Enzo Traverso, né dans le Piémont en 1957, est un universitaire de l’engagement et de l’exil. Sa vie et ses travaux semblent infléchir très à gauche ces vers du très à droite Charles Baudelaire, qui closent Le Cygne, l’un des plus beaux poèmes des Fleurs du Mal :
"Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d’autres encor !"
Italie puis en France, parvenu au grade de professeur de sciences politiques à l’Université de Picardie (Amiens) en 2009, Enzo Traverso est un spécialiste de la question du totalitarisme et des coercitions politiques ou sociales au XXe siècle. Il a publié Les Juifs et l’Allemagne (La Découverte, 1992), Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade (La Découverte, 1994), La Violence nazie (La Fabrique, 2002), Le Passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique (La Fabrique, 2005), À feu et à sang. La guerre civile européenne 1914-1945 (Stock, 2007), L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle (La Découverte, 2011).
Aujourd’hui, comme de nombreux cerveaux du Vieux Continent, on le trouve au Nouveau Monde : à Cornell, très sélecte université privée de l’État de New York, où il enseigne l’histoire des fureurs européennes contemporaines. Enzo Traverso publie le 20 février Où sont passés les intellectuels ? (Textuel). Il y répond aux questions de l’anthropologue Régis Meyran, qui avait déjà mené, pour la même collection des éditions Textuel, “Conversation pour demain”, des entretiens avec Michel Pinçon et Monique Pinçon- Charlot (L’Argent sans foi ni loi, 2012).
Où sont passés les intellectuels ?, livre bref, fin et tranchant (108 p.) [1], fait figure de viatique bienvenu en ces temps de basses eaux idéologiques, politiques, morales et civiques. Mediapart a voulu recueillir cette parole qui préfère s’ébrouer du côté de la révolte plutôt que de se fossiliser dans l’inaction. D’autant qu’Enzo Traverso publie, concomitamment, un essai remarquable : La Fin de la modernité juive (La Découverte). Nous lui avons donc téléphoné, outre- Atlantique...
Antoine Perraud
MEDIAPART. Pour Sartre, « l’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas »...
ENZO TRAVERSO. Nous vivons dans un contexte différent de celui dans lequel Sartre avait forgé sa définition : l’avènement du numérique et l’université de masse ont élargi les frontières du milieu intellectuel. Davantage de personnes sont à même d’intervenir activement dans les débats, ce n’est pas Mediapart qui me contredira sur ce point. Mais au fond, le rôle de l’intellectuel n’a pas changé : il doit interroger voire contester le pouvoir, cette fonction essentielle demeure.
L’intellectuel ne doit-il pas être un producteur de savoir ou d’intelligence ?
Certes, mais il faut distinguer l’intellectuel du savant. Le savant se limite à produire des connaissances ; l’intellectuel intervient dans la cité. Les savoirs sur le monde et la société se sont spécialisés, diversifiés, sectorisés, si bien qu’il est aujourd’hui difficile d’adopter une posture d’encyclopédiste – à la Diderot – consistant à porter un jugement avisé sur tout. L’effort doit porter sur l’autonomie critique et la perspective universaliste à préserver. Pour devenir un intellectuel, le savant doit utiliser la réputation acquise grâce à ses recherches pour intervenir dans l’espace public. Il se doit de pratiquer, dans le sillage de Kant, la fonction critique et l’usage public de la raison.
Mais l’espace public regorge de réputations usurpées !
L’industrie culturelle, effectivement, ne cesse de propulser sur le devant de la scène des pseudo-intellectuels ou de prétendus experts. L’intellectuel médiatique est “fabriqué” par l’industrie culturelle, qui lui assure une visibilité par le biais des moyens de communication. L’“expert” est un savant qui se met au service du pouvoir, en renonçant, dans la plupart des cas, à son autonomie critique. Ni l’un ni l’autre ne contestent les structures ni les formes de la domination. Cela s’inscrit dans un contexte d’effondrement politique et idéologique : les partis n’ont plus d’idées à défendre et ne font donc plus appel à des intellectuels pour élaborer des projets (seuls s’activent des publicitaires pour garantir une image...). Parfois, ces deux figures coïncident : l’“expert médiatique” incarne alors la parfaite antithèse de l’intellectuel classique.
Des relais essentiels ont disparu ou se sont effacés, comme les bourses du travail ou les syndicats...
Les intellectuels assuraient jadis une forme de transmission en se faisant les vecteurs d’une culture réservée à la seule élite. Ils remplissaient donc une mission pédagogique passant par des organisations sociales attachées au partage du savoir comme du reste. Depuis, la culture s’est démocratisée tandis que les intellectuels, dans leur grande majorité, sont devenus des travailleurs comme les autres. Certaines figures, pour conserver une visibilité – essentiellement médiatique – adoptent une posture élitiste arrogante ; d’autres enfilent le costume de trouble-fête patenté des plateaux télévisés, mais il s’agit, dans la plupart des cas, d’une division des rôles. Ils tirent ainsi, en terme d’image, leur épingle du jeu, sur fond de paralysie des mouvements de contestation.
Un moment de rachat des vaincus de l’Histoire
L’intellectuel semblait, à sa grande époque, capable de nous permettre à la fois d’expliquer le monde et de le transformer...
Vous faites allusion à la 11e Thèse sur Feuerbach dans laquelle Marx affirmait, en 1845, que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer ». L’intellectuel – j’utilise cette notion par anachronisme, car elle n’existait pas encore à l’époque –, avec les artistes, donnait forme à l’imaginaire collectif, alors gorgé d’utopies. Se projeter vers l’avenir, c’était établir la jonction entre l’interprétation et la transformation. L’intellectuel forgeait la dialectique d’un tel mouvement.
Aujourd’hui, il semble s’être donné une autre fonction : au lieu d’inventer le futur, il officie au travail de deuil de nos sociétés. Inévitablement, il est frappé de plein fouet par l’émergence de la mémoire, trait majeur de notre époque, qui détrône l’utopie. Dans nos sociétés fragmentées ou “liquides”, où les vies sont atomisées et précarisées, ceux qui dénoncent les oppressions et l’ordre du monde donnent l’impression de prêcher dans le désert.
L’intellectuel contestataire n’est pas sorti indemne de la défaite historique des révolutions du XXe siècle. Le discrédit du stalinisme et du maoïsme affecte l’image de l’intellectuel engagé. Cette remise en cause s’est faite pendant les années 1980, une époque qui a vu le surgissement – en France comme ailleurs – des pseudo-intellectuels médiatiques et des experts. Les célébrations du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, que certains observateurs étrangers ont à juste titre considérées comme des obsèques somptueuses, marquent symboliquement ce tournant.
Les mouvements sociaux sont désormais sans leaders ni inspirateurs, pour de bonnes raisons (ils sont davantage autogérés et démocratiques qu’ils ne l’étaient dans le passé) et aussi pour de mauvaises raisons (ils ne sont pas porteurs d’un projet de changement de société). Et quand le philosophe Slavoj Žižek va parler en Grèce, il peut être chaleureusement accueilli, mais il ne comble pas ce vide. Nous sommes dans une situation de transition. Le monde forgera sans doute de nouvelles utopies et il faudra bien qu’elles soient définies ou systématisées. À ce moment-là, nous aurons besoin de nouveaux intellectuels...
Avez-vous la nostalgie du temps où il ne fallait jamais désespérer ?
Les deux derniers siècles ont été des époques de défaites, de reflux, de reculs, d’exil, de refoulement, de répression de la parole critique. Ce furent aussi deux siècles de lutte, de conquêtes et de grandes espérances. Dans les pires moments, l’horizon n’a pas été brouillé. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, tout au bord de l’abîme, l’espérance a pu luire. Aujourd’hui, dans une situation bien moins tragique, l’attente semble en berne : cela vaut-il la peine de se battre ? Nombreux sont ceux, dans la pratique, à avoir répondu par la négative à cette question, peut-être sans même se l’être posée consciemment.
Dans un tel désarroi, une telle désorientation, il faut garder ouverte la perspective d’une pensée critique en lien avec les mouvements qui vont surgir, différents mais inévitables. Je ne crois pas au diagnostic de François Furet qui, dans Le Passé d’une illusion (1995), écrivait : « Nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. » Contre une telle « fadeur consensuelle », l’historien Perry Anderson et quelques autres se sont élevés, refusant la prétendue fin de l’histoire après la chute du communisme, qui aurait édicté le capitalisme en panacée universelle.
Il faut savoir nager à contre-courant, camper dans des positions minoritaires, de résistance, accepter de ne pas se retrouver sous les feux de l’actualité, tant les grands médias se désintéressent de toute pensée critique ; même si ce travail souterrain semble condamné à l’impuissance, en notre époque où l’invisibilité médiatique passe pour une forme d’inexistence.
Il peut y avoir, dans mon travail, une dimension nostalgique. Non pas la nostalgie du socialisme réel, mais une mélancolie, au sens de Walter Benjamin ou de Daniel Bensaïd. Ce n’est pas du pessimisme, ni une résignation cosmique ; c’est une mélancolie de gauche, qui sait que tout engagement intellectuel ou politique implique une dette à l’égard de ceux qui nous ont précédés. La lutte n’est pas seulement un acte joyeux, libérateur, mais aussi un moment de rachat des vaincus de l’Histoire. Il s’agit d’intérioriser les débâcles, sans pour autant capituler, en restant attentif à ce qui surgit et en se laissant surprendre...
Quel regard porter sur l’expérience socialiste au XXe siècle ?
Il faut véritablement reconnaître l’échec du “socialisme réel”, certes contre les représentations caricaturales et unilatérales du conservatisme, mais aussi contre l’approche, en définitive apologétique, de ses orphelins – comme l’historien Eric Hobsbawm. L’URSS obligea cependant le capitalisme, confronté à une telle alternative, à surmonter sa dimension la plus brutale et la plus inhumaine. Les révolutions du XXe siècle, à commencer par la révolution russe qui en fut l’acte fondateur à une échelle globale, ont contraint le capitalisme à se démocratiser et à se réformer. Le keynésianisme et l’État-providence sont nés de ce défi. Après la chute du mur de Berlin, ce capitalisme a pu (re)devenir effréné, en démantelant les éléments protecteurs qu’il avait été contraint d’introduire en son sein.
Penser le socialisme, en faire le bilan, est une tâche nécessaire qui reste à entreprendre, au-delà de quelques efforts notables d’historisation. À droite, la récusation a souvent supplanté l’analyse. À gauche, la pensée critique est restée tétanisée par la défaite, qui a emporté avec elle aussi les courants de pensée hérétiques ou dissidents.
Le marxisme doit s’ouvrir, dans un monde où l’Europe « se provincialise »
L’émancipation marxiste a-t-elle étouffé l’affranchissement libertaire ?
Certes, pendant longtemps le marxisme a véhiculé une vision triplement contestable de l’histoire des mouvements sociaux : une vision téléologique puisque le socialisme était le but inscrit dans la marche de l’histoire elle-même ; une vision européocentrique, dans la mesure où le moteur du changement était identifié à la classe ouvrière industrielle des pays développés ; enfin une vision “genrée”, puisque dans ses représentations dominantes cette classe était essentiellement mâle.
La fin du socialisme réel a remis en cause la téléologie, en nous faisant comprendre que l’histoire ne suit pas un chemin préfixé. La globalisation et la crise du fordisme ont remis en cause aussi bien la place de l’Europe que le rôle central du prolétariat industriel dans les mouvements sociaux. Enfin le féminisme, qui semblait autrefois une spécificité du monde occidental, est aujourd’hui puissant en Asie et en Amérique latine, tandis que les minorités sexuelles ont conquis des droits.
Toutes ces transformations ne remettent pas forcément en cause le marxisme, mais l’obligent à réviser ses paradigmes et à se confronter à d’autres courants de la pensée critique. Un dialogue fructueux, par exemple, s’est mis en place avec les études postcoloniales, qui ont intégré certaines catégories marxistes (subalternité, domination, classe). Le marxisme doit s’ouvrir, dans un monde où l’Europe « se provincialise ». Cela devrait le conduire à redécouvrir certaines traditions libertaires, particulièrement fortes dans des pays autrefois considérés comme « périphériques » pour être moins industriels.
François Furet, que vous fustigez volontiers, avait une vieille tendresse pour l’anarchisant George Orwell...
Orwell, détesté par les communistes, a toujours été prisé par les libertaires, mais aussi par les conservateurs. C’est le tropisme bien-pensant et non anarchiste qui poussait Furet vers Orwell, qui a lui- même évolué, entre Hommage à la Catalogne et 1984. Ce dernier livre peut se rattacher à l’antitotalitarisme conservateur, même s’il peut faire l’objet, comme tout grand classique, d’interprétations multiples.
Pensez-vous que le monde juif soit le baromètre du passage des intellectuels du messianisme révolutionnaire à la bienséance néo- conservatrice ?...
J’ai tenté d’éviter ce cliché, même si je commence La Fin de la modernité juive : histoire d’un tournant conservateur [2], par une comparaison entre Trotski et Kissinger, deux paradigmes antinomiques de la judéité.
Le monde juif a été l’un des foyers majeurs de la pensée critique en Occident, du XVIIIe siècle jusqu’aux années d’après-guerre. Les juifs étaient à la fois au cœur et aux marges du monde occidental : ils s’avéraient à la source des mouvements culturels et sociaux mais se retrouvaient exclus du pouvoir politique. Ils étaient des outsiders, étrangers, en tant que minorité diasporique, aux catégories centrales de la modernité occidentale : État, nation, souveraineté.
L’antisémitisme s’est développé contre cette position “marginale” du monde juif, désigné comme un danger pour toute cohésion nationale. Aujourd’hui, le renversement est complet. L’antisémitisme n’est plus un facteur structurant des cultures nationales. Nos démocraties libérales ont même transformé la mémoire de la Shoah en une sorte de religion civile du monde occidental... Certes, personne ne devrait se plaindre du déclin de l’antisémitisme en Occident. L’intelligentsia juive est toutefois passée d’une position critique à une orientation conservatrice, épuisant ainsi la trajectoire de la modernité juive.
L’islam, cantonné aux marges, n’a pas exploré ces champs de la pensée critique voire subversive en Occident...
L’islam incarne la domination et le pouvoir dans de larges parties du monde ; historiquement, il n’est pas la religion d’une minorité diasporique. La pensée critique juive est née d’un processus d’émancipation et de sécularisation qui s’est manifesté bien plus tardivement dans le monde musulman. À l’époque de la décolonisation, les intellectuels des pays musulmans se définissaient davantage selon leur appartenance nationale plutôt que par des critères religieux. En Europe, il n’y a pas eu d’outsiders musulmans, comme ce fut le cas avec la modernité juive pendant deux siècles.
Le « musulman par le regard de l’autre », pour adapter la formule de Sartre, ou le « musulman sans dieu », pour adapter la formule de Freud, c’est-à- dire l’intellectuel qui revendique avec orgueil ses origines face à la stigmatisation sociale dont sa minorité fait l’objet, tout en s’affranchissant lui-même d’une attache religieuse, est un phénomène beaucoup plus récent. Néanmoins, le Palestinien Edward Saïd – né à Jérusalem en 1935 et mort en 2003 à New York, où il enseignait la littérature comparée –, qui publia en 1978 Orientalism, texte dont se réclament les études postcoloniales, Edward Saïd, donc, se présentait comme l’ultime intellectuel juif ! Je perçois une part de vérité dans cette affirmation – et une part de judéité dans son humour...