La classe travailleuse chinoise joue dans l’imaginaire politique du néolibéralisme un rôle évoquant Janus (dieu à une tête, mais à deux visages opposés). D’une part, on l’imagine comme étant le vainqueur compétitif de la globalisation capitaliste, le poids lourd conquérant dont la montée annonce la défaite des classes laborieuses du monde riche. Quel espoir peut-il rester aux travailleurs de Detroit (Etats-Unis) ou de Rennes (France) si le migrant interne arrivé dans la province du Sichuan est d’accord de travailler pour une fraction de leur salaire ?
En même temps, les travailleurs et travailleuses chinois sont dépeints comme étant les victimes pitoyables de la mondialisation, la mauvaise conscience des consommateurs du « Premier monde ». Bosseurs passifs et exploités, ils subiraient stoïquement pour produire nos iPhone et nos linges de bain. Et nous serions les seuls à pouvoir les sauver, en absorbant leur torrent d’exportations ou en faisant des campagnes bienveillantes pour qu’ils soient traités humainement par « nos » transnationales.
Pour certaines parties de la gauche du « monde riche », la morale de ces récits opposés est qu’ici, dans nos sociétés, la résistance des travailleurs appartient à la poubelle de l’histoire. Tout d’abord, parce qu’une telle résistance est perverse et décadente. Qu’est ce qui autorise les travailleurs bichonnés du Nord, avec leurs problèmes de « Premier monde », à présenter des revendications matérielles à un système qui leur offre déjà une telle abondance, fournie par les misérables de la terre ? Et de toutes manières, toute résistance contre une menace concurrentielle aussi redoutable est certainement destinée à rester vaine.
En dépeignant les travailleurs chinois comme les Autres – en tant que subalternes infâmes ou adversaires concurrentiels – on se trompe totalement sur la situation effective des travailleurs dans la Chine contemporaine. Loin d’être des vainqueurs triomphants, les travailleurs chinois affrontent les mêmes pressions concurrentielles brutales que les travailleurs occidentaux, et souvent aux mains des mêmes capitalistes. Et surtout, ce n’est pas leur stoïcisme qui les distingue de nous.
Aujourd’hui la classe travailleuse chinoise lutte. Plus de trente ans après le projet de réforme introduisant un marché « libre » par le Parti communiste, la Chine est indéniablement l’épicentre de l’effervescence des travailleurs. Même s’il n’existe pas de statistiques officielles, il est certain que des milliers – sinon des dizaines de milliers – de grèves ont lieu chaque année. Elles sont toutes sauvages : il n’existe pas de grève légale en Chine. Ainsi, à chaque instant, il se déroule entre une demi-douzaine ou plusieurs de douzaines de grèves.
Encore plus important, des travailleurs et des travailleuses sont en train de l’emporter, et beaucoup de grévistes obtiennent d’importantes augmentations salariales, au-dessus et au-delà des prescriptions légales. La résistance des travailleurs constitue un problème sérieux pour l’Etat et pour le capital chinois ou occidental implanté en Chine et, tout comme dans les Etats-Unis des années 1930, le gouvernement central s’est vu obligé de modifier la législation du travail. Les salaires minimums augmentent massivement dans des villes du pays et beaucoup de travailleurs reçoivent pour la première fois des versements de l’assurance sociale.
Le bouillonnement des travailleurs a augmenté pendant deux décennies et au cours des seules deux dernières années, leurs luttes ont connu des avancées qualitatives considérables.
La gauche des pays du Nord a des leçons à apprendre de l’expérience des travailleurs et travailleuses chinois, mais pour les trouver il faut examiner des conditions spécifiques qu’affrontent ces derniers – des conditions qui, aujourd’hui, peuvent susciter à la fois un grand optimisme et un grand pessimisme.
Un catalogue relativement cohérent des tactiques de résistance ouvrière a émergé au cours des dernières décennies de révoltes. Lorsqu’une revendication surgit, le premier pas des travailleurs est souvent de parler directement avec leur direction. Leurs revendications sont presque toujours ignorées, surtout lorsqu’elles concernent les salaires.
Les grèves, par contre, donnent des résultats. Mais elles ne sont jamais organisées par les syndicats officiels chinois, qui sont formellement subordonnés au Parti communiste et généralement contrôlées par la direction au niveau de l’entreprise. Toutes les grèves en Chine sont organisées de manière autonome, souvent en opposition directe au syndicat officiel, qui encourage plutôt les travailleurs à exprimer leurs plaintes par les seuls canaux légaux.
Le système légal, qui comprend la médiation sur la place de travail ainsi que l’arbitrage et la présentation des requêtes devant le tribunal, tente toujours d’individualiser le conflit. Compte tenu de la collusion entre l’Etat et le Capital, cela signifie que ce système n’arrive en général pas à résoudre les plaintes des travailleurs : il est conçu en grande partie pour éviter des grèves.
Jusqu’en 2010, la raison la plus fréquente pour que les travailleurs se mettent en grève était le non-paiement des salaires. Les revendications de ces grèves sont simples : payez-nous les salaires auxquels nous avons droit ! Les revendications allant dans le sens d’améliorer ou d’outrepasser les lois existantes étaient rares. Etant donné que les violations légales étaient et continuent à être endémiques, il y a eu un terrain fertile pour de telles luttes défensives.
Les grèves débutent en général lorsque les travailleurs déposent leurs instruments de travail et restent dans l’usine ou, au moins, sur les terrains de l’usine. Actuellement, de manière étonnante, il est relativement peu fait usage aux briseurs de grève en Chine. Les piquets sont donc rarement utilisés [1].
Lorsqu’ils sont confrontés à une direction récalcitrante, il arrive que les travailleurs radicalisent leur mouvement en descendant dans la rue. Cette tactique s’adresse au gouvernement : en troublant l’ordre public, ils attirent immédiatement l’attention. Parfois les travailleurs se rendent en masse vers les bureaux locaux du gouvernement, ou ils bloquent simplement une rue. De telles tactiques sont risquées, car le gouvernement peut parfois soutenir les grévistes, mais tout aussi souvent il fera appel à la force. Même lorsqu’un compromis est trouvé, les organisateurs des manifestations publiques sont souvent arrêtés, battus et emprisonnés.
Une autre pratique, encore plus risquée est apparue : les travailleurs sabotent, détruisent, déclenchent des émeutes, tuent leurs patrons et affrontent physiquement la police. De tels procédés sont plus fréquents suite à des licenciements de masse ou à des faillites. Un certain nombre d’affrontements particulièrement intenses ont eu lieu à la fin 2008 et au début 2009, suite à des licenciements de masse dans le secteur des exportations, et sous les effets provoqués par la crise économique des importants débouchés que représentent des pays occidentaux. Comme nous le montrerons plus loin dans cet article, il est possible que les travailleurs soient en train de développer une conscience antagonique à l’égard de la police.
Mais c’est l’élément le moins spectaculaire de ce catalogue de formes de résistance qui constitue la toile de fond de toutes les autres : des migrants refusent de plus en plus souvent de prendre des mauvais emplois qui les attiraient auparavant en masse vers les zones industrielles consacrées à l’exportation et se situant au sud-ouest du pays.
C’est en 2004 que s’est manifestée pour la première fois la pénurie de main-d’œuvre. Dans une nation qui compte encore plus de 700 millions de résidants ruraux, on a généralement pensé que ce n’était qu’une situation momentanée. de courte durée. Huit années plus tard, on constate qu’il y a eu un changement structurel évident. Des économistes sont engagés dans un débat intense sur les causes de cette pénurie de main-d’œuvre, débat dans lequel je n’entrerai pas ici. Il suffit de dire qu’un large secteur d’entreprises dans les provinces côtières telles que Guangdong, Zhejiang et Jiangsu n’ont pas été capables d’attirer et de retenir suffisamment de travailleurs.
Indépendamment des raisons spécifiques expliquant ce phénomène, le point important est que cette pénurie a fait augmenter les salaires et renforcé le pouvoir des travailleurs sur le « marché du travail » et qu’ils « profitent » de cette situation.
Un tournant s’est produit en été 2010, avec l’importante vague de grèves qui a débuté à l’usine de transmission de Honda (entreprise japonaise) dans le district de Nanhai (subdivision administrative de la province de Guandong).
Depuis lors, il y a eu un changement dans le caractère de la résistance des travailleurs, et beaucoup d’analystes l’ont noté. Mais les revendications des ouvriers et ouvrières sont surtout devenues plus offensives. Ils exigent des augmentations salariales qui vont au-delà de celles auxquelles ils ont légalement droit. Lors de beaucoup de grèves, ils ont commencé à demander d’élire leurs propres représentants syndicaux. Ils n’ont toutefois pas exigé des syndicats indépendants hors de la fédération syndicale All-China Federation of Trade Unions (ACFU), car ceci aurait sans doute déclenché une répression violente de la part de l’Etat. Mais l’insistance sur des élections représente le germe de revendications politiques, même si pour le moment cette demande n’est organisée qu’au niveau des entreprises.
La vague de grèves a démarré à Nahai, où, pendant des semaines, les travailleurs s’étaient plaints des bas salaires et discutaient de l’idée d’un arrêt de travail. Le 17 mai 2010, presque aucun d’entre eux ne savait qu’un seul employé – que beaucoup de rapports ont depuis lors identifié par le pseudonyme Tan Zhiqing – prendrait l’initiative d’appeler à la grève simplement en pesant sur le bouton d’arrêt d’urgence, ce qui a bloqué les deux chaînes de production de l’usine.
Les travailleurs sont sortis de l’usine. L’après-midi déjà, la direction les suppliait de retourner à leurs places de travail et d’ouvrir des négociations. La production a effectivement repris le jour même, mais les travailleurs avaient formulé leur première revendication : une augmentation salariale de 888 RMB [1 euro = 9,44 RMB, renminbi ou yuan] par mois, montant qui représentait une augmentation de 60% pour les travailleurs réguliers.
D’autres revendications suivirent, notamment celle d’une « réorganisation » du syndicat officiel de l’entreprise, qui n’offrait pour ainsi dire aucun soutien aux travailleurs dans leur lutte ; et la demande pour la réintégration de deux travailleurs licenciés. Mais, au cours des pourparlers, les travailleurs ont quitté la table de négociations, et, après une semaine de grève, toutes les chaînes d’assemblage de Honda en Chine ont dû fermer, faute de pièces de rechange.
Pendant ce temps, les nouvelles de la grève de Nahai avaient commencé à se répandre, suscitant une agitation parmi les travailleurs industriels partout dans le pays. Les gros titres des journaux chinois en disaient long : « Chaque vague est plus haute que la précédente, la grève fait également irruption à l’usine Honda Lock » ; « 70 mille participent à la vague de grèves à Dalian, affectant 73 entreprises, elle débouche sur des augmentations salariales de 34,5% » ; « Les grèves salariales à Honda sont un choc pour le modèle d’industrie de manufacture low-cost ». Dans chacune de ces grèves, la revendication principale portait sur d’importantes augmentations salariales, même sil y a également eu beaucoup de revendications pour une « réorganisation syndicale » – un développement politique très important.
Une de ces grèves « d’imitation » a été particulièrement remarquée à cause de son militantisme et de son organisation. Au cours du week-end des 19 et 20 juin 2010, un groupe d’environ 200 travailleurs de Denso, un fabriquant de pièces de rechange de propriété japonaise et fournisseur de Toyota, se sont réunis secrètement pour mettre au point leurs projets. Lors d’une réunion, ils ont décidé d’appliquer une stratégie dite « des trois NON » : pendant 3 jours il y aurait un arrêt de travail, pas de revendications et pas de représentants. Ils savaient qu’en interrompant la chaîne de ravitaillement, l’usine voisine d’assemblage de Toyota serait obligée de fermer au bout de quelques jours. En s’engageant dans une grève de 3 jours sans revendications, ils savaient qu’aussi bien Denso que la chaîne de production plus importante de Toyota subiraient des pertes croissantes.
Leur plan fonctionna. Lundi matin, ils ont démarré la grève en sortant de l’usine et en bloquant les camions pour les empêcher de quitter les lieux. L’après-midi, six autres usines dans la même zone industrielle avaient fermé, et le lendemain le manque de pièces a obligé l’usine d’assemblage de Toyota à fermer.
Au troisième jour, comme ils l’avaient prévu, les travailleurs ont élu vingt-sept représentants et sont allés négocier en mettant en avant comme revendication centrale une augmentation salariale de 800 RMB. Après trois jours de négociations avec le directeur de Denso, qui était venu en avion depuis le Japon, il a été annoncé qu’ils avaient obtenu une augmentation de 800 RMB.
L’été 2010 a été caractérisé par une résistance radicale, mais relativement ordonnée contre le capital, mais l’été 2011 a vu deux insurrections de masse contre l’Etat.
En été 2011, également en juin, d’énormes émeutes de travailleurs ont ébranlé les zones suburbaines de Chaozhou et de Guangzhou, entraînant des destructions très répandues et bien ciblées. Dans la ville de Guxiang, dans la préfecture Chaozhou (extrême est de la provinde ce Guangdon), un travailleur du Sichouan, qui venait chercher son arriéré de salaire, a été brutalement attaqué par des voyous armés de couteaux et par son ancien patron. En réaction à cette agression, des milliers d’autres migrants ont commencé à manifester devant les bureaux du gouvernement local, car ils avaient été nombreux à avoir subi des années de discriminations et d’exploitation de la part d’employeurs travaillant de mèche avec des officiels.
La protestation était soi-disant organisée par une « association de la ville natale » du Sichouan, une des organisations mafieuses qui ont proliféré dans un environnement où la libre association n’est pas tolérée. Après avoir entouré les bureaux du gouvernement, les migrants ont rapidement tourné leur colère contre des résidants locaux dont ils sentaient avoir subi des discriminations. Ensuite, ils ont brûlé des douzaines de voitures et pillé des magasins. Il a fallu des policiers armés pour venir à bout de l’émeute et pour dissoudre les groupes d’habitants locaux qui s’étaient constitués en milices d’autodéfense.
A peine une semaine plus tard, un soulèvement encore plus spectaculaire a eu lieu dans les banlieues de Guangzhou, dans le district de Zengcheng. Des policiers se sont approchés d’une femme enceinte du Sichouan qui vendait des biens à côté de la route et l’ont violemment poussée parterre. Des rumeurs selon lesquelles la femme aurait fait une fausse couche suite à l’altercation ont immédiatement commencé à circuler parmi les travailleurs et travailleuses des usines de la région. La véracité ou non de cette rumeur est rapidement devenue hors de propos.
Mis en colère par cette dernière agression policière, les travailleurs ont manifesté violemment dans tout le Zengcheng pendant plusieurs jours, brûlant un poste de police, luttant contre les forces antiémeute et bloquant une autoroute nationale. Il semble que d’autres migrants du Sichouan provenant des environs de Guangdong se soient rendus en masse à Zengcheng pour participer aux émeutes. Finalement c’est « l’Armée de libération du peuple » (l’armée dirigée par le PCC et gouvernement central) qui a été appelée pour mater l’insurrection. Les soldats ont tiré sur les militants avec des balles réelles. Malgré les dénis du gouvernement, il est vraisemblable que nombre de personnes ont été tuées.
En quelques années, la résistance défensive des travailleurs est donc devenue offensive . Des incidents apparemment mineurs ont déclenché des soulèvements de masse, ce qui dénote un sentiment de colère généralisé. Et la pénurie de main-d’œuvre dans les régions côtières indique des changements structurels plus profonds, qui ont également eu des incidences sur la dynamique de la politique du travail.
Tout cela (une résistance devenue partiellement offensive) présente un sévère défi au modèle de développement orienté sur l’exportation et la « répression salariale » qui a caractérisé l’économie politique des régions côtières du sud-est de la Chine pendant plus de deux décennies. A la fin de la vague de grèves de 2010, les commentateurs des médias chinois estimaient que l’époque du travail à bas salaires était arrivée à son terme.
Mais si de telles avancées matérielles peuvent susciter de l’optimisme, la profonde dépolitisation fait que les travailleurs ne peuvent pas tirer de grands avantages de ces victoires. Toute tentative par les travailleurs d’articuler une ligne politique explicite est immédiatement brisée par la droite et ses alliés étatiques qui évoquent le spectre de l’anarchie : voulez-vous réellement retourner au chaos de la Révolution culturelle ?
Occident on estime qu’« il n’y a pas d’alternative » [référence à la formule de Margaret Thatcher, première ministre du Royaume-Uni de 1979 à fin 1990], mais en Chine deux alternatives officielles sont évoquées : soit une technocratie lisse et efficace (la « fantaisie singapourienne »), soit une violence politique sans restriction, sauvage et profondément irrationnelle. Les travailleurs se soumettent donc à contrecœur à la séparation qu’impose l’Etat entre les luttes économiques et les luttes politiques. Ils présentent leurs revendications comme étant économiques, légales et en accord avec l’idéologie abrutissante de l’« harmonie », en sachant que dans le cas contraire ils subiraient une répression étatique sévère.
Les travailleurs peuvent obtenir une augmentation salariale dans une usine, ou une mesure de sécurité sociale dans une autre. Mais ces révoltes en ordre dispersé, éphémères et avec un facteur subjectif n’ont pas réussi à cristalliser une forme durable d’organisation anti-hégémonique capable d’exercer une contrainte de classe sur l’Etat ou sur le capital.
Par conséquent, lorsque l’Etat intervient en faveur des travailleurs – soit en soutenant immédiatement leurs revendications pendant des négociations de grévistes, soit en passant des lois améliorant leurs conditions matérielles – son image de « colosse bienveillant » est renforcée : l’Etat a fait ces choses non parce que les travailleurs les ont revendiquées, mais parce qu’il se préoccupe des « groupes faibles et défavorisés » (c’est ainsi que le lexique officiel désigné les travailleurs).
C’est uniquement en effectuant une coupure idéologique entre la cause et l’effet à niveau symbolique que l’Etat parvient à maintenir le simulacre que les travailleurs sont effectivement « faibles ». Etant donné le relatif succès de ce projet, la classe travailleuse est politique, mais reste aliénée de sa propre activité politique.
Pour comprendre comment cette situation a pu se maintenir, il faut comprendre la position sociale et politique de la classe ouvrière aujourd’hui. Les travailleurs et travailleuses chinois sont très éloignés des prolétaires héroïques et hyper-masculinisés des affiches de propagande de la Révolution culturelle. Dans le secteur étatique, les travailleurs ne sont jamais réellement, comme le prétend l’Etat, les « maîtres de l’entreprise ». Mais on leur garantit un emploi à vie ; et leur unité de travail prend aussi en charge le coût de reproduction sociale en fournissant le logement, l’éducation, les soins de santé, les retraites et même les noces et les funérailles.
Dans les années 1990, le gouvernement central a entrepris massivement de privatiser, réduire ou priver de subsides beaucoup d’entreprises appartenant à l’Etat, ce qui a entraîné des dislocations sociales et économiques importantes dans la « Rust Belt » [« ceinture de rouille », ceinture d’usines en déchéance, formule utilisée aux Etats-Unis] du nord-est chinois. Même si les conditions matérielles pour les travailleurs restent meilleures en termes relatifs dans les firmes d’Etat, ces entreprises sont actuellement de plus en plus gérées dans la logique d’une maximisation du profit.
Un développement plus intéressant dans l’immédiat est l’apparition d’une nouvelle classe ouvrière, composée de migrants de la campagne venus en masse aux villes du « Sun Belt » [par référence aux Etats du Sud et de l’Ouest des Etats-Unis, plus dynamiques économiquement] du sud-est de la Chine. Au début de la transition au capitalisme ouvert, en 1978, les paysans ont pu bénéficier de quelques avantages, puisque le marché pratiquait des prix plus élevés pour les produits agricoles que ceux fixés par Etat.
Mais au milieu des années 1980, ces avantages ont commencé à disparaître sous l’effet de l’inflation rampante. Alors, la population paysanne a commencé à devoir chercher de nouvelles sources de revenu. Lorsque la Chine a ouvert ses portes dans les régions côtières du sud-est à des entreprises orientées sur l’exportation, ces paysans sont devenus des travailleurs migrants.
En même temps, l’Etat a découvert que nombre d’institutions héritées de l’économie de commandement central étaient utiles pour améliorer les chances d’accumulation privée. La principale d’entre elles était le houkou ou système d’enregistrement des familles [une sorte de contrôle des habitants et de leur localisation spatiale], qui liait les prestations sociales d’un individu à un lieu particulier. Le houkou est un outil de gestion complexe et de plus en plus décentralisé, mais, surtout, ce système institutionnalise la coupure spatiale et sociale entre les activités productives et reproductives des travailleurs migrants – entre leur vie au travail et leur vie dans le foyer familial.
Cette séparation a façonné tous les aspects des luttes de travailleurs migrants. Les jeunes migrant·e·s arrivent dans les villes pour travailler dans des usines, des restaurants et de vastes chantiers. Ils peuvent aussi verser dans la petite criminalité, vendre de la nourriture dans les rues ou gagner leur vie comme « travailleuses du sexe ». Mais l’Etat n’a jamais prétendu que les migrant·e·s étaient formellement égaux aux résidants urbains ou qu’ils pouvaient rester en ville à long terme.
Les migrants n’ont pas accès aux services publics dont bénéficient les résidants urbains, parmi lesquels les services de santé [certes avec une relative parcimonie], le logement [souvent remis en question] et l’éducation. Les migrant·es ne peuvent entrer dans la ville qu’après avoir reçu la permission officielle. Dans les années 1990 et au début des années 2000, il arrivait fréquemment que les migrants soient arrêtés, battus et « déportés » parce qu’ils n’avaient pas les papiers requis. Pendant au moins une génération l’objectif premier des travailleurs et travailleuses migrants était de gagner autant d’argent que possible avant de rentrer à leur village à l’âge d’environ 25 ans pour se marier et fonder une famille.
Il existe d’autres dispositions formelles pour assurer que les migrant·e·s ne puissent pas s’installer en ville. Le système d’assurance sociale (y compris l’assurance santé, la retraite, l’assurance chômage, l’assurance maternité et l’assurance pour les accidents de travail) est organisé à niveau municipal. Ceci signifie que la petite minorité de migrants qui ont la chance d’avoir une assurance payée par l’employeur versent des primes pour un système dont ils ne bénéficieront jamais. Si les retraites ne sont pas « transportables » dans leur région de provenance, pourquoi les migrants revendiqueraient-ils qu’on les améliore ? Il est donc logique que les revendications des travailleurs se focalisent davantage sur les questions salariales immédiates.
Ainsi, du point de vue subjectif, les migrant·e·s ne s’identifient pas comme des « travailleurs », ils ne se considèrent pas comme faisant partie de la « classe travailleuse ». Ils se considèrent comme des mingong ou travailleurs-paysans qui « vendent leur travail » (dagong) plutôt que comme ayant une profession ou une carrière. La temporalité de ce rapport au travail est peut-être la norme sous le capitalisme néolibéral, mais les taux de rotation dans beaucoup d’usines chinoises est étonnant, dépassant parfois 100% par année.
Tout cela a eu d’énormes implications pour la dynamique de la résistance des travailleurs. Par exemple, il y a très peu de luttes portant sur la durée de la journée de travail. En effet, pourquoi des travailleurs voudraient-ils rester plus longtemps dans une ville qui les rejette ? Le discours d’un « équilibre de la vie au travail » ne signifie rien pour un travailleur migrant âgé de 18 ans qui travaille dans une usine suburbaine de Shanghai. Dans ces villes, les migrants vivent pour travailler – non pas dans le sens de l’auto-réalisation mais dans le sens très littéral. Si un travailleur part de l’idée qu’il ne fait que gagner de l’argent pour le ramener chez lui, il y a peu de raisons (ou d’opportunité) de revendiquer d’avoir plus de temps « pour autre chose » dans la ville.
Autre exemple : chaque année, juste avant le Nouvel An chinois ]calendrier lunaire, il tombe entre le 20 janvier et le 20 février], le nombre de grèves dans la construction augmente brusquement. Pourquoi ? Parce que cette fête est le seul moment de l’année où la plupart des migrants rentrent dans leurs villes et villages d’origine. C’est le seul moment où ils peuvent voir leurs familles, y compris leurs conjoints et enfants. Les travailleurs de la construction ne sont en généralement payés qu’à la fin du chantier, mais le non-paiement des salaires a été endémique depuis la dérégulation de l’industrie dans les années 1980. Or, l’idée de rentrer chez eux les mains vides est inacceptable pour les travailleurs, puisque la seule raison qui les avait attirés vers la ville était l’espoir de salaires un peu plus élevés. D’où les grèves.
Autrement dit, les travailleurs migrants n’ont pas tenté de lier les luttes dans la production à des luttes sur d’autres aspects de la vie ou à des questions sociales plus larges. Ils sont coupés de la population locale et n’ont pas le droit de s’exprimer en tant que citoyens. Les revendications salariales ne se sont donc pas élargies pour inclure des requêtes pour de meilleurs horaires, de meilleurs services sociaux ou de droits politiques.
Le capital, par contre, a pu s’appuyer sur plusieurs méthodes éprouvées pour augmenter le taux de profit. A l’intérieur des entreprises, le développement le plus important de ces dernières années – déjà bien connu des travailleurs aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon – est la croissance exponentielle de plusieurs types de travail précaire, dont le travail temporaire, le travail des étudiants et surtout du travail intérimaires, y compris sur appel.
Ces travailleurs et travailleuses sont directement recrutés par des firmes de travail intérimaire – dont beaucoup appartiennent aux bureaux de travail locaux – qui les acheminent ensuite sur les sites où on les mettra au travail. Cette manière de procéder rend évidemment opaque les relations de travail et augmente la flexibilité pour le capital. Le travail intérimaire et sur appel concerne actuellement un énorme pourcentage de la force de travail (souvent plus que 50% dans une entreprise), dans un éventail incroyablement varié d’industries, y compris les secteurs de la manufacture, de l’énergie, du transport, de la banque, la santé, du sanitaire et de l’industrie des services. La même tendance est apparue dans les entreprises privées domestiques, privées étrangères et étatiques.
Récemment une des « grandes histoires » a été le déménagement du centre industriel qui se trouvait dans les régions côtières vers la Chine centrale et occidentale. Ce réaménagement spatial entraîne d’énormes conséquences sociales et politiques. Il ouvre de nouvelles possibilités de transformation à la classe travailleuse. Il est clair que la réalisation de ces transformations est une question qui ne pourra se résoudre que dans la pratique.
Dans ce domaine, le cas de Foxconn, l’employeur privé le plus important de Chine [qui travaille entre autres pour Apple], est instructif. Cette compagnie avait déjà déménagé de son lieu d’origine à Taiwan vers Schenzhen, sur la côte. En 2010, elle a connu une vague de suicides de travailleurs qui a entraîné une surveillance publique plus stricte de ses conditions de travail, hautement militarisées et aliénantes. La compagnie est donc obligée de déménager une fois de plus. Actuellement, elle est en train de réduire sa force de travail à Schenzhen, après avoir construit de nouvelles infrastructures massives dans les provinces de l’intérieur. Les installations les plus importantes seront situées dans les capitales provinciales de Zhengzhou et de Chengdu.
Il n’est pas difficile de comprendre l’attrait qu’exerce l’intérieur du pays pour de telles compagnies. Les salaires à Schenzhen et d’autres régions côtières sont assez bas comparés aux normes globales (moins de 200 dollars états-uniens par mois), mais dans les provinces de l’intérieur comme le Hainan, le Hebei et le Sichuan, ils peuvent être de moitié moins. Beaucoup d’employeurs partent de l’idée que plus de migrants seront disponibles plus près de leur lieu d’origine, avec un marché du travail moins tendu, cela aura également des avantages politiques immédiats pour le capital. C’est d’ailleurs une tendance répandue dans le capitalisme. Dans son histoire du fabriquant d’appareils électroniques étatsunien RCA, intitulé « Une quête de septante ans de travail bon marché » [Capital Moves. RCA’s 70-Yeras Quest for Cheap Labour, New Press, 2001] l’historien du travail Jefferson Cowie a identifié un processus similaire. C’est ainsi que cette quête a conduit RCA du New Jersey à l’Indiana, puis au Tennessee et finalement au Mexique.
Pendant les deux dernières décennies, les régions côtières de la Chine ont offert au capital transnational des conditions sociales et politiques favorables, mais à l’intérieur du pays les choses seront différentes. L’antagonisme entre travail et capital est universel, mais la lutte de classe est menée sur des terrains spécifiques.
Quelles sont donc les spécificités de ces régions de l’intérieur, et pourquoi peuvent-elles donner lieu à un optimisme prudent ? Dans les régions côtières, les migrants sont nécessairement transitoires et donc éphémères. Par contre, l’intérieur du pays ils auront la possibilité de constituer une population durable. Théoriquement, cela signifie qu’il y aura davantage de possibilités de fusionner les luttes qui se déroulent dans la production et dans la reproduction de la force de travail, chose qui n’était pas possible lorsque ces deux domaines étaient séparés dans l’espace.
Prenons la question du houkou, l’enregistrement des familles. Les énormes mégapoles de l’est du pays auxquelles les migrant·e·s se rendaient en masse dans le passé imposent des restrictions très sévères pour obtenir un permis de résidence local. Même des travailleurs à col blanc diplômés peuvent avoir des difficultés à obtenir un houkou à Beijing.
Mais les villes plus petites à l’intérieur du pays ont mis beaucoup moins de restrictions pour devenir résident local. Même s’il ne s’agit pour le moment que de spéculations, il vaut la peine de réfléchir à comment cela va modifier la dynamique de la résistance des travailleurs. Avant, la trajectoire de vie probable d’un migrant était d’aller travailler en ville pendant quelques années pour gagner de l’argent avant de rentrer chez lui pour fonder une famille. Mais ceux qui travailleront à l’intérieur du pays auront une perspective très différente. Tout à coup ils seront dans un endroit non seulement pour travailler, mais aussi pour vivre.
Cela implique que les migrants auraient plus de possibilités de s’installer définitivement dans la localité où ils travailleront [ou ils travaillent déjà]. Ils voudront alors trouver des épouses, avoir leur propre logement, des enfants, envoyer ces enfants à l’école – bref, s’engager dans la reproduction sociale.
Jusqu’à maintenant, les employeurs n’étaient pas obligés de verser aux travailleurs migrants des salaires leur permettant de vivre et de faire face aux besoins de la reproduction sociale sur place. Cette question ne se posait même pas, puisqu’il allait de soi que les travailleurs rentreraient dans leurs villages d’origine pour s’installer. A l’intérieur du pays, les migrants revendiqueront probablement toutes ces choses nécessaires pour une vie décente : un logement, l’accès à des soins de santé, à l’éducation et quelque protection contre les risques de chômage et de la retraite. Ils voudront peut-être également du temps libre pour eux et leur famille, une revendication qui a été absente jusqu’à maintenant.
Ce nouveau contexte introduit la possibilité d’une politisation de du bouillonnement des travailleurs et des travailleuses. Dans les régions côtières, les migrants ne s’attendaient pas à jouir de services sociaux décents. Mais s’ils peuvent obtenir des permis de résidents dans les régions de l’intérieur, des revendications portant sur les services sociaux pourraient facilement se généraliser, permettant d’échapper à l’isolement des luttes réduites à la place de travail. Des revendications pour une protection sociale seraient plutôt adressées à l’Etat plutôt qu’à des employeurs individuels, ce qui établirait un fondement symbolique pour un affrontement plus généralisé, plus politique.
Même s’il est facile d’avoir une vue romantique de la résistance courageuse et parfois spectaculaire des travailleurs migrants, la réalité est que la réaction la plus fréquente aux mauvaises conditions de travail est simplement de quitter cet emploi et en trouver un autre ; ou encore rentrer chez eux. Cela pourrait également changer s’ils travaillaient là où ils vivaient. Les conditions existent peut-être maintenant pour que les migrant·e·s résistent et se battent pour leur communauté et dans leur communauté plutôt que de fuir.
Les biographies des travailleurs de l’intérieur présenteront peut-être aussi des opportunités pour un militantisme accru. Beaucoup de ces migrants ont une expérience préalable de travail et de luttes dans les régions côtières. Les travailleurs plus âgés n’ont peut-être pas la passion militante des jeunes, mais leur expérience dans des rapports avec des patrons exploiteurs et leurs alliés étatiques pourraient constituer une précieuse ressource.
Enfin, les travailleurs disposeraient de davantage de ressources sociales. Dans les grandes cités côtières, ils avaient peu de chance de susciter beaucoup de sympathie de la part des résidents locaux, un fait qui a été douloureusement mis en évidence lors des émeutes de Guxiang [2001]. Mais à l’intérieur du pays les travailleurs pourraient avoir des amis ou des familles à proximité, des gens qui ne sont pas seulement disposés à prendre le parti des travailleurs, mais qui dépendent aussi de manière très directe des augmentations de salaire et des services sociaux. Cela ouvre la possibilité d’élargir les luttes au-delà de la seule place de travail, pour incorporer des questions sociales plus larges.
Dans la gauche, il y a probablement ceux qui sont optimistes concernant la résistance perpétuelle prise en soi. Le type de conflit de classe qui a prédominé en Chine a effectivement provoqué des difficultés majeures pour l’accumulation capitaliste.
Mais les travailleurs sont aliénés de leur propre activité politique. Il existe une profonde asymétrie : les travailleurs résistent dans le désordre et sans stratégie, alors que l’Etat et le capital répondent à la crise de manière consciente et coordonnée.
Jusqu’à maintenant cette forme de lutte éphémère et fragmentée n’a pas réussi à entamer de manière importante les structures de base du parti-Etat et de son idéologie dominante. La tendance universelle du capital a prouvé, de manière répétée sa capacité, de réprimer les particularités militantes. Si la résistance militante des travailleurs oblige le capital à détruire une classe de travailleurs et d’en produire une nouvelle (antagoniste) ailleurs, peut-on vraiment considérer cela comme une victoire ?
La nouvelle frontière de l’accumulation du capital qui se présente à la classe travailleuse chinoise offre des possibilités pour développer des formes plus durables d’organisation susceptibles d’élargir le domaine des luttes sociales et formuler des revendications politiques ayant une base large.
Mais jusqu’à ce que cela arrive, je resterai un demi-pas derrière son antagoniste vu sous un angle historique – soit aussi le nôtre.
Eli Friedman