Un gouvernement des gauches ?- Un an après la conquête du dernier échelon du pouvoir d’Etat qui lui échappait, le Parti socialiste est victime d’une grave crise d’hégémonie. Il n’est pas exclu - même si ce n’est pas le plus probable - que cette crise s’approfondissant, il subisse une décomposition accélérée du type de celle qu’a connu le PASOK grec au cours des dernières années.
Dans ce contexte, la tentation d’une partie de la gauche radicale, en particulier du Front de gauche, de réactiver une stratégie d’ « union de la gauche », risque de se faire forte. Le social-libéralisme ayant fait la preuve de son incapacité à résoudre la crise, un coup de barre à gauche paraît concevable. Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas affirmé en mai dernier, dans une interview au Parisien, qu’il serait prêt à devenir premier ministre de François Hollande, dans le cadre d’une « cohabitation de gauche » ? N’a-t-il pas ajouté que dans l’éventualité où Arnaud Montebourg - supposé représenter l’aile gauche du gouvernement actuel - devenait premier ministre, il accepterait de « discuter avec lui » ? La part de ruse tactique et de croyance véritable est difficile à évaluer dans ces déclarations. Il est probable cependant que l’attrait de ce genre de formule augmentera, dans le « peuple de gauche », à mesure que la crise du PS s’approfondira, c’est pourquoi il convient de les prendre au sérieux. Ce d’autant plus que du côté du PCF, l’autonomie récemment conquise le dispute à la volonté d’œuvrer en faveur de l’« unité de la gauche ».
Dans un texte lumineux intitulé « Sur le retour de la question politico-stratégique » (2006) [1], le philosophe marxiste Daniel Bensaïd - cofondateur de la LCR - se demande si et à quelles conditions la gauche radicale pourrait prendre part à une coalition des gauches parvenue au pouvoir par les urnes. Sa réflexion s’inscrit dans le cadre du bilan, rétrospectivement largement négatif, de la participation des courants de gauche du Parti des travailleurs brésilien au premier gouvernement Lula en 2003, un gouvernement qualifié alors de « gouvernement en dispute ». Cette participation, dit Bensaïd, n’est pas une question de principes abstraits valant pour tous temps et tous lieux. En matière de stratégie politique, les modes d’emploi universels n’existent pas.
La participation de la gauche radicale à un gouvernement des gauches dépend, selon Bensaïd, de trois conditions. Elle doit d’abord prendre place dans un contexte de montée en puissance des mouvements sociaux. Un gouvernement désireux d’engager une transformation sociale véritable devra pouvoir compter sur la mobilisation des masses à l’extérieur des institutions, lesquelles feront pression sur celles-ci, et protégeront aussi les mesures prises des forces de la réaction. Se confronter seul, sans appui populaire, à la réalité du pouvoir et de la bureaucratie d’Etat, s’est être certain de courir à l’échec.
Deuxième condition, le gouvernement des gauches doit s’être engagé publiquement à mettre en œuvre une série de réformes radicales. Augmentation massive de la fiscalité sur les hauts revenus et les mouvements de capitaux, nationalisations, réforme agraire dans le cas de pays du tiers-monde, rupture avec le bonapartisme des institutions en place, gratuité des services publics, etc. Même si ces mesures n’équivalent pas encore à une révolution, elles doivent manifester une volonté de rupture avec l’ordre existant. Enfin, troisième condition, le rapport de force au sein du gouvernement doit être tel que le secteur radical soit en mesure de faire payer au prix fort un manquement à ces promesses. Le coût de la trahison, en somme, doit être élevé.
Pour que sa participation à un gouvernement des gauches fasse sens, il n’est donc pas indispensable que la gauche radicale soit déjà hégémonique au sein de la gauche. Mais une dynamique hégémonique doit néanmoins être clairement engagée.
On en est loin aujourd’hui. Quand bien même la crise du Parti socialiste s’approfondirait, l’éventualité d’un gouvernement Montebourg - et plus encore Mélenchon - est loin d’être la plus probable. Le plus probable, c’est que le mélange d’austérité, de corruption, et d’autoritarisme étatique qui s’est installé en France (en Europe plus en général) au cours des dernières années s’accentue encore. Le sarkozysme à visage humain mis en œuvre par François Hollande ne laisse guère d’espace ne serait-ce que pour imaginer une voie alternative.
Mais à supposer même que cette éventualité se présente, aucune des trois conditions énoncées par Daniel Bensaïd n’est réunie à l’heure actuelle. Le mouvement social et syndical, en particulier, est considérablement affaibli, si bien qu’un gouvernement des gauches pourrait difficilement compter sur le soutien de mobilisations populaires pour mener à bien un agenda de réformes conséquentes.
L’autonomie demeure donc la meilleure stratégie pour la gauche radicale. Celle-ci est engagée depuis plusieurs années dans un processus de recomposition. Ce processus commence à porter ses fruits, mais il est encore loin d’être achevé. La gauche radicale a en ce sens avant tout besoin de se mettre en ordre de bataille, dans la perspective des crises à venir. Il lui faut également prêter main forte à un mouvement social et syndical en difficulté, non pour l’instrumentaliser ou l’assujettir à son programme, mais parce qu’un processus de transformation sociale marche forcément sur deux jambes : le social et le politique. L’alchimie complexe qui s’établit entre eux doit se nourrir des luttes, à commencer par celles qui s’annoncent cet automne contre la dépossession des salariés de leurs droits et des coupes dans les services publics. La gauche radicale doit donc attendre son heure - c’est-à-dire faire preuve de cette « lente impatience » qui, selon Daniel Bensaïd, est le propre des révolutionnaires.
Cédric Durand, Razmig Keucheyan