Jeudi 23 mai, la Bolivie en était à son 19e jour de grève générale. Le mouvement a commencé à l’initiative des syndicats de mineurs, soutenus par la COB (Centrale ouvrière bolivienne, confédération syndicale qui réunit deux millions de travailleurs). Leur principale exigence est que le montant des retraites soit porté à 100 % du dernier salaire, au lieu de 70 % actuellement. L’espérance de vie du mineur bolivien est particulièrement faible. Les militaires et les responsables de la police perçoivent déjà une pension de retraite à 100 %. Le 22 mai, les députés ont quant à eux augmenté leur salaire de 20 %.
Les mineurs ont entraîné avec eux d’autres secteurs du salariat, les plus nombreux, organisés et combatifs : enseignants, personnels de santé et ouvriers de l’industrie. Les manifestations, blocages de routes, occupations, affrontements avec la police sont quotidiens. Plus de 500 grévistes ont été emprisonnés et on a relevé chez eux le premier mort. Les mineurs répliquent à la violence policière avec l’outil de travail qui est aussi leur arme historique : le bâton de dynamite.
Non seulement le gouvernement d’Evo Morales refuse toujours d’accéder aux revendications – ce qui impliquerait de sa part d’augmenter les cotisations patronales –, mais il s’est livré à une attaque vicieuse contre les grévistes. Le 16 mai, Morales déclarait ainsi que « certains dirigeants de la COB frappent aux portes de l’état-major [des armées] en vue de fomenter un coup d’Etat ; ils réclament maintenant à cor et à cris que la police se mutine pour qu’il y ait un coup d’Etat ; ce n’est plus une revendication, c’est une action politique ; c’est pourquoi j’appelle tous les camarades à défendre d’abord la démocratie et à défendre ce processus de changement. » Et d’appeler ses partisans, en particulier les organisations paysannes qui le soutiennent encore, à descendre à leur tour dans la rue, contre la COB et les travailleurs en lutte.
Il y aura un avant et un après cette grève. Dès à présent, deux grands enseignements peuvent en être tirés.
Le premier est que la classe ouvrière bolivienne est de retour. Les grandes mobilisations populaires et les mouvements semi-insurrectionnels du début des années 2000, dont le débouché institutionnel fut l’élection de Morales à la présidence, étaient fondamentalement le fait des paysans (dont les cocaleros, producteurs de feuilles de coca) et de secteurs urbains marginalisés. Le mouvement ouvrier, avec toujours à son avant-garde les mineurs, reprend aujourd’hui le fil d’une geste révolutionnaire qui est incomparable dans l’histoire des luttes du sous-continent.
Le second est que le projet de ce « capitalisme andin », plus ou moins indépendant de l’impérialisme et plus ou moins démarqué du néolibéralisme, théorisé par le vice-président Garcia Linera, rencontre désormais ses limites. Plus généralement, si l’on considère aussi la crise du régime chaviste consécutive à la mort de son fondateur, ou le discrédit croissant qui frappe le régime Kirchner en Argentine, la question est posée de savoir si l’on n’est pas en train d’assister au début de la fin du « progressisme » latino-américain.
Si c’était le cas, les responsabilités du mouvement ouvrier n’en seraient que plus écrasantes. Sa capacité ou non à offrir une alternative, en regroupant autour de lui tous les secteurs exploités et opprimés, sera décisive. De ce point de vue, il convient de suivre de près – et naturellement de soutenir – le processus que la COB vient d’engager vers la formation d’un Parti des travailleurs.
Jean-Philippe Divès
* Publié dans : Revue Tout est à nous ! 44 (juin 2013).
Morales sous les feux de la contestation
Depuis deux semaines, la Bolivie est affectée par un grand mouvement de grève initié par la Central de Obrera Boliviana (COB), qui organise plus de deux millions de travailleurs. Le sujet du conflit se situe sur le montant des pensions de retraites.
Les revendications des grévistes ? Maintien à 100 % du salaire et prime de 8 000 bolivianos, soit à peine plus de 800 euros lors du départ en retraite. Dans un pays où le salaire minimum est l’équivalent de 100 euros, la question du maintien du salaire intégral lors du départ à la retraite apparaît comme une revendication qui relève parfois de la survie. En réponse, le gouvernement ne propose que 85 % (contre 70 % actuellement) et 4 000 bolivianos… et organise la répression, en envoyant la police sur les blocages tenus par les grévistes et notamment les mineurs, secteurs en pointe dans cette contestation.
Enlisement du conflit
Encore plus que la répression, c’est bien la rupture durable du dialogue entre la COB et le gouvernement qui se confirme. La COB estime avoir joué un grand rôle dans l’élection du président et doit contenter une base dont la revendication est légitime. Morales est lui sous pression permanente des élites économiques, nationales et internationales, mais surtout tente de réaffirmer son leadership sur la gauche. Issu et soutenu par les mouvements sociaux, il est à la tête d’un gouvernement essentiellement soutenu par les paysans, et compte bien montrer qu’il bénéficie encore d’un large soutien. Le 10 mai dernier, dans un discours à la nation, il déclara ainsi : « Si la COB devient un parti politique, il faut la traiter comme l’opposition »… et il appelle ses partisans à manifester ce jeudi 23 mai, ce qui ne manquera pas de provoquer des affrontements avec les grévistes.
La question fondamentale est de savoir si le processus initié par Morales n’arrive pas à un moment critique. Malgré les progrès indéniables réalisés depuis 2006, des critiques se font entendre. Bureaucratie, redistribution des richesses encore trop limitées, pauvreté qui se maintient, et surtout emploi dévasté. Morales qui va concourir pour un troisième mandat en 2014 se trouve plus que jamais à la croisée des chemins : renforcer le processus démocratiquement en allant plus loin contre la bourgeoisie et l’impérialisme ou risquer de voir les avancées des dix dernières années s’effondrer.
Antoine Chauvel
* Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 196 (23/05/13)