Discutant des analyses d’Ernest Mandel sur “les États ouvriers bureaucratisés”, Catherine Samary note deux décalages dans le processus historique concret par rapport au cadre théorique fixé. Le premier concerne la dynamique socio-économique générale de ces sociétés : “Jusqu’au milieu des années 1970, l’écart entre les sociétés de transition et les sociétés capitalistes avancées diminua. Après, il va au contraire s’approfondir. (...) La bureaucratisme était devenu un obstacle absolu à la poursuite du développement des forces productives”. La seconde concerne la dynamique des luttes et “l’absence de révolution ouvrière anti-bureaucratique”. L’expérience de la Pologne (1981) et de Solidarnosc, pourtant marquée par une formidable mobilisation ouvrière représente “un véritable tournant”. Il y a un “points faibles dans l’argumentaire de Mandel et une erreur de pronostic qui requiert” une explication. Et elle résume ses critiques en une formule : Mandel “aurait dû souligner un contenu dominant anti-ouvrier de l’État soviétique ayant des conséquences majeures. (...) Une révolution sociale était à nouveau nécessaire” [1].
Cette périodisation me semble pertinente. Comme l’indication de ce qui est en jeu dans “l’erreur de pronostic” d’Ernest Mandel. : l’incapacité de comprendre le caractère de plus en plus “anti-ouvrier de l’État soviétique”. Étant entendu que cette formule ne vise pas à quantifier un degré de violence dans la domination sur la classe ouvrière, mais souligne un problème théorique par rapport à la catégorie d’État ouvrier dégénéré léguée par Trotsky. À savoir que, s’étalant dans la durée historique, le processus de cristallisation bureaucratique rendait de plus en plus problématique le caractère “ouvrier” . Si tel est le cas, il faut discuter du cadre conceptuel - qui n’est pas une simple reprise de celui de Trotsky - à travers lequel Ernest Mandel construit sa théorie de “l’État ouvrier bureaucratisé”.
Une caractérisation particulière des rapports de production
Pour le dire de façon lapidaire : c’est lui qui l’empêche de percevoir le caractère de plus en plus “anti-ouvrier” de cet État. Et il touche à ce qui est justement un des apports original d’Ernest Mandel par rapport à Trotsky : sa réflexion sur les rapports de production régissant l’URSS et, plus généralement, sur les sociétés dites de transition du capitalisme au socialisme. En effet, il ne se contente pas de souligner l’aspect non-capitaliste de la production , il en fait des sociétés relevant de rapports de production spécifiques qui seraient caractérisées par “un mode de production socialisé et planifié”, pour reprendre une de ses formules que nous retrouverons. Je sais bien que, par ailleurs, Ernest Mandel explique qu’il n’existe pas en URSS un mode de production stabilisé, à la façon dont on peut parler de mode de production capitaliste. Pour éviter un débat académique à ce sujet, on peut donc remplacer “mode de production” par “forme de production socialisée et planifiée”. Reste le fond du problème : la caractérisation des rapports de production ainsi faite.
Pour en traiter, je prendrais comme point de départ une appréciation de Catherine Samary : “La dégénérescence de la révolution d’Octobre conduisit Mandel à essayer de comprendre une autre source d’exploitation et d’aliénation : celle qui était liée à la bureaucratisation de l’État ouvrier. La planification elle-même pouvait dissimuler des rapports sociaux d’exploitation et d’aliénation”. L’affirmation me semble difficile. Certes, concernant l’URSS, Ernest Mandel parle d’aliénation dans le travail - ce qui, au passage, montre le caractère “fourre tout” de la catégorie d’aliénation.- mais jamais d’exploitation car, dans la tradition marxiste,cette catégorie à une signification bien précise (contrôle du surproduit social) que, justement, la catégorie d’État ouvrier bureaucratique, exclut par définition.
On va voir qu’une des particularités d’Ernest Mandel par rapport à Trotsky est de systématiser une analyse des rapports de production soviétiques renforçant cet aspect des choses à travers sa problématique d’une forme “de production socialisée et planifiée”. Même si, par ailleurs, il sent bien qu’existe un problème légué par la tradition marxiste dominante en ce qui concerne l’analyse des effets de la division capitaliste du travail, comme une certaine vision d’un développement “neutre” des forces productives généré par la grande usine capitaliste. Et en conséquence une certaine vision de ce qu’il faut entendre, du point de la perspective socialiste, par socialisation des forces productives.
Ainsi en 1962 dans son Traité d’économie marxiste, il souligne fortement que la seule abolition juridique de la propriété n’est pas suffisante et qu’il est nécessaire de commencer à bouleverser “la structure hiérarchique de l’entreprise” dès la première phase de la période de transition. Il a même ces formules étonnantes : “Les rapports de production ne se modifient pas aussi longtemps que le patron privé est simplement remplacé par l’État patron, incarné par quelque directeur, technocrate ou bureaucrate tout puissant. Ils ne se modifient que lorsque les collectifs d’ouvriers et d’employés commencent à avoir une prise réelle, quotidienne (et pas seulement formelle et juridique) sur la direction des entreprises, sur l’élaboration et l’exécution des plans, sur le surproduit social créé à l’entreprise”. [2]
Ce type de développement est politiquement important par l’éclairage donné - et ce, bien avant 1968 - sur “le socialisme que nous voulons”. Toutefois, théoriquement, ces formules, qui semblent tout droit sorties d’un texte de Socialisme ou barbarie ou de courants similaires, posent problèmes par la façon dont elles rabattent l’analyse des rapports de production sur le procès immédiat de production. En toute logique, elles veulent dire que dans l’État bureaucratique existe une exploitation de même type que celle mise en œuvre par le patron privé ou l’État patron puisque, dans tous les cas de figure, les producteurs directs n’ont pas de contrôle sur le surproduit social.
La théorie du mode de production socialisé et planifié
Quoi qu’il en soit, si, pour reprendre des formules de Trotsky dans La Révolution trahie, en URSS “les ouvriers ont perdu toute influence sur la direction des usines” et l’État est devenu “un maître”, on voit mal comment les ouvriers et la bureaucratie occuperait une place similaire dans rapports de production. Ce que, par ailleurs, Ernest Mandel ne cesse de répéter. Pour lui la bureaucratie est simplement une couche privilégiée de la classe ouvrière ayant usurpé le pouvoir politique au reste de la classe car elle ne possède pas les moyens de production (au sens où la bourgeoisie les possède) et “participe à la distribution du revenu national, exclusivement comme une fonction de rémunération de la force de travail, qui inclue beaucoup de privilèges mais qui est une forme de rémunération qui n’est pas qualitativement différente de la forme de rémunération salariale.” [3]
Au demeurant, dans le même texte, Catherine Samary souligne très clairement qu’Ernest Mandel refuse de reconnaître que “les bureaucrates possédaient des privilèges (des formes spécifiques d’appropriation privée d’une partie du surplus) liés à leurs positions dans les rapports de production. Alors qu’il existait un lien spécifique entre leur fonction dans la sphère productive et leurs privilèges. C’était une forme partielle, incomplète et incertaine de propriété (et de contrôle), dans un contexte de formes non-marchandes de contrôle sur réalisation sur le plan” [4]. Tout comme sur son élaboration et, en fait, sur l’ensemble de l’économie, faudrait-il ajouter. C’est très précisément ici que, au plan théorique, se pose le problème de l’analyse de la bureaucratie. Son statut comme couche sociale spécifique - d’où résulte, entre autres certaines formes d’appropriation du surproduit - est-il lié à des fonctions “dans la sphère productive” et non simplement à la survivance des normes de distribution bourgeoise ?
Sous cet angle, traitant de l’URSS, Ernest Mandel, a des formules significatives : “Il y a une contradiction entre la structure planifiée et le caractère socialisé, collectif, étatique de la grande production et le maintien de normes de distribution bourgeoisie d’autre part (...) qui sont le fondement des privilèges de la bureaucratie. La combinaison de tout cela avec la puissance de la bureaucratie qui détient le monopole de gestion de l’économie, de l’État et de la société...” . Les formules sont significatives car cet élément décisif qu’est la main mise de la bureaucratie sur un État disposant du contrôle des principaux moyens de production n’est pas pris théoriquement en compte pour l’analyse de la bureaucratie. C’est un élément simplement surajouté.
Il existe, d’une part, la sphère de la distribution, dans laquelle la bureaucratie s’enracine et, d’autre part, une organisation de la production dont Ernest Mandel parle avec des termes qui pour lui sont des catégories équivalentes : “structure planifié”, caractères socialisé, collectif, étatique”. Dans le même texte, il explique que, n’étant ni capitaliste, ni socialiste, les rapports de production de l’URSS sont “hybrides”. Reste que, pourtant, il en donne une définition générale. Ils ont un “caractère socialisé”. Ou encore : ces rapports de production sont fondés sur une “organisation planifiée basée sur la propriété d’État qui est une forme de propriété sociale”. [5]
Cette approche est permanente. On la retrouve lorsqu’il présente les acquis de la Révolution trahie dans un de ses principaux articles [6]. D’une part, il énonce une contradiction générale de la période de transition : “La contradiction entre le mode de production socialisé et planifié et la survie des normes de distribution bourgeoise représente la contradiction principale de l’économie soviétique. Elle place toute l’économie de transition sous le signe d’une lutte entre la logique de la planification et la “loi de la valeur”, comme force régulatrice”. D’autre part, il se contente de surajouter à cette problématique générale, les effets de la gestion bureaucratique : “ Sous le régime de la gestion bureaucratique de l’économie, cette contradiction se combine avec celle entre la logique du plan (croissance économique proportionnelle et équilibrée) et les intérêts privés de consommation (appropriation de privilèges matériels) de la bureaucratie gestionnaire”.
A propos des formes de socialisation du travail
Par cette caractérisation Ernest Mandel entend souligner le travail a immédiatement un caractère social, contrairement au capitalisme dans lequel le caractère social du travail n’est confirmé qu’a posteriori, par l’intermédiaire du marché. Certes. Le constat est d’ailleurs valable, comme le souligne Marx, pour l’ensemble des formes précapitalistes. Le travail a un caractère immédiatement social, au sens où les travaux réalisés par les différents producteurs ne sont pas d’abord saisis comme travail d’individu privé, mais comme travail d’individus membres d’une communauté particulière qui participent à ce que Marx appelle la “production sociale” en tant que membres de cette communauté.
C’est le cas de la famille patriarcale qu’il prend en exemple dans Le Capital. Les différents travaux “possèdent de prime abord la forme de fonctions sociales, parce qu’ils sont des fonctions de la famille qui a sa division de travail tout aussi bien que la production marchande (....) La mesure de la dépense des formes individuelles par le temps de travail apparaît ici directement comme caractère social des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail individuelles ne fonctionnent que comme organe de la force commune de la famille”. [7]
J’insiste sur cet aspect des choses car il est théoriquement important du point de vue des catégories d’analyse. En opposition au capitalisme, toutes les formes de production non-capitalistes sont caractérisées par une socialisation directe du travail, le constat ne résout de l’analyse des rapports de production à travers lesquels elle se réalise . Dans l’exemple que nous venons de prendre, c’est en fait la famille patriarcale qui fonctionne comme rapport de production ; c’est-à-dire comme rapport social structurant les formes de participation des individus à la production sociale. Dans le même chapitre du Capital, Marx prend un autre exemple : celui d’une “réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail” . On conviendra que les rapports de production qui régissent cette forme de socialisation directe du travail sont, tout à la fois, très différents de la famille patriarcale mais également de ceux existant dans l’URSS stalinienne où la production est contrôlée par l’État bureaucratique.
L’URSS comme simple variante d’une forme socialisée de production
Si, concernant l’URSS Ernest Mandel ne parle jamais de rapports de production socialistes, il produit une théorie générale de la planification [8] comme “ensemble déterminé de rapports humains de production qui assurent la caractère directement social du travail fourni par les producteurs”. Et sous cette catégorie spécifique de rapports de production, il subsume aussi bien l’URSS stalinienne que la société fondée sur la propriété collective des moyens de production, dont parle Marx, dans laquelle “le travail est (également) reconnu comme travail social dès qu’il est dépensé”. On aura remarqué que dans cette forme “de production socialisée et planifiée” , fonctionnant comme une infrastructure commune à toutes ces formations sociales, l’État a disparu alors que, justement, c’est à travers lui que se réalise cette socialisation en URSS . Par contre - nul besoin d’insister la dessus- ce n’est pas le cas dans la société dont parle Marx.
C’est ici que réside la principale innovation d’Ernest Mandel par rapport à Trotsky. Il ne s’en tient pas, comme dans La Révolution trahie, à faire certaines remarques théoriques sur les conditions de construction d’un État ouvrier, il produit une théorie générale de ce qui serait une forme “de production socialisée et planifiée” . Bien sûr, cette élaboration n’est pas sans rapport avec le développement du “socialisme réellement existant” dans plusieurs pays et l’apparition de formations sociales post-capitalistes ayant des caractéristiques communes. Mais ce faisant, Ernest Mandel amplifie les problèmes de méthode d’analyse soulignés dans l’article précédent. Pour caractériser les formations sociales post-capitalistes - en bonne orthodoxie marxiste - , il prend comme point de départ la seule dite infrastructure économique ; sans traiter du fait qu’en URSS l’État joue un rôle déterminant dans la structuration des rapports de production ; car, là également, en bonne orthodoxie marxiste, il ne peut être qu’une simple superstructure.
L’État stalinien devient une simple variante bureaucratique de ce “mode de production socialisé et planifié” qui, par définition, est porteur d’une dynamique de socialisation qu’on pourrait appeler progressiste, par rapport aux formes de socialisation capitalistes. Ainsi Ernest Mandel précise que les deux contradictions de l’économie soviétique soulignées plus haut “relèvent d’une contradiction essentielle dans le domaine des rapports de production : entre la planification en tant qu’affirmation du caractère immédiatement social du travail, qui recèle une tendance foncièrement égalitaire, et le maintien de conditions de subordination hiérarchique au sein du processus du travail à l’entreprise d’autre part, qui recèlent une tendance vers l’inégalité croissante”.
Il est manifeste que la vision, sans cesse répétée, d’Ernest Mandel d’une dynamique quasiment immédiatement “socialiste” des luttes sociales dans les pays du “socialisme réellement existant” ne tient pas seulement à un optimisme révolutionnaire souvent souligné, mais s’enracine directement dans cette analyse de ce qui serait la contradiction principale des rapports de production structurant ces formations sociales. De même, cette théorie générale de ce “mode de production socialisé et planifié” permet de comprendre cette appréciation étonnante (en effet, elle date de 1977 et non des années 30, voire 50) sur l’économie de l’URSS : “Il faut commencer par dire que les rapports de production en Union soviétique sont fondés sur une organisation planifiée de la grande production, organisation planifiée basée sur la propriété d’État - qui est une forme de propriété sociale - la propriété d’État des moyens de production et que la supériorité de cet aspect-là de l’économie soviétique ne fait pas de doute, du moins à la lumière d’une vision à long terme”. [9]
Dans cette approche, il n’existe aucune place pour traiter de la forme spécifique de socialisation du travail d’une formation sociale comme l’URSS stalinienne puisqu’il s’agit d’une simple variante d’une production basée sur “une forme de propriété sociale”. Une fois démontrée la nature non-marchande des moyens de production et de la force de travail en URSS, Ernest Mandel se contente d’expliquer que la production est, simplement une production de valeurs d’usage. Tout se passe comme si la planification fonctionnait dans un espace socialement neutre, marqué seulement par la production de valeur d’usage. Or ce n’est pas le cas. Ici commencerait une autre discussion sur l’analyse des formes spécifiques de socialisation du travail qui existaient en URSS.
Le fétichisme de plan
Ainsi, explique Gérard Roland, “ le rapport entre la production et l’objet est déterminé non par la valeur d’usage, mais par la contribution de l’objet produit à l’indice statistique du plan, que nous appellerons la valeur-indice”. Par cette formule, l’auteur souligne que, dans un tel système, les indices à travers lesquels s’organise la production ne sont pas de simple “messages statistiques”, mais fonctionnent comme rapport social ; c’est à travers les “indices qu’est évalué socialement l’activité productive” et que “le travail est validé, reconnu socialement”. Sous cet angle, la valeur-indice “exprime un rapport de subordination de l’organe inférieur vis-à-vis de l’organe supérieur (...). Le flux de la valeur indice est un flux essentiel vertical qui monte et descend constamment le long de la pyramide administrative”. [10]
Mon propos n’est pas de reprendre comme telles l’ensemble des analyses de Gérard Roland qui posent une série de problèmes. Toutefois elles montrent bien que les formes de socialisation de travail existant en URSS avaient peu à voir avec la contradiction dont parle Ernest Mandel, entre “la planification en tant qu’affirmation du caractère immédiatement social du travail, qui recèle une tendances foncièrement égalitaire et le maintien de condition de subordination hiérarchique au sein du processus du travail à l’entreprise”.
Pierre Rolle souligne, au contraire, que dans l’entreprise soviétique, les collectifs de travail ont une certaine autonomie et dispose d’une relative polyvalence. Par contre, c’est au à travers du plan que se structurent des formes de subordination hiérarchique : “Chaque tâche confiée à un collectif de salariés de la production est, dans l’entreprise, accompagnée d’une norme, laquelle précise la quantité et la qualité du travail exigé. L’établissement de cette norme mobilise, en principe, tous les niveaux de l’administration économique : retouchée dans l’établissement, appliquée dans l’atelier, elle est enregistrée, ou vérifiée, au centre du système. C’est par elle que la planification contrôle l’entreprise et évalue son fonds de salaire ; c’est par elle que l’entreprise contrôle la brigue et lui fixe des objectifs”. Si cette “norme assure et concrétise la cohérence de tous les éléments de l’ensemble”, c’est également à travers elle que se, “derrière l’objectivité et l’unanimité apparentes, des emboîtements de conflits potentiels qui se chevauchent et se renvoient l’un à l’autre à travers toute l’échelle sociale”. [11]
À travers ce mécanisme s’organise une socialisation du travail générant des formes d’exploitation, c’est-à-dire des formes spécifiques de captation et de subordination de la force de travail. Pour la caractériser, on pourrait - sans pour autant établir une stricte équivalence - reprendre la formule de Marx sur le despotisme d’usine : “La masse des producteurs immédiats se trouve face à face avec le caractère social de leur production, sous forme d’une autorité organisatrice sévère et d’un mécanisme social parfaitement hiérarchisé”, qui ne se cristallise pas dans le seul procès de travail, mais, via l’État bureaucratique, dans l’ensemble de la société. [12]
Le renvoi à ces formules de Marx ne veut pas dire que la planification soviétique fonctionnait comme une mécanique hiérarchique bien huilée, sous l’ordre d’une autorité suprême ; de nombreuses études ont montré qu’existait à tous les niveaux des procédures d’ajustements et de conflits. Il s’agit simplement de souligner sous quelle forme se cristallisent les différents travaux comme travail social à travers l’État/plan. On a bien à faire à une forme de socialisation directe du travail puisque le caractère social de ce dernier n’est pas fixé post ante, par le marché mais a priori par le plan, à travers la valeur-indice.
On pourrait ici parler d’un fétichisme du plan, non comme simple formule littéraire, mais à la façon dont Marx parle du fétichisme de la marchandise pour le capitalisme. Il ne s’agit pas simplement, à la façon dont, par exemple, procède Charles Bettelheim, de tenir un discours sur le plan simulacre qui se contenterait de dissimuler le règne toujours présent de la loi de la valeur. La planification renvoie bien à un rapport social spécifique à travers lequel s’organise une production dominée par ce que Gérard Roland appelle la valeur-indice. Mais le fétichisme du plan “naturalise” ce rapport en faisant du plan une simple technique d’allocation des ressources, alors qu’il fonctionne comme un rapport social de subordination à travers lequel se structurent des formes de captation de la force de travail.
A propos d’une polémique avec Pierre Naville
Par contre pour Ernest Mandel, la forme de socialisation du travail et d’appropriation du surproduit social s’opérant dans les États bureaucratiques sont de même nature que celles rencontrées dans la société fondée sur la propriété collective des moyens de production dont parle Marx : “Après le renversement de la dictature bureaucratique et l’établissement du pouvoir direct des producteurs associés”, il “n’existera pas de transformation qualitative (dans) la forme spécifique d’appropriation du surproduit social” [13]. Si Ernest Mandel ne pense pas que “la planification elle-même pouvait dissimuler des rapports sociaux d’exploitation”, c’est, comme toute, parce que sa théorie du “mode de production socialisé et planifié” empêche tout simplement de les voir.
Ainsi il reproche à Pierre Naville d’établir une équivalence entre existence du salariat et rapport d’exploitation car, pour parler d’exploitation de type capitaliste, il faudrait que la force de travail soit une marchandise ; alors que, dans ce pays, le salaire n’est qu’une “forme monétaire d’allocation du fond de consommation” . Pierre Naville lui rétorque que “cette analyse est celle que répètent à satiété les manuels d’économie staliniens et néo-staliniens” . Pour être polémique, la formule touche en partie juste. En effet si Ernest Mandel a raison d’expliquer que n’existe pas une exploitation capitaliste, il se contente de faire du salariat russe une simple forme à travers laquelle s’organise la distribution du revenu, excluant, par cette définition même, qu’à travers cette forme sociale puissent se développer des rapports d’exploitation. “C’est justement ce que prétendent les Bastiat soviétiques”, constate Pierre Naville.
La théorie de “l’exploitation mutuelle” par laquelle Pierre Naville caractérise ce qu’il appelle “le socialisme d’État” suppose d’affirmer que, en URSS, “le principe de l’échange selon la valeur sert de règles aux échanges”. Sans en faire la démonstration ; tout au moins à mon avis.
Sous cet aspect des choses, la rigueur dans l’analyse concrète comme dans la référence à Marx est du côté d’Ernest Mandel. C’est ce qui faisait sa force dans les 1970. Non pas tant, d’ailleurs, par rapport à des analyses comme celle de Pierre Naville, relativement marginalisées alors, mais par rapport à des auteurs comme Charles Bettelheim et, plus généralement, les courants “althussériens” qui parlaient de l’URSS comme d’une société capitaliste.
Pour conclure ces remarques, j’ajouterai que, paradoxalement, la théorie de “l’exploitation mutuelle” de Pierre Naville a, sous l’angle de la méthode d’analyse, des points communs avec l’approche d’Ernest Mandel. En effet, étant donné qu’elle n’est pas une “classe de propriétaire privée”, au sens où la bourgeoisie est propriétaire des moyens de production, la bureaucratie appartient, pour Pierre Naville, à la même classe que le reste du salariat. Comme, par ailleurs, il pense - à juste titre - qu’il existe une exploitation, elle se réalise “au sein d’un statut social commun”, d’où la théorie de “l’exploitation mutuelle”. Dans un réponse à des critiques de Jean-Marie Vincent, il exclut de faire de la bureaucratie “une classe distincte, identifiée à l’État” [14]. C’est que pour lui, la bureaucratie a sur “l’économie des pouvoirs qu’elle n’a nulle part ailleurs (...), mais ces pouvoirs ne sont pas la forme politique d’une propriété économique directe”, similaire à celle de la bourgeoisie. Effectivement car c’est, justement, à travers l’État que se structure une forme de “possession” économique.
On retrouve des problèmes de méthode d’analyse soulignés dans l’article précédent. Comme Ernest Mandel, Pierre Naville a un marxisme très “orthodoxe” dans la façon de poser les rapports entre “infrastructure” et “superstructure” qui fonctionne comme un point aveugle dans l’analyse de l’URSS. Les deux, somme toute, raisonnent comme si les formes d’organisation du social spécifiques à la société capitaliste étaient des données transhistoriques, caractéristiques de toutes les formations sociales. Si, à la façon de la bourgeoisie, un groupe social n’a pas des rapports de “propriété économique directe”, alors il n’est pas possible qu’il développe des rapports d’exploitation avec les producteurs directs. C’est, répétons-le une fois encore, oublier que dans les sociétés post-capitalistes, l’État est partie prenante de l’infrastructure, au sens où il joue un rôle déterminant dans la structuration des rapports de production. Et c’est par ce biais que, au-delà de la forme salariale commune, la bureaucratie, groupe social “étatique”, peut se trouver dans des relations d’exploitation avec les producteurs directs.
Notes
1. Catherine Samary , “Mandel et les problèmes de la transition au socialisme”, Le marxisme d’Ernest Mandel, sous la direction de Gilbert Achar. Puf 1999. p. 146, 150. Pour les citations suivantes : p. 149, 132.
et sur le site d’ESSF : Les conceptions d’Ernest Mandel sur la question de la transition au socialisme
2. Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, Julliard 1962 t. 2 p. 327.
3. Ernest Mandel, “Sur la nature de l’URSS”, Critique communiste, oct/nov 1977 op. cit. p. 27.
4. Catherine Samary, “Mandel et les problèmes de la transition au socialisme” op. cit. p. 146.
5. Ernest Mandel, “Sur la nature de l’URSS”, op cit. p. 23, 19.
6. Ernest Mandel “Du “nouveau” sur la question de la nature de l’URSS”, Quatrième Internationale, septembre 1970. Sauf contre-indication, toutes les citations qui suivent sont tirées de cet article.
7. Marx, Le Capital I.1 p. 90 . Dans ce chapitre du Capital, Marx établit une équivalence entre la façon dont Robinson, isolé dans son ile, planifie son travail et l’organisation de la planification dans une société régie par une appropriation collective des moyens de production. Cette comparaison est théoriquement impossible car une société ne fonctionne jamais comme un somme d’individus isolés, mais à travers un rapport social qui a une dimension spécifique par rapport aux individus. Expliquer que, à la différence du capitalisme, une société connait une forme de socialisation directe du travail, ne veut pas dire que ses membres, en tant qu’individu, ont un rapport au travail social similaire à celui que pourrait avec Robinson avec “son” travail. Le rapport d’un individu au travail social est toujours médié par, justement, un rapport social qui a sa propre “épaisseur”.
8. Dans des textes postérieurs, cette théorisation va s’exacerber. Dans “En défense de la planification socialiste” (Quatrième Internationale sept. 1987) Ernest Mandel distingue deux principes d’organisation sociale repérables dans l’histoire de l’humanité, l’allocation des ressources “par le marché qui se réalise ex post” et celle qui réalise “a priori, par le choix délibéré d’un corps social” qui de fait concerne... l’ensemble des formes de production non capitalistes. Pour une critique de cette fuite en avant et de l’érection de la planification en rapport de production transhistorique, voir mon article “Le socialisme et le marché”, Critique communiste, Hiver 1994/95.
9. Ernest Mandel, “Sur la nature de l’URSS”, op. cit. p. 19.
10. Gérard Roland, Économie politique du système soviétique, L’Harmattan 1989 p. 58, 65, 64.
11. Pierre Rolle, Le travail dans les révolutions russes, Éditions Page deux 1998 p. 241. L’auteur ajoute qu’à travers ce mouvement se reconstitue, comme à l’Ouest, le capital. “Dans le régime soviétique, le capital est pour l’essentiel redistribué par le plan d’État” et non par l’échange(p. 209) . Ailleurs il explique “que la planification soviétique n’a en fait aucunement supprimé l’économie marchande” (p218). Ce qui suppose, tout à la fois, d’affirmer que l’existence d’usines modernes est synonyme de celle du capital et d’expliquer que la présence de procédures d’échange et d’ajustement entre entre les différents acteurs renvoie à l’existence de rapports marchands.
12. Marx, Le Capital, III.3 p. 256.
13. Ernest Mandel, “Pourquoi la bureaucratie n’est pas une nouvelle classe dominante”, Quatrième Internationale, Juillet-Août, septembre 1980 p. 66, 67.
14. Pierre Naville, Les échanges socialistes, Anthropos 1975 p. 488, 489, 502. 490, 499. Les citations sont toutes tirées d’une annexe au livre qui regroupe - c’est son aspect intéressant - une série d’article dans lesquels l’auteur réplique aux critiques apportées à ses analyses.
15. Pierre Naville, De l’aliénation à la jouissance, Anthropos, 1970 p. 105