Djakarta, vendredi 8 juin. Deuxième jour de réunion pour la Conférence de solidarité des peuples d’Asie-Pacifique. Une centaine de participants, pour deux tiers Indonésiens, pour un tiers étrangers. Nous discutons des effets de la mondialisation capitaliste quand, à 15 heures tapantes, une bonne cinquantaine de policiers font irruption, certains armés de fusils. A croire qu’ils avaient consulté l’ordre du jour du séminaire, le prochain sujet étant... la militarisation et ses conséquences. Oublié le Pakistan qui devait illustrer ce thème. Nous passons directement aux travaux pratiques. Bienvenue en Indonésie.
Après deux heures de face-à-face et de négociations, tous les étrangers sont embarqués en camion. Direction : le quartier général de la police à Djakarta. Nous cherchons à comprendre les raisons du raid policier. Nous aurons bientôt une première réponse. Peu après notre départ forcé, le cordon de police s’est en effet écarté, laissant la voie libre à une milice islamiste d’extrême droite, la Ka’abah Youth (AMK). Qui s’attaque aux participants indonésiens - avec aux poings sabres, couteaux traditionnels en forme de faucille et machettes. Il y a deux blessés, de l’argent et du matériel informatique volés, des vitres et du mobilier cassés. Une opération de terreur comme il y en a eu bien d’autres, ces derniers temps, dans l’archipel. Où forces de l’ordre et groupes paramilitaires agissent en toute complicité. Nous ne devions pas pouvoir témoigner.
Le séminaire était organisé par une association nouvellement créée, Increase (Center for Social Reform and Emancipation), qui veut inscrire son action au sein des résistances nationales et internationales à la mondialisation néolibérale. Elle était largement animée par l’aile radicale des mouvements sociaux : syndicalistes ouvriers, militants paysans ou étudiants, féministes à enracinement populaire, groupe d’action culturelle. Mais elle était aussi soutenue par Infid, un important réseau d’OGN de développement, et Walhi, les Amis de la Terre en Indonésie. Ouverte à la participation étrangère (avant tout régionale), c’était la première fois qu’une telle conférence se réunissait dans l’archipel.
Certains des intervenants sont les véritables bêtes noires du chef de la police et des milices fondamentalistes : la syndicaliste Dita Sari et, surtout, Budiman Su jatmiko, président du PRD, le jeune Parti démocratique du peuple. Détenus durant les dernières années de la dictature Suharto, ils n’ont retrouvé la liberté qu’après l’élection du nouveau président de la république, Abduhraman Wahid (dit Gus Dur). Ils restent aujourd’hui soumis à un harcèlement permanent. La maison de Budiman, au village, a été récemment incendiée. Ce sont eux les premières cibles de l’opération combinée police-milice menée contre la conférence. Ainsi que Kelik Ismunanto, directeur d’Increase, qui a eu le grand tort de convier sur Internet des étrangers à y participer.
Nous nous retrouvons 32 étrangers au commissariat central de Djakarta. Une vingtaine d’Australiens , dont une petite fille de 4 ans, remarquablement calme. Des participants venus du Pakistan, d’Inde, d’Asie du Sud-Est, du Japon, de Nouvelle-Zélande, des Etats-Unis, du Canada, de Belgique, des Pays-Bas, d’Allemagne. Je suis le seul Français présent, envoyé par Attac-France et Attac-Institutions européennes. Avec le soutien du groupe pour lequel je travaille au Parlement européen - qui interviendra aurpès de l’ambassade, après notre interpellation collective.
Nous sommes accusés d’avoir pénétré sur le territoire indonésien sur un visa touristique alors que nous comptions en fait participer à la conférence. En réalité, la plupart d’entre nous n’ont tout simplement pas besoin de visa pour venir en Indonésie ! La protestation s’organise. Les avocats du Groupe d’action légale, les médias, les réseaux militants et les ambassades sont contactés. Les téléphones portables font décidément des merveilles. Nous ne dépendons pas du bon vouloir des flics pour téléphoner - ce qui fait une belle différence. Dans la salle de réunion où nous sommes parqués, au quartier général de la police, il y a une télévision. Notre affaire passe aux informations. Elle est, clairement, politique.
La situation en Indonésie est en effet des plus volatile. Nous le savions évidemment avant même de nous rendre dans le pays. Les forces issues de l’ancien régime dictatorial - l’Ordre nouveau du général Suharto, chassé du pouvoir en 1998 - ont repris l’offensive. La transition démocratique s’est enlisée. La coalition hétéroclite qui a porté Abdurrahman Wahid à la présidence s’est défaite. Aujourd’hui minoritaire au Parlement, il est menacé de destitution. Un bras de fer l’oppose d’ores et déjà au chef de la police, ce dernier ayant refusé d’être démissionné et d’être remplacé par son adjoint. La crise à plus d’un visage : irrédentismes à la périphérie de l’archipel, affirmation nouvelle de fondamentalismes religieux, fractionalisme politique et activisme militaire, brutale croissance des inégalités sociales...
Dans ce contexte, le PRD joue le rôle de bouc émissaire, dénoncé sur deux flancs. Il est d’abord accusé d’être communiste dans un pays où, en 1965-1966, plus d’un million de « communistes » ont été massacrés. C’est sur l’un des plus grands massacres du siècle que s’est érigé l’Ordre nouveau de Suharto. Et que pendant 30 ans l’anticommunisme a servi de ciment à l’idéologie dominante. Le PRD est aussi accusé de soutenir le président Wahid. Ce qui est dans une certaine mesure vrai. En effet, si ce parti critique sévèrement la politique néolibérale mise en œuvre par le gouvernement, il ne s’oppose pas moins activement au renversement de la présidence par les forces de l’ancien régime, en mouvement derrière la figure plus respectable de Megawati Sukarnoputra (vice-présidente, elle devrait succéder à Wahid s’il est destitué).
Les participants à la conférence de solidarité Asie-Pacifique sont ainsi devenus les otages de la crise indonésienne. La milice islamiste a justifié l’attaque d’un séminaire sur la mondialisation au nom de l’anticommunisme. Elle a aussi prétendu que nous voulions empêcher la réunion du MPR (l’Assemblée du peuple qui a seule le pouvoir de destituer un président)... prévue pour dans deux mois, en août prochain ! Alors que la police faisait comme si elle ne s’intéressait qu’à une affaire de visas, d’autant plus obscure que tous les congressistes qui se pressent à Bali entrent dans le pays exactement de la même façon que nous l’avons fait. Sans visa aucun.
Ces accusations étaient bien peu crédibles. Pour une fois, les médias se sont retournés contre la police et les milices. « La démocratie en péril » titre l’éditorial du « Jakarta Post », le 11 juin. Les ambassades se sont mobilisées. L’appareil d’Etat s’est avéré lui-même divisé. : l’Immigration a porté de coup de grâce au département de la police en révélant qu’elle n’avait jamais été mise au courant de l’opération, pourtant menée en son nom, et en ne retenant finalement aucune charge contre les étrangers (à l’exception malheureuse de Farooq Tariq, du Labour Party Pakistan, expulsé du territoire sous prétexte qu’il était effectivement venu, pour sa part, avec un visa touristique).
Le lundi 11 juin, nous étions libres.
Si la conférence n’a pas pu terminer ses travaux, l’affaire s’est conclue sur une victoire politique. Elle n’en est pas moins très grave. Elle montre à quel point les droits démocratiques gagnés après le renversement de Suharto restent fragiles et sont remis en question. L’appareil policier attend son heure ; et il ne va évidemment pas détruire la liste noire des étrangers établie à cette occasion. Surtout, le raid opéré contre le séminaire sur la mondialisation illustre à quel point nos amis Indonésiens sont aujourd’hui menacés. Face à la police, à l’armée et aux nouvelles milices fondamentalistes, ils vivent une situation de grande insécurité quotidienne. Une situation qui risque de s’aggraver encore, quand l’offensive de la réaction contre la présidence Gus Dur va se précipiter. Ils auront besoin de toute notre solidarité. Nous y reviendrons.