée sur la qualification » en présence d’un marché.
En guise de conclusion
Des revendications pour les temps actuels :
Nous sommes confrontés, par les subventions publiques aux entreprises privée à un véritable pillage des ressources communes collectées par l’impôt. Les entreprises capitalistes captent cette manne avec une arrogance et un cynisme à la mesure des complicités qu’elles trouvent au sommet de l’État. Elles sont subventionnées pour s’installer (pour créer des emplois), pour faire la recherche (crédits impôt-recherche qui canalisent le budget de l’État vers le privé au détriment de la recherche publique et de l’université) , pour embaucher des bas salaires (parce que sinon les travailleurs peu qualifiés etc…). Mais ensuite elles n’hésitent pas à licencier comme bon leur semble et elles ont pour devise « prend l’oseille et tire toi ! »
Pourtant quand nous disons, à juste titre, « non aux fonds publics pour des entreprises privées », nous sommes dans une position exclusivement négative. Qui peut contester qu’il faut une politique publique pour orienter la production ? Qui peut contester que des entreprises sont parfois réellement en difficulté financière ? Voilà une situation qui peut illustrer notre projet de cotisation économique avec un double slogan « non aux subventions publiques pour les entreprises privées » et « les patrons doivent payer pour la politique industrielle » . Exigeons que toutes les entreprises paient une cotisation, en pourcentage de la masse salariale, qui irait dans un fonds commun dont la mission serait à la fois d’être un outil de politique industrielle et un fonds de reconversion, avec maintien du salaire, des salariés licenciés suite à des défaillances d’entreprise. Qu’on cesse ainsi de lever des impôts sur nous tous pour financer des entreprises qui licencient. Que les patrons soient ainsi collectivement responsables financièrement de l’anarchie capitaliste, des dégât de la concurrence et des dommages causés par les plus rapaces d’entre eux.
Les débats sur la valeur ne doivent pas occulter la puissance utopique des thèses de Friot
Les débats devront être approfondis, mais ils n’affectent pas l’essentiel de la théorie ou plutôt de l’utopie sociale de Bernard Friot, basée sur le déjà-là présent dans le salaire. La qualification inaliénable, attachée à la personne et la cotisation économique qui remplacerait les banques, les actionnaires et les propriétaires, nous permettent de penser une société sans marché du capital productif et sans marché du travail. La puissance du salariat réalisée en acte introduirait une nouvelle dimension de la citoyenneté. Elle permettrait aux salariés de définir eux-mêmes les critères d’attribution des qualifications et l’affectation des moyens de production. Elle impliquerait la mise en œuvre des institutions du salaire qui le feraient fonctionner comme base économique du monde nouveau. Elle serait la force motrice du dépérissement de l’Etat.
Gérard Vaysse, 12 février 2012