Les questions que pose Samy Joshua [1] appellent effectivement des réponses sur la forme comme sur le fond.
Sur la forme, d’abord, parce qu’elles sont un bon exemple de ce que devrait être en général le débat non seulement entre vieux amis, mais encore entre révolutionnaires qui ont fait des choix différents, qui ont des désaccords, mais recherchent par la discussion comment faire avancer la réflexion sur des questions politiques jugées importantes.
La forme rejoint peut-être aussi être le fond, car, au-delà des points de discussion que nous allons aborder, la contribution de Samy montre que sur bien des aspects – et pas les moindres – nos points de vue sont assez proches, ce qui devrait le conduire à s’interroger sur le bien fondé de sa rupture avec le NPA, ou en tout cas avec certains de ses anciens camarades dans le NPA… mais ce qui est fait est fait et il faut maintenant passer à autre chose.
Autre chose, c’est notamment poursuivre le débat sur la question républicaine.
Rappelons les point d’accords et répondons ensuite aux questions.
1) Le point d’accord fondamental, c’est que « la République n’est pas un bloc ». Des républiques il y en a de toutes sortes. On a lutté contre l’oppression au nom de la République, mais on a aussi massacré les ouvriers en juin 1848 ou les peuples coloniaux au nom de la République. Il nous faut donc, à chaque fois, procéder à l’analyse concrète d’une situation concrète. C’est notre point commun, avec Daniel aussi qui nous rappelle, qu’après 1848, « il n’y aura plus désormais de République tout court. Elle sera sociale ou ne sera qu’une caricature d’elle-même.. », mais c’est une divergence fondamentale avec Mélenchon pour qui la République « tout court » est une référence, au-delà de son contenu social. La république est, pour lui, une forme politique qui transcende la lutte de classe, ce qui le conduit à la mythifier.
2) Il ya bien entendu cette divergence qui éclaire les points de vue différents sur la VIe République. La querelle ne porte pas sur le chiffre, mais sur le contenu que les uns et les autres donnent une nouvelle république. Samy nous reproche notre méfiance vis à vis des conceptions politico-institutionnelles de Mélenchon. Il ya pourtant de quoi se méfier.
Nous avons rappelé la filiation mitterrandienne. Aujourd’hui encore Mélenchon ne se prononce toujours pas sur la disparition de la présidence de la République. Comment ne pas être méfiant quand on connait le « personnalisme autoritaire » de celui-ci, à la tête de son propre parti. Sa VIe République ne conduit pas à la rupture avec les vielles institutions de la république bourgeoise et à la construction d’une nouvelle architecture institutionnelle qui s’appuie sur des assemblées populaires élues au suffrage universel, dans les communes et les entreprises, sur le plan local et national. Sa VIe République constitue plutôt une réforme des instituions parlementaires actuelles.
Nous ne pensons pas, non plus, que la VIe République de Mélenchon soit une république sociale dans le sens où, s’il défend des propositions de réformes sociales, il n’envisage pas de commencer un processus de rupture avec le capitalisme. Il ne s’agit pas, pour lui de commencer un processus d’autogestion socialiste dans le sens d’une dépossession des capitalistes de la propriété des secteurs clé de l’économie pour les confier à la gestion populaire.
Voilà pourquoi – même si nous pouvons ensemble combattre pour la défense des libertés démocratiques ou pour la conquête de nouveaux droits institutionnels comme celle d’une assemblée élue à la proportionnelle –, nous ne pouvons nous réclamer de la même VIe République que celle dont se réclame la direction du Front de gauche. Il y a aussi un désaccord sur l’opportunité d’en faire un débouché politique actuel dans la lutte contre l’austérité. Comme tus-le dis, « Non la référence « républicaine » ne peut être le centre d’une stratégie de classe, même en France ». Faut il , alors, en faire aujourd’hui un axe central, comme l’a fait la direction du Front de gauche lors de la manifestation du 5 mai dernier ?
3) Sur le mot d’ordre de Constituante, nous sommes aussi d’accord. Nous défendons, chacun à notre manière, une vielle revendication institutionnelle démocratique radicale qu’ a défendu, la Ligue communiste pour la 1re fois en 1969, la LCR, puis le NPA, dans ses documents du 1er congrès :
« Une démocratie politique élargie implique de rompre avec les institutions de la Ve République et leur hyper présidentialisme, de supprimer la fonction présidentielle. De revendiquer la proportionnelle intégrale, l’élection d’une Assemblée constituante, la suppression de toutes les instances qui comme le Sénat ou le Conseil constitutionnel confisque encore plus la démocratie. D’établir une rotation et une limitation stricte des mandats, la parité réelle dans tout corps élu. De développer une citoyenneté complète de résidents-travailleurs basé sur le droit du sol intégral. Ces nouvelles conquêtes démocratiques ne peuvent se penser sans des mobilisations profondes, émancipatrices, inventant de nouvelles formes de pratiques démocratiques répondant aux défis du monde d’aujourd’hui. »
Il y a, c’est vrai, une discussion sur cette question au sein du NPA, plus précisément sur la place des mots d’ordre de la démocratie radicale dans un pays comme le nôtre. A la différence d’autres positions présentes dans le NPA, je reste convaincu de l’utilité d’une démarche type « assemblée constituante » pour commencer un processus de rupture démocratique. Il y a ensuite un autre débat portant sur l’opportunité ou pas, dans telle ou telle conjoncture, d’avancer des mots d’ordre institutionnels, pour que ceux–ci soient un point d’appui pour la mobilisation et non une diversion ou une impasse. Et là encore, cela dépend de la situation. Orienter la mobilisation sociale contre les retraites en 2010 vers un référendum, comme l’a fait Mélenchon, alors que la mobilisation bat son plein et qu’on est peut la pousser vers une grève générale, ce n’est pas utiliser un mot d’ordre institutionnel comme un point d’appui, c’est enfermer la mobilisation dans les cadre du fonctionnement des institutions actuelles. En effet, le maniement de propositions institutionnelles doit être précautionneux.
4) La dernière discussion porte, au-delà de la République, sur les questions stratégiques. Là encore, je prends note des différences rhétoriques entre « révolution parles urnes » et « révolution citoyenne ». Il est vrai qu’il était difficile dans l’histoire des révolutions de trouver une « révolution par les urnes ». Même, le schéma bolivarien, dont se réclame Mélenchon a été dominé par l’irruption des classes populaires sur la scène politique et des mesures de rupture partielle avec l’impérialisme américain, les élections enregistrant après coup la dynamique du mouvement de masse. Mais plus au fond, la différence fondamentale entre réformistes et révolutionnaires n’est pas que les réformistes ne font pas appel à la mobilisation de masse tandis que les révolutionnaires, si.
Il est vrai que les réformistes – je ne parle même pas des sociaux libéraux – nous ont habitués, ces dernières années, à faire de moins en moins appel au mouvement de masse, voire à s’opposer dans certains cas frontalement à la mobilisation de masse. C’est ce qui s’est passé en mai 68, avec le PCF, ou lors d’une série de luttes partielles. Mais l’histoire montre que, dans bien des cas, les réformistes « chevauchent « la mobilisation sociale. Cela a été le cas en France à la fin des années 70, en Espagne dans les mobilisations antifranquistes, au Portugal en 74-75, au Chili de 1970-1973. Dans un premier temps, ils participent voire soutiennent les mobilisations sociales ; le problème, c’est quand la crise s’aiguise, que les affrontements de classes deviennent de plus en plus en plus forts et qu’il faut préparer les confrontations décisives. C’est là où les choses se gâtent, car prisonnier de leurs mille liens avec les institutions bourgeoises au sens large et de leurs conceptions gradualistes, ils veulent continuer à essayer de transformer les choses de « l’intérieur » et donc s’opposent à toute transformation « externe », à toute transformation révolutionnaire.
Comme l’explique Daniel Bensaïd dans sa brochure « Stratégie et parti » de 1986 :
« Les organisations réformistes ne le sont pas par confusion, inconséquence ou manque de volonté. Elles expriment des cristallisations sociales et matérielles… Les directions réformistes peuvent donc être des alliés politiques tactiques pour contribuer à unifier la classe. Mais elles demeurent stratégiquement des ennemis en puissance ».
Stratégie et parti, p 58, éditions la Brèche.
C’est ici qu’une force révolutionnaire – là encore au sens large – est nécessaire. Le problème entre révolutionnaires et réformistes de gauche n’est donc pas que ces derniers revendiquent l’intervention du mouvement de masse (ils peuvent même se revendiquer de la révolution), mais sur le fait qu’ils sont pour une transformation politique via une accumulation graduelle des réformes. Les révolutionnaires luttent aussi pour des réformes, mais ils ne croient pas qu’on puisse conquérir le pouvoir par leur accumulation graduelle. Certes, il faut toute une période préparatoire – sûrement longue dans les pays capitalistes avancés – durant laquelle les classes populaires conquièrent l’hégémonie, mais il faut aussi préparer les confrontations décisives ; d’où une place très importants dans l’intervention révolutionnaires de questions comme les grèves générales, les soulèvements, l’auto-organisation, le contrôle social, la gestion populaire, etc. Et là, il y a une divergence substantielle avec les réformistes.
Qui dit confrontation décisive dit confrontation avec l’Etat. Nous sommes d’accord sur la caractérisation de l’Etat comme « Etat des classes dominantes ». Nous sommes aussi d’accord sur la nécessité de travailler au sein des institutions étatiques et para étatiques même si nous restons opposés au « ministèrialisme ». Peut être la culture révolutionnaire n’a-t-elle pas suffisamment intégré la nécessité de ce travail au sein des institutions. Mais reconnaissons aussi que les quelques expériences de travail dans les institutions n’ont pas été des plus probantes. L’expérience de nos camarades brésiliens dans le PT et surtout dans des mairies ou Etats du Brésil illustre bien les difficultés à maintenir une ligne indépendante tout en gérant des institutions importantes.
En général, une des leçons du siècle pour le mouvement ouvrier, c’est de reconnaître la capacité extraordinaire d’intégration de sociale de l’Etat, des institutions et des divers appareils de domination de la bourgeoisie et donc de préserver le mouvement ouvrier contre cette politique. Il faut donc travailler dans les institutions, mais en gardant son indépendance.
Nous sommes aussi convaincu de la nécessité d’envisager des situations transitoires, de « déjà plus et de pas encore » où, dans le feu de crises sociales et politiques aigues, se posent la question d’un gouvernement de rupture avec la logique capitaliste, gouvernement qui peut procéder d’une majorité électorale, qui d’une certaine manière peut constituer « un début parlementaire d’un gouvernement des travailleurs ». Ainsi, un processus révolutionnaire ne surgira pas ex-nihilo de la mobilisation sociale, il y aura probablement des connexions entre la mobilisation révolutionnaire et les vielles institutions. Dans ce sens, le travail des révolutionnaires doit combiner une politique qui vise à désagréger de l’intérieur ces institutions étatiques, à les « délégitimiser », et la capacité à faire émerger de nouvelles institutions du pouvoir populaire, de démontrer leur efficacité sociale et démocratique, de les coordonner et d’en faire une référence pour renverser la vielle machine d’Etat et instaurer une nouvelle démocratie socialiste qui doit apparaitre comme supérieure à l’ordre ancien.
Le centre de gravité d’une stratégie de transformation révolutionnaire, c’est l’émergence d’une dualité de pouvoirs, appuyée sur des expériences d’auto-organisation populaire, de contrôle et de gestion sociale, bref toute une phase politique ou « celles et ceux d’en bas » construisent leur propre pouvoir. Toutes cette dimension est décisive pour créer les conditions d’une confrontation et d’un démantèlement de la veille machine d’Etat. Voici un autre désaccord fondamental avec les réformistes de gauche et, précisément, avec Mélenchon : ils n’envisagent pas la construction d’une nouvelle légitimité étatique représentant les classes populaires.
5) Nous avons travaillé, y compris ensemble, sur ces questions. Je crois que sur l’essentiel nous sommes d’accord , mais je pense toujours que les divergences stratégiques entre réformistes (même de gauche) et révolutionnaires gardent une fonctionnalité politique. Que ces divergences ont des conséquences pratiques, aujourd’hui et pas seulement à l’avenir. Certes les divergences potentielles –mais vérifiées par l’expérience historique– n’ont pas mécaniquement des implications sur l’intervention dans la conjoncture actuelle. Elles peuvent être atténuées, dans le sens où les politiques d’austérité sont si brutales qu’elles rendent difficile des alliances entre le social-libéralisme et le réformisme de gauche. Ainsi, en France, le Front de Gauche ne participe pas au gouvernement et s’oppose aux politiques d’austérité, ce qui crée les conditions de l’unité d’action contre les politiques d’austérité, mais la politique révolutionnaire ne se réduit pas à la position tactique vis à vis du gouvernement. Sur bien d’autres questions, les politiques anticapitalistes et réformistes de gauche ou antilibérales divergent : Nous sommes favorables à la construction d’une opposition de gauche au gouvernement Hollande, ce n’est pas le cas, de la direction du Front de gauche qui ne cesse de biaiser sur cette question.
Les positionnements ambigus, hésitants confusionnistes des dirigeants du Front de gauche sur « la nécessité de bouger le curseur au sein d’une majorité parlementaire commune qui réunirait les députés socialistes et front de gauche », les votes des députés PCF de certains projets de loi (loi Peillon, par exemple), les discussions ouvertes par le PCF pour des alliances municipales avec le PS, le soutien en général des dirigeants du Front de gauche aux directions syndicales, ne sont pas sans conséquences. Les prises de positions de Mélenchon contre la politique du gouvernement, appréciées dans toute une série de secteurs, ne peuvent , si nous défendons une perspective anticapitaliste, nous conduire à relativiser d’autres déclarations de Mélenchon sur sa proposition d’être le 1er ministre de… Hollande, sur l’Allemagne, la force de frappe, le Mali, l’Algérie, bref une série de positions qui font système avec une conception qui fusionne « République, Nation, et Etat » et qui est toute autre que la tradition socialiste et internationaliste qui est la nôtre.
Bref, beaucoup de problèmes qui, à mes yeux, exigent une politique indépendante d’un Front de gauche, dominé par la direction du PCF et Mélenchon.
François Sabado