Le gouvernement bangladais aura attendu la pire catastrophe industrielle de son histoire pour tendre l’oreille aux travailleurs. Ce 24 avril à Dacca, plus de mille ouvriers ont péri dans l’effondrement du Rana Plaza, un immeuble abritant plusieurs ateliers de confection. Lundi, le gouvernement a annoncé une hausse des salaires et une vague d’inspection des usines. Ce mardi, le géant du prêt-à-porter H&M a rejoint un accord pour davantage de sécurité dans les bâtiments.
Champion du tee-shirt super low-cost, deuxième producteur de textile derrière la Chine, le Bangladesh est aujourd’hui l’ultime atelier de la misère. Le secteur de la fabrication y a fait un bond de 9,7% en 2012. Le pays compte 4 500 usines textiles. Après le sinistre, certaines multinationales ont menacé de plier bagages. Mais pour aller où ? Le pays est en bout de chaîne de ce qu’on appelle l’effet domino. L’économiste Olivier Bouba-Olga, auteur de Nouvelle géopolitique du capitalisme, explique le phénomène : « C’est essentiellement dû à la main d’œuvre bon marché à laquelle s’ajoutent les quotas mis en place par l’Europe pour limiter les importations. Les pays visés par ces restrictions, notamment la Chine, délocalisent leur production dans les pays voisins afin de contourner ces barrières. » L’instauration de nouvelles normes de production déplace aussi les lignes.
Ainsi, en Turquie en 2009 une campagne de sensibilisation a abouti à l’interdiction du sablage des jeans, responsable de la silicose (maladie pulmonaire mortelle). Résultat, des industriels ont quitté le territoire pour poursuivre cette pratique dans d’autres contrées moins regardantes. Le Bangladesh en tête.
Pour Catherine Schlacther, secrétaire confédérale de la CFDT chargée du suivi de l’Organisation internationale du travail (OIT) pour la région Asie Pacifique, « l’objectif final consiste à mettre en place des organisations syndicales partout afin d’éviter l’effet domino » qui « ne fait que reproduire les mêmes conditions de travail déplorables ». Elle ajoute : « On accuse beaucoup les industries occidentales. Elles ferment les yeux sur cette situation mais les premiers responsables sont les politiciens bangladais, très liés aux milieux économiques. » Mais voilà, dans un pays où 80% du PIB provient de l’industrie textile, le gouvernement n’a aucun intérêt à laisser la voix des travailleurs s’élever. Le pays a pourtant signé la convention fondamentale de l’OIT, mais comme le souligne Catherine Schlacther, « ratifier ne suffit plus, il faut aussi appliquer ».
Représailles contre les syndicats
Les exemples voisins donnent aux ONG quelques espoirs. Certes on est loin du paradis, mais le Sri Lanka comme le Cambodge disposent à présent de réseaux syndicaux reconnus. Encourager la création de ces structures, interpeller la communauté internationale, sont les axes majeurs du collectif Éthique sur l’étiquette, la branche française de Clean Clothes Campaign. Sa coordinatrice, Nayla Ajaltouni, dénonce aussi « l’inertie du gouvernement » bangladais : « La répression sociale est très dure et les rares organisations du travail sont vidées de leur substance. »
Arrestations, insultes, violences physiques, tous les moyens sont bons pour entraver l’émergence des syndicats. Lorsque quelques téméraires tentent de s’organiser, ils se voient dans l’obligation de se faire connaître auprès des autorités. Or ces listes atterrissent sur le bureau des employeurs. La plupart préfèrent courber l’échine par crainte de représailles ou de licenciement, malgré des conditions de travail proches de l’esclavage. 50 à 100 heures hebdomadaire pour 30 euros par mois, selon les ONG. Des heures supplémentaires obligatoires, rarement majorées, parfois payées. « Le Bangladesh est spécialisé dans le vêtement très low-cost. Pour maintenir des prix aussi bas, les employeurs font l’impasse sur les conditions de sécurité », explique Nayla Ajaltouni. Les 3,2 millions de travailleurs du textile, des jeunes femmes à 90 %, manipulent les produits chimiques sans gants ni masque. Seules quelques chutes de tissus les protègent. Les ouvriers triment dans des immeubles insalubres aux fondations branlantes.
« On est à un tournant »
Dans ces conditions, les accidents industriels sont fréquents. Depuis 2005, c’est la série noire. A peine deux semaines après l’effondrement du Rana Plaza, un autre atelier de confection prenait feu causant la mort de huit personnes. La médiatisation de ces événements aidant, les ONG espèrent que la pression internationale impulsera un changement. Sur place, Kalpona Akter, directrice du Centre bangladais pour la solidarité entre travailleurs (BCWS), veut y croire : « On est à un tournant ! C’est le bon moment pour réclamer des garanties au gouvernement et aux multinationales : de meilleures conditions de travail, le droit à se syndiquer... S’il y avait eu des syndicats, les choses n’auraitent peut-être pas tourné comme ça à Dacca. » BCWS et Clean Clothes Campaign travaillent à recenser les familles des victimes de Dacca. Les géants du textile se sont engagés à leur verser des indemnisations.
Les collectifs comme Éthique sur l’étiquette militent pour l’imposition d’un salaire vital dans l’industrie textile et pour que « les multinationales signent un accord concret prévoyant la mise aux normes des unités de productions et ce dès la signature du contrat avec le fabricant », poursuit Nayla Ajaltouni. Faut-il s’attendre à une nouvelle vague de délocalisations et à un déplacement de l’effet domino vers d’autres pays ? Vers la Birmanie, par exemple, redevenue « fréquentable », voire vers l’Afrique, bien que politiquement instable. « Ce risque existe », selon Nayla Ajaltouni, « mais là, au Bangladesh, on parle d’un niveau de vie tellement bas... » Olivier Bouba-Olga nuance aussi : « L’effet domino est un processus lent, il faut plusieurs années et de vrais signes de développement pour que les entreprises s’implantent ailleurs. »
ELODIE CABRERA