Karachi, envoyé spécial. Les drapeaux noirs claquent au vent de Karachi qui souffle de la mer d’Arabie. Le noir, la couleur des chiites. La rue principale d’Abbas Town a retrouvé son calme. Le 3 mars, l’ambiance était tout autre. Elle était à la mort, aux sirènes et à la colère. Deux bombes placées devant une mosquée venaient de tuer 48 personnes et blesser 180 autres.
Selon la police, le carnage était l’œuvre du Lashkar-e-Jhangvi (LeJ). Originaire du Sud-Pendjab, le LeJ est un groupe sunnite radical. Karachi (province de Sind) et Quetta (Baloutchistan) sont les deux théâtres de prédilection de ses attaques antichiites, communauté représentant près de 20 % de la population pakistanaise et tenue pour « hérétique » par les extrémistes d’obédience wahhabite.
A l’heure où le Pakistan s’apprête à voter, samedi 11 mai, pour renouveler ses assemblées nationale et provinciales, l’antagonisme sectaire sunnite-chiite a pesé sur les esprits. Il sera l’un des principaux défis que devra affronter le futur premier ministre du Pakistan. Si le Lashkar-e-Jhangvi est resté discret durant la campagne électorale, près de 250 chiites ont néanmoins été tués depuis janvier. Le bilan des victimes chiites en 2012 – 400 tués – pourrait être dépassé.
« Un génocide antichiite est en train de se produire au Pakistan », dénonce Allama Abbas Kumaili, dirigeant de la Jaffaria Alliance Pakistan, le principal parti représentant les chiites. Toque d’astrakan calée sur la tête et barbe blanche taillée court, le chef chiite reçoit à son domicile situé au cœur de Mehfil Shah-e-Khorasan, le grand complexe chiite de Karachi où la mosquée bombe son dôme couleur or. Un fusil semi-automatique est glissé derrière une armoire. On ne sait jamais.
Il ne faut pas questionner longtemps M. Kumaili pour qu’il déverse son courroux contre la mouvance idéologique des deobandis pakistanais, du nom de l’école de Deoband (située en Inde) où s’est forgé à la fin du XIXe siècle un courant littéraliste de l’islam proche du wahhabisme saoudien.
« Les deobandis étaient opposés à la naissance du Pakistan tandis que les chiites y étaient favorables ! », tempête-t-il, désireux de contrer le soupçon que font peser les cercles sunnites radicaux sur le patriotisme des chiites, souvent présentés comme des agents de l’Iran. M. Kumaili retourne la critique en accusant ces groupes d’être l’instrument de l’Arabie saoudite. « Les Saoudiens ont financé ces groupes extrémistes dans le but d’imposer au Pakistan un Etat wahhabite. »
INFLUENCE SAOUDIENNE
Au début des années 1990, le Pakistan avait été touché de plein fouet par la rivalité entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite. Une organisation deobandie radicale, Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP) – rebaptisée Ahle Sunnat Wal Jamaat (ASWJ) –, s’était livrée à des assassinats systématiques de chiites, lesquels avaient monté leurs milices armées d’autodéfense.
En 2013, le Pakistan n’est pas complètement sorti de cette « guerre par procuration » entre l’Arabie saoudite et l’Iran. « Les effets de cette guerre d’influence sont même plus profonds aujourd’hui, souligne Ali Khan, professeur associé de sciences politiques à la Lahore University of Management Sciences (LUMS). Car toute une génération a grandi dans cette idéologie de l’intolérance à l’égard des minorités religieuses. » Cette génération alimente en militants le Lashkar-e-Jhanvi, une émanation de la mouvance du Sipah-e-Sahaba Pakistan/Ahle Sunnat Wal Jamaat.
Si la campagne qui s’achève inspire l’inquiétude des milieux chiites et des cercles libéraux du Pakistan, c’est que des cadres issus de cette galaxie y ont pris part dans leur bastion du sud du Pendjab. Une quarantaine de candidats sont liés à Ahle Sunnat Wal Jamaat et sont cités dans des enquêtes antiterroristes. Peu ont une chance d’être élus, mais la campagne leur a permis de renforcer leur influence.
Tout aussi préoccupante est l’attitude à leur égard de la Pakistan Muslim League-Nawaz (PML-N), le parti de Nawaz Sharif donné gagnant du scrutin. Au pouvoir dans le Pendjab, la PML-N est accusée d’avoir ménagé cette mouvance extrémiste antichiite pour acheter la paix civile dans sa province. Un militant du Lashkar-e-Jhangvi a même été investi candidat par la PML-N.
De fait, le Pendjab a été épargné depuis deux ans par les attentats antichiites qui ont frappé Karachi ou Quetta. « Mais c’est un jeu dangereux, déplore Ali Khan. Nawaz Sharif leur doit quelque chose maintenant. » Quel prix devra-t-il payer s’il devient premier ministre ? L’antagonisme sectaire risque de ressurgir au lendemain du scrutin.
Frédéric Bobin