Mohammed Abdel Kader a beau tenter de convaincre ses administrés, il n’y parvient plus. Lundi, en milieu d’après-midi, le maire d’El-Mahalla el-Koubra (à 150 km au nord du Caire) rencontrait une quinzaine de professeurs d’un lycée pour filles situé à l’entrée de la ville. Assis derrière le bureau du proviseur, il enchaîne les formules toutes faites, répète qu’il s’intéresse aux « réalités du terrain » et que « l’espoir est synonyme de patience ». Debouts face à lui, les enseignants l’observent sans rien dire. Ils se rapprochent peu à peu, comme s’ils voulaient l’encercler. « Comment est-il possible que certains d’entre nous n’aient pas reçu leur salaire du mois dernier ? » l’interpelle un professeur de chimie. « Pourquoi n’a-t-on pas les fournitures commandées il y a plusieurs mois ? » demande une femme d’une quarantaine d’années. « Et pourquoi la sécurité aux abords de l’école s’est-elle si dégradée ? » lance un autre enseignant. L’édile sourit, gêné, et s’empresse de signer, sans les lire, les demandes de mutation que lui a glissées une enseignante.
Colère. Trois minutes plus tard, le maire et ses assistants ont quitté l’école. Mohammed Abdel Kader a raison de ne pas s’attarder. Ancien membre de la Haute Cour d’Egypte, il connaît la réputation frondeuse d’El-Mahalla el-Koubra, première cité industrielle du pays. Ses ouvriers du textile ont organisé des grèves générales sous le régime Moubarak et obtenu des hausses de salaires que nul n’imaginait. Le 6 avril 2008, la ville aux rues sales a initié la révolution, manifestant ouvertement contre le raïs et brûlant son portrait accroché sur la place centrale.
Aujourd’hui, après des mois de calme, El-Mahalla el-Koubra reprend le chemin de la contestation. Vendredi, la ville s’est déclarée « indépendante des Frères musulmans », auxquels appartient le président Mohamed Morsi. Les leaders de l’opposition menacent aussi de lancer une nouvelle grève générale.
Cette colère n’a pas éclaté subitement. Elle a grossi au fil des mois, à mesure que l’espoir d’un changement né de la révolution s’étiolait, éclipsé par le mécontentement et les désillusions. La grogne transparaît désormais partout, sur les visages fatigués des automobilistes qui font la queue aux stations-service ou dans les discours des vieilles femmes qui vendent des légumes dans les rues. « Je n’en peux plus de cette vie, c’est de pire en pire, explique l’une d’elles, assise sur un morceau de carton face à ses cageots. Les prix n’arrêtent pas d’augmenter, mais les gens n’ont pas plus d’argent. Aujourd’hui, je vends 2 livres [25 centimes d’euro, ndlr] un kilo d’oranges que j’ai payé 1,5 livre. Comment voulez-vous vivre avec ça ? » Sa voisine, elle aussi assise par terre, lui répond, de la colère dans la voix : « Ne rêve pas, l’économie est morte, on sera de plus en plus misérable. L’Egypte n’a plus d’argent, c’est fini. »
Rat. Les deux femmes disent qu’elles ont voté pour Mohamed Morsi, comme environ la moitié des habitants d’El-Mahalla el-Koubra. « Parce qu’on nous avait dit que c’était le meilleur », expliquent-elles. Toutes deux illettrées, elles n’ont en revanche pas d’opinion sur la Constitution, jugée conservatrice, que tente d’imposer le président égyptien par la voie d’un référendum programmé samedi.
Hamdi Hussein, lui, n’est pas du style à ne pas avoir d’opinion. Membre du syndicat du textile d’El-Mahalla el-Koubra, cet ancien ouvrier de 61 ans a été emprisonné trois fois sous le régime de Moubarak pour avoir tenté d’organiser la contestation dans une entreprise d’Etat. Affilié au Parti socialiste égyptien, il reçoit dans un deux pièces sordide au rez-de-chaussée d’un immeuble devant lequel un cadavre de rat n’a pas encore été ramassé par les chats errants. « Le slogan de la révolution était « Justice, pain et liberté », mais nous n’avons rien obtenu. Le gouvernement vient d’augmenter de 15% le prix de l’électricité alors que les salaires stagnent. Il tente d’imposer une Constitution discriminante, écrite par et pour des islamistes. Les Frères musulmans ne me représentent pas, ils sont incapables d’instaurer une véritable justice sociale. Ils prennent d’une main ce qu’ils font semblant de donner de l’autre. Ils sont encore pires que Moubarak », explique-t-il.
« parti du fauteuil ». Avec ses amis syndicalistes et les groupes d’opposants de la ville, Hamdi Hussein organise régulièrement des manifestations depuis le 22 novembre, jour où Morsi s’est arrogé par décret des pouvoirs extraordinaires, déclenchant la fureur des mouvements d’opposition. Entre 5 000 et 8 000 personnes participent aux rassemblements. On est loin de l’affluence observée durant la révolution, mais Hamdi Hussein assure que la population soutient la contestation et que les habitants, fatigués, se relaient d’une manifestation à l’autre. « Je ne vais pas manifester, mais je suis avec eux. Je suis du « parti du fauteuil » », confirme en riant un vendeur de rue. Son voisin, lui, dit en avoir assez des rassemblements et des slogans. « Je veux juste que la situation s’apaise, que tout redevienne normal et que l’on puisse travailler. Tout ça n’a que trop duré », râle-t-il.
Les réticences d’une partie des habitants d’El-Mahalla el-Koubra n’altèrent pas la volonté des opposants. Vendredi, ils ont coupé la voie ferrée et la route qui mène au Caire. « C’est pour montrer qu’on peut isoler la ville et lancer une grève générale », explique Karim, l’un des leaders de l’opposition qui se revendique du Front du salut national de Mohamed el-Baradei. « Nous sommes prêts à bloquer les productions, les ouvriers nous suivent. Cela peut intervenir d’un jour à l’autre, quand on l’aura décidé au vu des concessions que Morsi accordera ou pas », ajoute Hamdi Hussein.
Le même jour, les manifestants ont encerclé la mairie aux cris de « Nous ne serons pas gouvernés par des islamistes » et déclaré l’indépendance de la cité industrielle. Un comité a depuis été créé pour examiner une à une les décisions du maire. Celui-ci dit ne pas s’en inquiéter. « Ce sont des jeunes, ils se défoulent, c’est normal », affirme-t-il dans un sourire crispé. « C’est un ancien du régime Moubarak, rétorque Karim. Il va moins rire quand on va réclamer sa démission et celle de son chef. Cela va arriver plus vite qu’il ne le croit. »
LUC MATHIEU Envoyé spécial à El-Mahalla el-Koubra