Dans 2 textes récents, Grèce : quelques remarques sur la question du gouvernement [1] et Les gauches dans la crise [2], François Sabado essaie de convaincre plus largement sur une orientation votée à une (trop) faible majorité au 2° congrès du NPA.
Pour y parvenir, il s’appuie principalement sur un texte de Trotsky publié en 1922, Le gouvernement ouvrier en France [3]. Celui-ci concerne le mode d’emploi d’une formule « algébrique » (c’est-à-dire générique, dont le contenu reste abstrait) sur la façon pour un parti révolutionnaire de poser la question centrale du pouvoir.
Cependant, une lecture attentive de ce texte de 1922 fait douter sérieusement de son mode d’emploi chez François Sabado. Celui-ci affirme en effet que « gouvernement contre l’austérité » et « gouvernement des travailleurs » seraient synonymes, et dénonce un « propagandisme stérile » sur la question du pouvoir gouvernemental en France, mais aussi pour les autres pays européens !
La formule algébrique et « ses justes façons de poser la question »
En 1922, une formule algébrique est proposée par Trotsky pour l’agitation, dans une phase préparatoire à la révolution et dans un but précis. F. Sabado en retient le lien entre une « situation non directement révolutionnaire » et la défense d’une perspective unitaire sur la question du pouvoir [4]. Ce lien est cependant récent chez lui, puisqu’il affirmait le contraire, y compris pour la situation de 1922, dans deux textes publiés sur le site ESSF en septembre 2005 et en mars 2006. [5] [6]
La conjoncture de 1922 peut en effet être décrite comme « non directement révolutionnaire » et Trotski s’en fait d’ailleurs l’écho, mais tout en ajoutant qu’elle « traîne sans se stabiliser » :
« Mais la grande masse, elle, éprouve un sentiment de retraite psychologique et un reflux. Cela se matérialise par la sortie en masse des syndicats. Les syndicats perdent leurs membres. Ils avaient des millions qu’ils n’ont plus, des hommes et des femmes qui sont entrés pour quelques semaines, pour quelques mois, et qui sont sortis. La grande masse prolétarienne garde en elle, naturellement, cet idéal de la révolution, mais cet idéal est devenu quelque chose de plus vague, de moins réalisable. Le parti communiste subsiste avec sa doctrine et sa tactique. […] Mais voilà, la situation traîne sans se stabiliser, et l’époque des nouvelles élections arrive. » ( [7] [8]
F. Sabado se réfère à plusieurs passages du texte de 1922, mais ceux-ci ne sont pas repris conformément et complètement :
– sa version remaniée : « D’où ses avantages et aussi ses inconvénients [la formule algébrique du gouvernement ouvrier] » « avantages comme perspective politique unitaire de tout le mouvement ouvrier. Inconvénients dans une interprétation purement parlementaire de ce mot d’ordre. » Il faut donc être prudent, mais cela ne conduit pas Trotsky à écarter la perspective.
Au contraire. » [9]
– ce que nous lisons de 1922 : « Ses avantages consistent en ce qu’elle embrasse jusqu’aux ouvriers qui ne se sont pas encore élevés à l’idée de dictature du prolétariat et à la compréhension de la nécessité d’un parti directeur. Ses inconvénients, conséquences de son caractère algébrique, consistent en ce qu’on peut lui attribuer un sens purement parlementaire qui, pour la France, serait pratiquement le moins réel et idéologiquement le plus dangereux que l’on puisse imaginer. » [10]
Le texte de 1922 concerne le mode d’emploi de la « formule algébrique », c’est-à-dire la juste « façon de poser la question », politiquement et pédagogiquement, comme le résume bien sa conclusion :
« En ce moment, elle généralise toute la lutte pour les revendications immédiates, elle la généralise non seulement pour les ouvriers communistes, mais pour les grandes masses non encore adhérentes au communisme en les rattachant, en les unissant aux communistes par l’unité d’une tâche commune. Cette formule couronne la politique du Front unique. Dans chaque grève qui se brise face à la résistance du gouvernement et de la police, nous dirons : « Il n’en serait pas ainsi si, au lieu des bourgeois, c’étaient des représentants des ouvriers qui étaient au pouvoir. » A l’occasion de chaque mesure législative dirigée contre les ouvriers, nous dirons : « Il n’en aurait pas été ainsi si tous les ouvriers s’étaient réunis contre tous les bourgeois, s’ils avaient créé leur gouvernement ouvrier. » [11]
Ce mot d’ordre se définit chez Trotsky en opposition « à toutes les combinaisons bourgeoises et à toutes les coalitions ». Et l’on chercherait vainement en 1922 une allusion à des tâches gouvernementales qui le définiraient. Et pour cause : sa « tâche » est de réunifier la totalité de la classe ouvrière, en généralisant les luttes (sous la direction des communistes et afin de l’amener « à la compréhension de la nécessité d’un parti directeur », passage qui disparaît chez Sabado). En 1922, cette « tâche » est bien un objectif stratégique dont le « gouvernement ouvrier » n’est qu’un des éléments, un mot d’ordre tactique d’agitation pour construire et renforcer le parti.
L’interpellation des réformistes sur le gouvernement ouvrier est bien faite « par en bas », puisque dans et à partir des luttes (et de leurs bilans). Ce que ne permet pas aujourd’hui la faiblesse d’implantation du NPA. D’où la tentation de la majorité actuelle d’adopter une posture en interpellant « par en haut » pour proposer un ersatz de gouvernement des travailleurs (et non son synonyme !)
– Il n’est jamais question en 1922 de propagande autour du gouvernement ouvrier mais d’agitation : « c’est le mot d’ordre d’un mouvement massif du prolétariat » ; « si nous savons exploiter habilement pour l’agitation notre mot d’ordre » ; « En ce moment, elle généralise toute la lutte pour les revendications immédiates » ; Voilà comment, du point de vue de l’agitation, il faut poser la question par rapport aux dissidents et aux ouvriers réformistes », etc.
La prise en considération des rapports de force internes au mouvement ouvrier
Même dans une situation d’absence de luttes offensives, Trotsky propose au PCF (alors un parti révolutionnaire) de faire de l’agitation – et non de la propagande – dans les luttes sur la question du pouvoir. Pourquoi ?
Une première explication est à rechercher dans les rapports des forces internes au mouvement ouvrier : en 1922, la situation du mouvement ouvrier français au lendemain de la scission du congrès de Tours (décembre 1920) est la suivante : le PCF représente 130 000 membres, les « dissidents » (SFIO) 30 000, la CGT-U (syndicalistes révolutionnaires) 300 000 membres et la CGT réformiste (Jouhaud) 200 000. Trotsky en tient compte pour proposer son orientation. Voici ce qu’il note à propos du PCF en mars 1922 :
« Dans le domaine de l’organisation politique, la prépondérance des communistes sur les réformistes est indiscutable. L’organisation et la presse communistes sont incomparablement plus fortes, plus riches, plus vivantes, que l’organisation et la presse des prétendus « socialistes ». » [12]
Mais il propose encore une autre façon de poser la question du front unique, et que F. Sabado (et sa majorité) semble aujourd’hui ignorer :
« Dans les cas ou le Parti Communiste ne représente encore qu’une minorité numériquement insignifiante, la question de son attitude à l’égard du front de la lutte de classe n’a pas une importance décisive. Dans ces conditions, les actions de masse seront dirigées par les anciennes organisations, qui, en vertu de leurs traditions encore puissantes, continuent à jouer le rôle décisif. […] Mais où le Parti Communiste constitue une grande force politique sans avoir encore une valeur décisive, où il embrasse soit le quart, soit le tiers de l’avant-garde prolétarienne, la question du front unique se pose dans toute son acuité. » [13]
Finalement, tout se passe comme si François Sabado conservait seulement la notion de « formule algébrique" de 1922 mais en jetant au panier sa « notice d’utilisation » qui l’accompagnait. Il aurait été mieux avisé de la garder puisqu’elle reste encore particulièrement utile sur la question gouvernementale, pour la raison suivante : « Ses inconvénients, conséquences de son caractère algébrique, [qui] consistent en ce qu’on peut lui attribuer un sens purement parlementaire qui, pour la France, serait pratiquement le moins réel et idéologiquement le plus dangereux que l’on puisse imaginer. » ! [14]
Albert Guillot (47)