Les Etats-Unis, l’Allemagne et les Pays-Bas ont entamé le déploiement en Turquie de missiles Patriot, tandis que le gouvernement turc engageait des pourparlers pour un cessez-le-feu avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), au moment même où trois de ses militantes étaient assassinées à Paris. Ces faits et d’autres sont à interpréter comme des mesures préventives prises par le gouvernement turc, plus que des préparatifs à une éventuelle offensive contre la Syrie.
Mais revenons tout d’abord sur l’implication du gouvernement turc en Syrie. La célébration du 89e anniversaire de la République fondée par Kemal Atatürk le 29 octobre 1923 a été marquée par des manifestations appelées par un parti de l’opposition (le Parti républicain du peuple, CHP, atatürkien [1]) et ce, malgré les tentatives du gouvernement islamique du Parti pour la justice et le développement (AKP) dirigé par Erdogan de les empêcher.
L’opposition a émis de vives critiques à l’égard du gouvernement turc qui abandonne l’héritage laïc de l’Etat en faveur de l’idéologie religieuse conservatrice du Parti pour la justice et le développement. Kemal Kilicdaroglu, le président du CHP, a critiqué la position du gouvernement turc vis-à-vis de la révolution syrienne et dénoncé son soutien à « une certaine partie » de l’opposition syrienne armée, tout en mettant en garde contre toute escalade ou intervention militaire pouvant résulter des escarmouches de part et d’autre de la frontière turco-syrienne.
Cet anniversaire de la République n’est pas passé inaperçu. Une grève de la faim d’environ 700 détenus kurdes, entamée depuis plusieurs semaines, a fait beaucoup de bruit et constitué un embarras supplémentaire pour le gouvernement islamiste. Malgré les déclarations vigoureuses et répétitives d’Erdogan et de son ministre des Affaires étrangères, la marge de manœuvre permise au gouvernement turc par ses alliés, en particulier l’OTAN, reste limitée.
Trois stratégies parmi les élites dirigeantes turques
Les changements socio-économiques et politiques de la société turque depuis une vingtaine d’années, ainsi que la nouvelle prospérité de la bourgeoisie turque, ont amené certains chercheurs à qualifier la stratégie politique extérieure du parti au pouvoir d’« islamique », en opposition aux stratégies pro-occidentales des précédents gouvernements pro-occidentaux. Mais même si le gouvernement Erdogan est à l’intérieur socialement conservateur, et s’il soutient à l’extérieur des courants de Frères musulmans « modérés », il serait erroné de négliger qu’il reflète, en fin de compte, les intérêts de couches importantes de la grande bourgeoisie turque, notamment commerciale.
Dans son étude « Vision stratégique turque et la Syrie », le chercheur Ömer Taspinar a souligné que les élites dirigeantes turques sont partagées entre trois visions stratégiques de la politique étrangère, à savoir : le néo-ottomanisme, promu par le parti islamiste au pouvoir, l’AKP ; le kémalisme des précédents régimes militaires et du parti laïque d’opposition, le CHP ; et un nationalisme combinant des éléments des deux premières visions.
Le néo-ottomanisme promeut l’héritage islamique et ottoman de la Turquie, se réclame d’une sorte de kémalisme dilué ainsi que d’une politique étrangère plus efficace et plus active, qui essaie de jouer un rôle de médiation. Bien sûr, les choses ont changé avec les révolutions arabes, en particulier la révolution syrienne.
L’AKP et le néo-ottomanisme
Le néo-ottomanisme signifie aussi l’exercice d’un « soft power » comme ils se plaisent à l’appeler, à travers le renforcement de l’influence politique, économique, diplomatique et culturelle de la Turquie dans les pays qui étaient autrefois des composantes de l’Empire ottoman. Dans cette perspective, Erdogan et son théoricien politique Ahmet Davutoglu avaient appelé, dès leur arrivée au pouvoir fin 2002, à ce que le second cité nommait une politique de « zéro problème avec les voisins ». Il s’agit d’une tentative des nouvelles élites dirigeantes d’élargir les horizons géostratégiques de la Turquie, qui était auparavant complètement liée à l’Occident, en conflit et isolée des pays voisins.
Toujours est-il que les exportations turques vers les pays arabes et musulmans ont doublé au cours des dix dernières années. Si celles en direction de l’Union européenne constituent toujours la majeure partie du total, leur montant est resté inchangé depuis le début du règne de l’AKP. Le néo-ottomanisme considère la Turquie comme une force « régionale qui a confiance en elle-même », qui doit jouer dans la région un rôle actif à tous les niveaux, tout en essayant de garder un équilibre avec l’ancienne orientation tournée vers l’Occident.
Cependant la position de l’actuel gouvernement turc vis-à-vis de la question kurde, la question nationale la plus sérieuse et épineuse en Turquie, ne se distingue des gouvernements précédents que par une sorte de multiculturalisme qui se distingue du nationalisme intégrateur des gouvernements kémalistes précédents. Confronté aux revendications culturelles et politiques du peuple kurde en Turquie, le gouvernement a essayé de les restreindre dans le cadre de la loyauté à la République turque ou plutôt ce qu’il appelle le multiculturalisme et l’identité islamique.
Le gouvernement Erdogan a offert à l’administration américaine, dans sa guerre contre le terrorisme « islamiste », un modèle que celle-ci a pu promouvoir face à l’islam radical. Déjà en 2002, Condoleezza Rice faisait le marketing d’un « excellent modèle, un pays à 98 % musulman qui a une grande importance en tant qu’alternative à l’islam radical ». Mieux encore, George W. Bush, dans son enthousiasme à promouvoir de tels gouvernements islamiques « light », y a vu un modèle pour « les musulmans à travers le monde entier qui incite à l’optimisme pour une démocratie moderne et civile ».
Les kémalistes considèrent quant à eux que l’Occident se trompe dans l’appréciation de la stratégie de l’AKP et que ce dernier pratique une politique d’islamisation interne de la société turque et, à l’extérieur, des politiques « aventurières et sans objectifs ».
La politique turque face aux révolutions arabes
Avec le déclenchement des révolutions dans la région depuis décembre 2010, et après une première période de confusion et de stupéfaction, le gouvernement turc a saisi la percée des Frères musulmans en Tunisie et en Egypte comme une occasion de se présenter en modèle de « démocratie islamique » et de tenir le rôle du grand frère. Cette intervention et le rôle actif du gouvernement turc dans les pays arabes, notamment son immixtion directe dans la question syrienne, ont cependant rendu le principe du « zéro problème avec les voisins » plus que futile. Pire encore, les relations sont devenues ouvertement hostiles avec le gouvernement syrien et se sont fortement tendues avec ceux de l’Irak, l’Iran, la Russie et l’Arménie.
Face au déclenchement de la révolution tunisienne, le gouvernement turc s’était retrouvé dans une situation de spectateur sidéré. Mais quand la révolution a atteint Egypte, il a réalisé la profondeur des transformations en cours dans la région. Erdogan a été le premier chef de gouvernement dans le monde à exiger le départ de Moubarak, et il fut chaleureusement accueilli par les Frères musulmans lors de sa visite en Egypte en septembre 2011. Il y était accompagné d’une importante délégation d’hommes d’affaires turcs caressant l’espoir de renforcer les relations économiques avec ce grand pays et marché arabe.
Mais sa position n’a pas été aussi claire quand la révolution a éclaté en Libye, en février 2011. Le gouvernement de l’AKP a longuement hésité à prendre position. Il faut dire que la Turquie avait avec le régime de Kadhafi des contrats pour près de 10 milliards de dollars, et qu’environ 25 000 travailleurs turcs travaillaient en Libye. Erdogan appela à adopter une attitude souple et mit met en garde contre une répétition du scénario de l’Irak. Quand l’Occident et ses alliés arabes décidèrent de créer une zone d’exclusion aérienne en Libye, il avertit que l’intervention de l’OTAN et des Etats-Unis conduirait à une invasion militaire à l’instar de ce qui s’était passé en Irak. A Benghazi, des manifestations dénoncèrent alors la position du gouvernement turc. Mais Erdogan rectifia vite sa position, jusqu’à décider d’une participation aux opérations militaires par l’envoi de navires de guerre, ce qui pourrait lui garantir une part dans la reconstruction de la Libye.
Quand la révolution a éclaté à Bahreïn, en février 2011, le gouvernement Erdogan s’est à nouveau trouvé coincé entre sa rhétorique appelant à la démocratie et ses intérêts économiques et politiques. Le capitalisme turc a d’importants intérêts communs avec les pays du Conseil de coopération du Golfe. Il partage la préoccupation de ces pays, des États-Unis et d’Israël, de réduire les capacités d’intervention de l’Iran dans la région. C’est pourquoi Erdogan a proposé sa médiation pour une solution politique à la « crise » à Bahreïn, appelant ses autorités à faire preuve de retenue dans l’usage de la force afin d’éviter une « nouvelle Karbala » [2]. En même temps, il demandait à l’ayatollah irakien Al-Sistani d’intervenir pour modérer les revendications de la population « chiite » du Bahreïn, comme si les protestations se limitaient aux chiites ou à des revendications communautaires.
Erdogan voulait ainsi confirmer la place de la Turquie en tant que puissance régionale, mais l’Arabie saoudite et les pays du Conseil de coopération du Golfe ont ignoré ses propositions. Au contraire, l’Arabie saoudite, le Qatar et d’autres pays du Golfe ont envoyé leurs troupes à Bahreïn pour tenter d’écraser la révolution populaire. Même le « label Erdogan » d’un gouvernement islamiste modéré reste rejeté par le gouvernement obscurantiste saoudien et les monarchies du Golfe. Accepter une telle intervention turque aurait aussi signifié pour l’Arabie saoudite une dégradation de son propre statut régional.
Sans se détacher en rien du modèle capitaliste néolibéral, le gouvernement islamiste d’Erdogan se signale par des politiques très conservatrices au plan social et culturel, ainsi qu’une tendance à réduire les libertés publiques. Depuis 2003, il a fait passer une série de « réformes » structurelles néolibérales qui ont permis à la Turquie d’atteindre un taux de croissance annuel de 7 %. A titre de comparaison, le régime dictatorial d’Al-Assad a lui aussi, à travers des politiques similaires, réussi à amener la Syrie à un taux de croissance proche de 5 %, mais au prix d’un fort appauvrissement des classes populaires.
Mais depuis le déclenchement des révolutions arabes, la situation économique en Turquie n’est plus « rose », affirme le chercheur Subhash Kapila dans son article « Escalade du conflit Turquie-Syrie : perspectives stratégiques ». Il y constate que « l’économie turque subsiste aujourd’hui grâce aux crédits à court terme accordés par l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe (...) qui sont toutes des ennemis implacables de l’Iran, la véritable cible du conflit en cours. »
La politique turque à l’égard de la Syrie
Dans les années 1980 et 1990 régnait entre les régimes turc et syrien un climat de grande hostilité. Le régime syrien avait apporté un soutien marqué au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre l’Etat turc, et les deux pays étaient aussi en conflit à propos du contrôle des eaux du Tigre et de l’Euphrate, où la Turquie avait construit de nombreux barrages et centrales hydro-électriques près des frontières syriennes et irakiennes ; le tout, sur fond d’opposition entre une Turquie pro-occidentale et une Syrie alliée avec la Russie et l’Iran.
La situation en est arrivée au point où, en 1998, le gouvernement turc a menacé d’envahir la Syrie si son régime continuait de soutenir le PKK, dont les opérations
militaires étaient de plus en plus audacieuses. Hafez Al-Assad a alors fait marche arrière et cédé aux demandes du gouvernement turc. Par la signature des accords d’Adana, il s’engageait notamment à mettre fin à son soutien au PKK et exigeait le départ de son chef Abdullah Ocalan – qui sera kidnappé au Kenya dès février 1999 par les services de renseignement turcs.
Des rapports de coopération à tous les niveaux, économique, politique et sécuritaire, ont depuis été établis entre les deux régimes. On créa alors une zone de libre-échange entre les deux pays, et on abolit les visas d’entrée. Mais on assista aussi à une invasion des produits turcs, ravageant le marché syrien et entraînant la destruction d’une grande partie de l’artisanat et de l’industrie du pays (textile, meubles, parquets, chaussure), complétée par un envahissement de la télévision syrienne par des feuilletons turcs. La Turquie est ainsi devenue le premier partenaire commercial de la Syrie et son premier investisseur. Un accord de libre-échange entré en vigueur en 2007 a ensuite conduit à une augmentation du volume des échanges commerciaux bilatéraux d’environ 30% par an. Mohamed Rami Martini, le président de l’Union des chambres de tourisme en Syrie, déclarait au magazine syrien Al-Iqtisadi : « En Syrie, nous étions dès le début noyés de marchandises turques et chinoises et d’origine inconnue au nom du libre-échange. Et aucun soutien n’a été apporté aux marchandises syriennes. »
La Turquie considérait la Syrie comme une passerelle vers le Moyen-Orient, tout en espérant, à travers cette coopération, éloigner le régime syrien de l’Iran. Le gouvernement Erdogan a joué un rôle important pour briser l’isolement international du régime syrien après l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri, en 2005, quand le régime syrien s’était retrouvé contraint de retirer ses forces du Liban. Il a également joué le rôle de médiateur dans les négociations secrètes entre Israël et le régime syrien, qui étaient sur le point d’aboutir à un accord avant qu’elles ne soient interrompues par l’offensive israélienne contre Gaza, en décembre 2008.
En trois mois, d’ami à ennemi
Après le déclenchement de la révolution populaire syrienne, à la mi-mars 2011, le gouvernement islamiste turc s’est d’abord limité à jouer un rôle de mentor du régime syrien, l’appelant à faire quelques réformes et tentant de le convaincre d’ouvrir un
dialogue sérieux avec les Frères musulmans en Syrie, afin de l’aider à sortir de la « crise ». Aucune déclaration officielle turque n’a alors appelé au départ d’Al-Assad ou à un changement du régime syrien.
La position turque a commencé à changer lorsque son gouvernement a compris que son influence politique sur le régime syrien n’était pas à la hauteur des relations économiques entre les deux pays. En juin 2011, Erdogan qualifia la répression de « barbare » et déclara qu’Al-Assad ne respectait pas ses engagements à effectuer des réformes. Le gouvernement turc prit ensuite un ensemble de mesures contre le régime syrien, en soutenant certaines parties de l’opposition, notamment les Frères musulmans, et en finançant, promouvant et permettant le déroulement de nombreuses conférences et congrès, jusqu’ à la formation du Conseil national syrien (CNS) à Istanbul. L’annonce de sanctions contre le régime syrien a été suivie par la demande explicite d’Erdogan, en novembre 2011, de la démission d’Al-Assad, ainsi que par l’accueil à Istanbul, en avril 2012, de la deuxième conférence des « amis de la Syrie » qui regroupait quelques dizaines de pays hostiles au régime syrien.
Ainsi, un changement brusque a transformé le gouvernement turc d’ami du régime syrien en l’un de ses pires ennemis. Il semblait alors que la Turquie était sur le point d’entrer en guerre guerre contre la Syrie. Mais après cette volte-face, le gouvernement Erdogan ne parvient pas à concrétiser la plupart de ses menaces (son appel à une intervention de l’OTAN, ses plaidoyers pour des zones d’exclusion aérienne ou zones tampon, etc.). Et il reconnaît que la poursuite de l’instabilité en Syrie est pour lui un facteur d’affaiblissement.
Un facteur de crise en Turquie
Assurément, la lutte des forces de la révolution populaire contre le régime autoritaire et brutal en Syrie commence à affecter la vie politique en Turquie. La majorité de l’opinion publique turque s’oppose à toute intervention militaire en Syrie, et la bourgeoisie ne voit pas non plus d’intérêt à une guerre dont personne ne pourrait prévoir les suites. Une option guerrière affecterait négativement les positions de la bourgeoisie turque, en particulier ses relations commerciales très importantes avec l’Iran (troisième client de la Turquie) et la Russie (sixième client et premier fournisseur).
Par ailleurs le CHP, principal parti d’opposition, maintient sa pression contre le gouvernement Erdogan, l’accusant de s’aplatir devant les politiques de l’Occident. Les tensions communautaires peuvent également s’aggraver : la Turquie compte environ 25 millions d’alévis (Kurdes, Arabes et Turcs), dont certains considèrent l’attitude du gouvernement turc vis-à-vis de la Syrie comme découlant d’une position non-laïque, religieuse et communautaire.
A cela s’ajoute l’énorme souci que représente pour le gouvernement turc l’augmentation de l’activité et des opérations militaires du PKK, qui a gagné en profondeur stratégique à l’intérieur du territoire syrien, dans les zones kurdes du Nord abandonnées par le régime au profit du Parti de l’Union démocratique kurde (PYD), la branche syrienne du PKK. Sans compter la pression que représentent les réfugiés syriens, dont le nombre dépasse les100 000.
Le ministre turc du Développement, Cevdet Yilmaz, a affirmé, dans une déclaration du début novembre 2012, que « l’impact de la crise syrienne sur les économies de certaines régions turques n’est que conjoncturel et qu’il s’attend à un retour plus fort de la dynamique économique dès la fin de la crise syrienne. »
Les Etats-Unis et l’OTAN contre l’intervention
Si le gouvernement turc n’a ni les moyens ni la volonté de mener en solo une aventure militaire en Syrie, il serait certainement capable de s’y engager sous couverture de l’OTAN. Beaucoup de faits le confirment, à commencer par ce qui passé en juin 2012, quand des accrochages militaires se sont multipliés aux frontières après que les forces syriennes ont abattu un avion turc et que des obus syriens sont tombés sur le territoire turc. Mais en dépit de toutes les menaces proférées par le gouvernement turc et de sa demande de soutien adressée à l’OTAN, sur le plan militaire les réactions sont restées jusqu’à présent bridées.
Malgré les demandes insistantes d’Erdogan en faveur d’une intervention en Syrie, l’OTAN continue à dire que la solution du problème est d’ordre « diplomatique » et qu’elle n’a pas l’intention d’intervenir militairement. Dans sa déclaration en date du 9 octobre 2012, le secrétaire général de cette Alliance, Anders Fogh Rasmussen, réaffirmait que « l’OTAN ne voit aucun rôle à jouer dans le règlement de la situation en Syrie » et que « nous espérons une solution politique en Syrie ». Il avertissait qu’il fallait éviter toutes mesures hâtives, soulignant que « la structure de la société syrienne est plus complexe et la situation dans ce pays n’est pas facile et menace de difficultés pour toute la région. »
Il est clair qu’il y a un décalage manifeste entre, d’une part, le souhait du gouvernement turc d’une intervention militaire en Syrie, qui lui permettrait de renforcer ses intérêts et son influence, ainsi que d’empêcher la création d’une région autonome kurde qui le menacerait, et, d’autre part, ses capacités effectives à agir face à la position occidentale et américaine. Ce décalage le met dans une situation inconfortable, sans soutiens pour s’engager dans une telle aventure, du moins jusqu’à présent, à l’exception de l’Arabie saoudite et des monarchies du Golfe. Mais aucun de ces pays, Turquie comprise, ne pourrait s’engager dans une guerre qui ne serait pas approuvée par les États-Unis et l’Occident en général. Chien qui aboie ne mord pas, dit-on !
Le gouvernement turc a senti ce décalage dès la fin 2011, quand Erdogan a déclaré que les Occidentaux ne veulent pas intervenir en Syrie comme ils l’ont fait en Libye parce qu’« en Syrie, il n’y a pas de pétrole. »
En réalité le dossier syrien n’est pas – ou plus – entre les mains de la Turquie ou de l’Arabie saoudite ou du Qatar, si l’on se réfère à cette déclaration d’Hillary Clinton, lors d’une conférence de presse à Zagreb : « Nous avons dit clairement que le Conseil national syrien [CNS, qui rassemble les plus grands courants syriens dont les Frères musulmans] ne peut plus être considéré comme le chef visible de l’opposition. » Et de souligner : « Ils peuvent faire partie d’une plus grande opposition, mais l’opposition doit inclure les gens de l’intérieur de la Syrie et d’autres. » Or, c’est un secret de Polichinelle, la Turquie est l’un des Etats qui assurent la maintenance et l’entretien de ce Conseil national syrien et, en conséquence, s’efforce de gagner de l’influence parmi certaines brigades de la résistance populaire armée (l’Armée syrienne libre, ALS). Ce qui lui permettrait peut-être de rester un acteur clé dans le dossier syrien, au centre d’une bataille de prédateurs impérialistes pour se partager l’influence dans la région et au cœur d’offres et de manœuvres de toute sorte entre les grandes puissances (occidentales et orientales).
Un « Vietnam politique » ?
C’est l’universitaire américain et spécialiste de la Syrie, Joshua Landis, qui a récemment estimé que « la Syrie est devenue un Vietnam politique pour la Turquie ». Ce qui est certain, c’est que nombre des difficultés actuelles du gouvernement turc sont en rapport avec son enfoncement dans le marais syrien.
Il est important de souligner que le gouvernement islamiste de l’AKP n’est pas un allié de la révolution populaire syrienne. Il représente une puissance régionale qui défend des intérêts économiques et politiques spécifiques, fondamentalement ceux de la classe des capitalistes turcs. C’est pour cette raison que sa position officielle, comme toute autre position gouvernementale quelle qu’elle soit, ne découle pas de considérations morales ou religieuses. A travers son réseau clientéliste, le gouvernement turc travaille à promouvoir en Syrie ses propres intérêts.
Le processus de la révolution populaire syrienne a mis à nu la nature dictatoriale, horrible et scélérate du régime syrien, comme il a mis à nu la nature des positions des Etats qui prétendent être des amis du peuple syrien, mais ne se soucient pas de la souffrance de notre peuple et ne recherchent que leur propre intérêt. Ce processus révolutionnaire réaffirme un principe expérimenté dans toutes les révolutions, selon lequel la victoire du peuple insurgé réside dans la continuité de son pari sur sa volonté, indépendamment de toute puissance régionale ou internationale, de satisfaire ses aspirations à la liberté, la démocratie, la justice et l’égalité dans une Syrie nouvelle qui jaillira sur les ruines de la dictature.
Ghayath Naïssé