Pierre Baton – Le groupe de grande distribution que tu as étudié, a profondément été transformé par l’apparition d’acteurs financiers. Comment vois-tu ce processus et ses conséquences ?
Marlène Benquet – Depuis une vingtaine d’années en France, on voit se développer une financiarisation importante de l’actionnariat des entreprises. Des entreprises qui étaient jusqu’ici détenues par des actionnaires industriels ou familiaux passent entre les mains d’acteurs financiers, principalement des fonds d’investissement. Les montants investis par les fonds en France ont été multipliés par sept entre 1999 et 2009.
La spécificité des fonds, c’est qu’ils achètent les entreprises à crédit, avec deux types de capitaux : des emprunts bancaires remboursés chaque mois et des capitaux prêtés par des investisseurs institutionnels qu’il leur faut rendre au bout de quelques années en vendant l’entreprise. Leur objectif est donc d’abord de revendre l’entreprise rapidement en réalisant la plus-value la plus importante. De plus, ils ne peuvent supporter la moindre baisse de rentabilité de l’entreprise, qui les met en situation de ne plus pouvoir rembourser leurs emprunts. Les entreprises sont ainsi mises sous tension, et doivent générer le plus de cash possible dans un temps très court.
La grande distribution est l’un des plus gros employeur en France, pourtant la conflictualité semble assez faible dans ce secteur. Pourquoi ?
La grande distribution emploie environ 600 000 personnes en France. Carrefour est le premier employeur privé français, comme Walmart aux USA. Avec 2, 8 % de syndiqués, le secteur est l’un des plus faiblement syndicalisé. Il emploie très majoritairement des femmes, d’âge intermédiaire donc souvent en charge de jeunes enfants, avec des horaires de travail très flexibles, autant d’éléments qui rendent difficiles l’organisation d’actions collectives.
Cela dit, les choses changent. Depuis le milieu des années 2000, on a vu apparaître les premières journées interenseignes de grèves collectives, une journée d’action a été organisée le 8 avril 2011 au sein du groupe Carrefour, en juillet 2011 au sein du groupe Auchan et en avril 2013 chez Casino. Les organisations syndicales qui privilégiaient la négociation et la coopération avec le patronat, optent de plus en plus pour des stratégies contestataires et sont suivies par les salariéEs.
Tu décris une certaine « adhésion » des salariéEs à leur travail. Sur quoi cela repose-t-il ?
Je ne pense pas qu’il soit souhaitable de parler d’ « adhésion » des salariéEs aux objectifs de l’entreprise. Ils ne sont pas tant mobilisés par des discours patronaux qu’immobilisés par leurs conditions de travail. Le présupposé du consentement à la domination est très présent dans le champ des sciences sociales ainsi que dans l’extrême gauche, notamment via la notion d’aliénation.
Il me semble plus utile de décrire les dispositifs pratiques mis en place dans les entreprises pour empêcher la contestation. Ce que le patronat cherche à obtenir, ce n’est pas tant l’adhésion des salariéEs que leur travail effectif.
Propos recueillis par Pierre Baton