S’il l’a emporté en Italie ce mouvement, doté d’une très faible structuration politique et se prétendant au-dessus des clivages politiques et sociaux, ce n’est pas seulement en raison de l’usage intensif et stratégique qu’il a fait des réseaux sociaux, ni même du capital symbolique accumulé depuis des années par Grillo ou de sa campagne très réussie.
Aux origines du succès de Grillo
Ce succès est lié en bonne partie à l’incapacité manifeste de la gauche et du mouvement syndical à proposer – dans cette situation historique de crise du capitalisme – un récit cohérent et unificateur des difficultés rencontrées par les franges précarisées de la population, qui sont justement au cœur de l’électorat de Grillo. Celui-ci réalise en effet 40 % parmi les ouvriers (contre 21 % pour le Parti démocrate), 42 % parmi les chômeurs (contre 20 % pour le PD), et 40 % parmi les
18-25 ans (qui sont très fortement touchés par le chômage). On peut également présumer que son bon score dans le groupe, hautement hétérogène socialement, des indépendants (40 % contre 34,5 % pour la droite) se concentre sur les fractions paupérisées de cette petite bourgeoisie, qui est encore bien représentée numériquement en Italie.
Ainsi Grillo est-il parvenu à emporter la mise électorale, sur la base d’une critique sans concessions des partis qui se succèdent au pouvoir depuis les années 1990 et d’un programme contradictoire – faisant une place importante aux revendications écologistes mais aussi sociales (avec par exemple la proposition d’instauration d’un salaire minimum), tout en prétendant concilier les intérêts du capital et du monde du travail, en distillant un discours antisyndical de petit patron et en flirtant avec la xénophobie (notamment en assénant qu’il était opposé au fait d’accorder la nationalité italienne à des enfants d’étrangers nés sur le sol italien).
Reste que ces contradictions, dans l’état actuel de déshérence de la gauche anticapitaliste et de collaboration du mouvement syndical, lui ont permis d’« attraper » les voix d’une partie conséquente de ceux et celles qui sont victimes de la crise sans fin du capitalisme. En effet, dans l’incapacité de se doter d’une expression politique propre, en raison du climat de guerre de chacun contre tous qu’est parvenu à instaurer le néolibéralisme (à travers le chômage de masse, la précarisation généralisée, le néo-management, etc.), les millions de travailleurs/ses italien-ne-s atomisé-e-s ont choisi de remettre leur destin dans les mains d’un tribun prétendant s’élever, par la simple force du verbe, au-dessus des classes en lutte et de partis décrédibilisés, mettant pour cela à profit son capital de sympathie acquis dans la sphère du spectacle.
Derrière l’éloge de la démocratie « participative », qui serait permise par l’horizontalité des réseaux sociaux et des médias numériques, on trouve en réalité un mouvement extrêmement vertical dans lequel l’essentiel des décisions échappe aux adhérents du mouvement car elles sont prises par une poignée de dirigeants, qui n’ont aucunement été élus au terme d’une discussion démocratique traversant le mouvement, et en dernier ressort par deux hommes : Beppe Grillo et Gianroberto Casaleggio. L’apologie de l’horizontalité fait ainsi écran à la position du difficile problème des formes démocratiques dans une organisation politique, et masque – dans le cas du « mouvement des 5 étoiles », qui n’est pour l’heure qu’une coquille vide – l’absence de toute démocratie réelle. La stratégie de communication élaborée et mise en œuvre par Grillo et Casaleggio a ainsi rencontré les illusions, qui demeurent très répandues dans le mouvement altermondialiste et au-delà, selon lesquelles une démocratie réelle s’opposerait à toute forme de structuration et interdirait tout moment de centralisation.
Mais si les accents « tous pourris » du discours de Grillo ont pu rencontrer un tel écho au sein de la population italienne, et notamment parmi les victimes de la crise, c’est qu’ils se fondaient sur des faits bien réels, que le comique devenu tribun populaire est parvenu – d’une manière extrêmement habile – à mettre en scène et à exprimer dans de vastes rassemblements de rue. Le monde politique italien est en effet gangréné par la corruption, de la gauche social-libérale à l’extrême-droite de la Ligue du nord en passant évidemment par Berlusconi et les démocrates-chrétiens. Toutes ces forces politiques ont été touchées ces dernières années par des scandales politico-financiers, très récemment par celui de la banque Monte dei Paschi di Sienna, qui éclabousse aussi bien le Parti démocrate de Bersani que le Peuple Des Libertés de Berlusconi, si bien que le sentiment anti-partis apparaît extrêmement puissant en Italie (ce qui explique également la montée de l’abstention dans un pays où elle est traditionnellement faible).
Splendeur et misères de Rifondazione
Mais pour que s’affirme le succès politique et électoral de Grillo, dans une société italienne qui demeure fortement politisée et où les mouvements sociaux restent importants, notamment à travers les « centres sociaux » (ces anciennes usines ou bâtiments publics réappropriés et transformés par des militants), il fallait encore que la gauche italienne – en particulier le Parti de la refondation communiste (généralement appelé « Rifondazione »), qui a porté jusqu’au début des années 2000 l’espoir de changement de millions de militants des mouvements, de travailleurs et de jeunes – ait achevé de perdre tout crédit auprès de tous ceux et toutes celles qui aspirent à transformer l’ordre existant, et réduit ainsi à néant le capital de radicalité qui s’était notamment manifesté à Gênes en 2001.
En termes de forces militantes et de crédit politique, Rifondazione n’a en effet presque plus rien à voir avec le parti qu’il était il y a encore une dizaine d’années. D’un parti disposant de plusieurs dizaines de milliers de militants, enraciné et écouté au sein des mouvements sociaux, parvenant à se hisser à chaque élection au-delà de 5 % (et même à 8,5 % en 1996), il est devenu une composante parmi d’autres d’une coalition électorale, floue quant au programme et aux alliances, qui n’est pas parvenue à obtenir des élus, a rompu ses liens autrefois organiques avec les mouvements et a perdu une grande partie de son assise militante.
Pour le comprendre, il faut sans doute éviter deux écueils : l’un consistant – sur un mode sectaire – à n’y voir que l’effet mécanique et inévitable d’une orientation erronée dès le départ ; l’autre refusant de chercher, dans l’histoire de Rifondazione, les racines de sa décrépitude actuelle. Dans le premier cas, on ne comprendrait rien à la trajectoire chaotique de ce parti, et aux raisons pour lesquelles il a pu constituer un espoir réel de changement social dans la jeunesse et le mouvement ouvrier italiens, et plus largement dans la galaxie altermondialiste. Dans le second, cela aboutirait à réduire le délitement de cet espoir à une accumulation d’erreurs tactiques, ce qui ne fait que repousser le problème : comment expliquer de telles erreurs et quelles leçons politiques en tirer ?
Il importe de rappeler que Rifondazione est issu du Parti communiste italien (PCI), qui a constitué – de l’après-guerre au début des années 1990 – le plus puissant parti communiste d’Europe occidentale. Revendiquant encore 1, 5 million de membres en 1989, le PCI avait recueilli pas moins de 26, 5 % des voix aux élections de 1987 (loin néanmoins de son maximum historique, qui fut atteint en 1976 avec plus de 34 % des voix). Mais il s’agissait également du parti communiste dans lequel la mue sociale-démocrate – via ce qu’on a appelé l’ « eurocommunisme » – a sans doute été initiée le plus précocement. Cela sans parler du « compromis historique », que la direction du PCI chercha à passer avec la démocratie chrétienne dans les années 1970, qui révélait déjà l’intégration du PCI au système politique italien et son renoncement à mener une politique révolutionnaire.
A la fin des années 1980, celui qui est alors secrétaire général du PCI, Achille Occhetto, propose de modifier le nom du parti. Ce changement s’opère sous sa houlette en 1991 : le PCI devient alors le « Parti démocratique de la gauche » (Partito democratico della sinistra, PDS) [1]. Cette proposition ne faisait d’ailleurs qu’entériner une transformation et une intégration déjà réalisées pour l’essentiel, mais l’abandon de toute référence aux idéaux communistes ne pouvait manquer d’engendrer une désorientation et des tensions multiples parmi les membres du PCI. Ainsi, dès 1991, une partie de l’appareil du parti et de sa base militante décidait de fonder une nouvelle organisation, qui prit le nom de « Parti de la refondation communiste ».
Ce qui frappe dans l’orientation de Rifondazione depuis lors, c’est une politique en zigzag liée au fait que ses directions successives n’ont jamais tranché la question suivante, pourtant cruciale : ce parti doit-il avoir son centre de gravité dans les luttes ou dans les institutions ? Or, à ne donner d’autre réponse à cette question que l’idée d’une combinaison harmonieuse entre l’action parlementaire et la participation aux mouvements sociaux, on finit presque toujours par ne plus s’embarrasser de la seconde quand celle-ci vient à contredire les alliances passées avec des forces pro-capitalistes et menace la présence dans les institutions.
Ainsi, d’abord entre 1996 et 1998 puis entre 2006 et 2008, Rifondazione a apporté un soutien parlementaire à des gouvernements s’attaquant aux conquêtes du mouvement ouvrier italien (licenciements, retraites, contrats précaires, etc.), puis entraînant l’Etat italien dans des guerres impérialistes (Afghanistan, Irak), ce qui ne pouvait qu’engendrer l’incompréhension, la désorientation voire la démoralisation parmi les jeunes et les travailleurs. Ces atermoiements illustrent au passage à quel point l’enracinement dans les mouvements et l’action dans les institutions ne sauraient avoir le même statut dans l’orientation et l’activité d’un parti anticapitaliste : une tactique électorale qui ne découle pas d’une stratégie pour les luttes ne peut à terme que viser la conservation des places occupées par quelques notables placés hors de tout contrôle militant (ce que le PCF donne également à voir).
Outre le fait que Rifondazione ait soutenu pendant des années des gouvernements néolibéraux, ce parti a choisi lors de ces élections de rendre invisible toute réponse anticapitaliste à la crise en s’insérant dans une coalition – nommée « Révolution civile ». En effet, cette politique d’alliance le plaçait à la remorque de partis libéraux comme « Italie des valeurs » (ancien allié du Parti démocrate), dont la figure de proue – le juge Antonio Di Pietro – avait voté la confiance au gouvernement Monti en 2011, et du juge anti-corruption Antonio Ingroia, guère connu pour ses positions radicales en matière de politique économique et sociale. Or cette stratégie opportuniste n’a même pas permis à Rifondazione d’éviter une débâcle électorale, puisque la liste « Révolution civile » n’a obtenu que 2,2 % (et donc aucun élu) ; sur le terrain de la dénonciation morale sur lequel elle avait choisi de se situer, cette coalition ne pouvait rivaliser face aux discours tonitruants de Grillo, qui en avait fait son axe politique central depuis des années.
Une telle débâcle n’est pas le simple produit de la campagne menée, ou comme le suggère Jean-Luc Mélenchon sur son blog d’un manque de charisme personnel de la tête de liste [2], mais dérive d’un renoncement de longue date, de la part des différentes composantes de cette liste, à s’opposer frontalement aux politiques néolibérales et, dans le cas de Rifondazione, à faire primer son action dans les luttes sur sa participation à des majorités parlementaires.
L’approfondissement de la crise politique
Austérité généralisée, corruption à tous les étages, incurie de la gauche radicale : tous ces ingrédients ne pouvaient que favoriser l’accélération de la crise politique et l’émergence d’un mouvement populiste, en l’occurrence celui de Grillo, substituant la charge morale à la critique politique, la dénonciation des politiciens à la lutte de classe, l’instantanéité des réseaux sociaux à la cons-truction patiente d’une organisation politique, le charisme d’un homme à la force du nombre.
Pour faire face à la situation potentielle de blocage associée au poids inédit des grillistes, et parvenir à imposer aux travailleurs italiens une nouvelle cure d’austérité, le monde politique a déjà épuisé l’option d’un gouvernement « technique », qui représentait en réalité le pouvoir direct du capital à travers le banquier Mario Monti (ancien consultant pour Goldman Sachs). Demeure la possibilité d’une union sacrée entre le Parti Démocrate et le Peuple des libertés, qui peine néanmoins à trouver forme.
Un accord avait bien été trouvé par les leaders des deux partis, Bersani et Ber-lusconi, sur un candidat commun à la présidence de la République, en l’occurrence Franco Marini, ancien syndicaliste démocrate-chrétien aujourd’hui membre du PD. Mais à l’heure des votes, une partie des élus du PD ont choisi de faire tomber Bersani en votant pour un autre candidat, échaudés par l’idée de nouer une quelconque alliance avec Berlusconi, alors même que l’essentiel de leur politique a consisté pendant des années à cibler le « Cavaliere » sur le mode du « tout-sauf-Berlusconi ».
Après que l’option Prodi ait également été écartée, c’est donc un vieux briscard de la politique italienne, Giorgio Napolitano, qui a finalement rempilé pour un second mandat de sept ans. Âgé de 88 ans, ce stalinien reconverti tardivement en rassurant social-démocrate avait été supplié par nombre de parlementaires de mettre fin à cette situation jugée inextricable. Mais son élection n’a fait que suspendre une crise politique qui n’en finit pas de s’approfondir, la classe dominante italienne ne parvenant pas pour l’instant à trouver une solution politique pour continuer à faire payer la crise de son système aux travailleurs.
Reste que ces derniers sont eux-mêmes privés d’un outil politique leur permettant de défendre leurs intérêts, et ce n’est pas du côté de Grillo et de son mouvement – passablement confus dès lors qu’il s’agit de proposer une politique à la hauteur des enjeux – qu’ils trouveront une issue favorable. Autant dire que la tâche de construire une force anticapitaliste reste entière, en Italie comme ailleurs, mais ceux et celles qui s’y attèleront ne pourront faire l’économie d’un bilan de l’échec retentissant de Rifondazione.
Ugo Palheta