Il était tout à fait prévisible, je suppose, que les médias se ruent devant l’hôpital où Nelson Rolihlahla Mandela était hospitalisé pour la quatrième fois en près de quatre mois, un peu comme des vautours autour d’un cerf à l’agonie. Qu’ils soient rejoints par des sympathisants en prière et d’autres personnes également était aussi inévitable, comme le fut l’effusion médiatique qui a sans doute égrené tous les éléments possibles de sa future nécrologie.
Un éditorialiste scandinave au moins eut la présence d’esprit d’aborder l’événement sous un angle légèrement différent : il demanda à son correspondant en Afrique d’essayer de savoir qui pourrait « perpétuer l’héritage de Mandela ». Bien sûr, cela soulève une question essentielle : quel est l’héritage de Mandela ? Où finit la réalité et où commence le mythe ? Cependant, cet éditorialiste en resta au mythe, au saint réconciliateur, au demi-dieu virtuel qui passa 27 ans en prison avant d’émerger et de marcher d’un pas sûr sous les projecteurs des médias du monde entier.
Vingt ans plus tôt, récemment libéré, Mandela aurait sans doute été stupéfait de voir ce qu’il adviendrait. En décembre 1992, assis derrière son nouveau bureau au siège du Congrès national africain (ANC) à Johannesburg, il avait exprimé sa perplexité et son inquiétude devant l’image de lui-même qu’il voyait se forger. Le fruit, selon lui, d’attentes « naïves et romantiques » ; « l’idée d’un Messie armé d’une baguette magique ».
Alors que je rédigeais pour lui un article qui devait être signé de son nom pour le service de presse des Nations Unies, il me dit : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas un messie ». Beaucoup alors lui attribuait ce rôle – même parmi ceux qui avaient été ses adversaires des décennies durant. Mythe et réalité se confondaient pour créer l’image de ce que Mandela qualifiait de croyance en « un demi-dieu marchant résolument de l’avant ». A l’époque, lui était convaincu que cette image n’était qu’une illusion passagère déjà en passe de se dissiper.
« Je sais que j’ai été l’objet de telles illusions quand je suis sorti de prison », disait-il, ajoutant que non seulement il n’avait pas de baguette magique, mais que lui-même, ses compagnons de captivité « étaient et sont les produits d’une tradition qui croit en l’effort collectif, au travail d’équipe ». Il poursuivait, confiant : « Les mythes se sont en grande partie dissipés : aujourd’hui nous sommes perçus comme des êtres humains ordinaires, faits de chair et de sang, sujets à toutes les faiblesses humaines habituelles ».
Il se trompait. Le processus de mythification se poursuivit faisant de Mandela une « icône planétaire », ou en d’autres termes en messie laïque, dans la vie… comme dans la mort. Un journal dominical sud-africain l’a bien résumé, avant même les premiers signes de sa mort prochaine : « Notre Mandela est immortel, il transcende les races, les sexes, la géographie, la religion et la politique. Notre Mandela ne mourra jamais. Il est le père de notre nation ». L’auteur a toutefois reconnu que c’était-là le produit d’un « culte de Mandela ».
C’est un culte qui semble encore grandir malgré son rejet par Mandela lui-même. Un culte qui a sans doute encore plus d’adeptes en dehors de l’Afrique du Sud, en particulier dans les démocraties parlementaires libérales qui se sont ralliées avec enthousiasme à la cause anti-apartheid lorsque l’ANC a fait de lui l’icône de la lutte anti-raciste.
Comme le veut le dicton, « si vous ne pouvez pas les vaincre, joignez-vous à eux ». Alors peut-être Mandela s’est-il aussi adapté au mythe, estimant qu’il pourrait tirer profit, par exemple, de grosses sommes d’argent provenant des magnats de l’industrie pour financer des projets qui lui tenaient à cœur tels que les écoles dans sa province du Cap Oriental. Il supervisait la création du Centre Nelson Mandela de la mémoire qui retrace non seulement sa propre histoire, et celle de ceux qui ont lutté pour les droits humains, mais qui continue aussi à collecter, rassembler et analyser les luttes en cours pour la défense de ces principes. Et il n’est pas anodin qu’il ait approuvé le fait que le logo du centre soit une main ouverte et non pas son propre visage.
Et pourtant, il se vit souvent accorder, particulièrement en tant que président de l’Afrique du Sud, le statut de demi-dieu virtuel par ceux qui lui rendaient hommage en espèces et en nature. Il devint rapidement un homme très riche à l’inverse de ses co-détenus, condamnés avec lui en 1964 [1]. L’équipe politique qu’ils avaient formée au cours de leurs années dans la célèbre prison de Robben Island ne devait pas subsister. Pourtant, comme Mandela lui-même le soulignait en 1992 : « Il n’y a pas une seule personne parmi nous qui soit au dessus des autres en terme de position ou de capacité. »
Plusieurs raisons expliquent que Mandela ait fini par émerger, à commencer par ses propres capacités et sa personnalité. Mais la volonté de son parti de construire un culte de la personnalité autour d’un homme fait de « chair et de sang, sujet à toutes les faiblesses humaines habituelles », a joué un rôle majeur. Il y a aussi un autre facteur que les partisans du mythe préfèrent occulter. Parce qu’il ternit celui-ci, même s’il ne ternit pas l’homme. Car le fait est que quelles que soient la dévotion et la force de caractère d’individus soumis aux rigueurs et à l’extrême monotonie de la vie carcérale pendant plus de 20 ans, il est impossible d’en sortir du jour au lendemain comme si de rien n’était.
Alors que les autres prisonniers condamnés avec Mandela en 1964 passaient, pour la plupart, directement de la prison à une vie qui avait changé du tout au tout pendant leur incarcération, on préparait Mandela à jouer son rôle à la tête de l’organisation qui négocierait la fin du système de l’apartheid. Leader naturel du groupe, il était aussi reconnu comme le leader du mouvement anti-apartheid le plus important, l’ANC. C’est également lui – malgré l’opposition de certains de ses anciens co-accusés du procès de Rivonia – qui ouvrit des discussions avec un régime déjà affaibli sur le plan économique et sur le plan intérieur.
La notoriété de Mandela, l’énorme publicité construite autour de son nom dans le monde, avaient persuadé des dirigeants comme le ministre de la Justice Kobie Coetzee, qu’il pourrait être l’homme du compromis. Coetzee, comme Daniel Barnard, le chef du Service du renseignement national, était également conscient que Mandela n’était ni le révolutionnaire radical, ni même le terroriste, dépeint par leur propre régime.
Rolihlahla – « Nelson » – Mandela était un aristocrate et avocat dont le but manifeste était d’éradiquer les préjugés raciaux du système, et non d’en finir avec le système lui-même. C’était un réformiste qui avait été obligé par les circonstances en Afrique du Sud à devenir révolutionnaire. Comme Albert Luthuli, son prédécesseur à la présidence de l’ANC, il avait toujours défendu l’idée d’une convention nationale, d’un règlement négocié en vue d’une représentation parlementaire non raciale.
Qu’il soit resté fidèle à cet idéal pendant près de deux décennies d’incarcération à Robben Island – malgré les nombreuses incitations et les pots de vin offerts – en dit long sur l’intégrité d’un homme au talent exceptionnel. Qu’il ait refusé, en dépit même de nouvelles incitations, d’en rabattre sur ses exigences après son transfert de l’île, conforte sa stature d’homme politique. Mais c’était un homme malgré tout. A l’échelle internationale, cependant, il était devenu une icône – un demi dieu virtuel – avant même d’avoir été transféré, après 17 ans à Robben Island, à la prison de Pollsmoor au Cap où le régime était moins sévère.
Dans l’espace plus grand mais toujours confiné de la prison de Pollsmoor, la nourriture s’était améliorée et celui qui passait du matricule 466/64 dans la prison de l’île au numéro D220/82 renouait avec les visites, les livres et les informations. En 1964, il avait été le 466e prisonnier de l’île. En 1982, il devint le 220e condamné de la section « D » de Pollsmoor. Il serait transféré une fois de plus –matricule 1335/88 – avant d’être finalement libéré le 11 février 1991.
Et quand le prisonnier, qui n’avait pas été vu en public depuis 27 ans, franchit les portes de la prison Victor Verster à Paarl, au nord du Cap, il parut en forme, en bonne santé, heureux et confiant. Rares furent ceux qui – si ce n’est certaines personnes qui avaient passé de longues périodes en prison –s’étonnèrent que Mandela, apparemment détenu depuis 27 ans dans les geôles de l’apartheid, ait réussi à franchir les portes d’une prison d’un pas assuré pour s’adresser aux milliers de supporters qui se pressaient sur la place principale du Cap.
Il fut en mesure de le faire parce que ceux qui cherchaient désespérément à réformer l’appareil de l’apartheid, menés par Kobie Coetzee, avaient réalisé qu’ils avaient besoin, autant que l’ANC, d’un leader capable, dès sa libération, de faire face à un monde qui avait radicalement changé depuis le procès de Rivonia en 1964. Lorsque les portes de la prison s’étaient refermées sur Mandela et ses camarades, il n’y avait pas de télécopieurs, sans même parler de téléphones portables ou d’ordinateurs personnels. Le monde extérieur avait connu des changements rapides, alors que, en prison, les rigueurs et la routine de l’enfermement, les files de prisonniers attendant l’ouverture et la fermeture des portes étaient restées les mêmes, jour après jour, année après année, parfois pendant des décennies.
Les détenus de longue durée nouvellement libérés furent souvent déconcertés par des choses aussi banales que le volume de la circulation automobile, les bruits, les odeurs ou encore le nombre de passants dans les rues. C’est pourquoi dans un premier temps l’on emmena Mandela à plusieurs reprises en excursion en dehors du Cap. Puis, après un passage à la clinique privée de Constantiaberg pour soigner sa tuberculose, il fut transféré dans la maison spacieuse de l’ancien vice gouverneur de la prison Victor Verster. Les autorités avaient décrété que cela serait sa « demeure de transition » avant son éventuelle libération. Nous étions en 1988 et la maison contenait tout le confort moderne, y compris un télécopieur, une télévision, un magnétoscope, et une piscine.
Ce fut véritablement une cage dorée pour l’homme destiné à devenir le premier président élu sur une base non raciale en Afrique du Sud. « Tout ce dont vous avez besoin, tout ce que vous désirez, il suffit de le demander », lui dit-on en lui présentant son chef personnel, Jack Swart, qui, bien que qualifié dans les arts culinaires, était aussi gardien de prison. Selon l’un des gardiens présents à l’époque, Mandela aurait souri et dit « merci » – s’abstenant de demander sa liberté et un régime démocratique. Il se savait toujours prisonnier, savait que chaque appel téléphonique et fax seraient surveillés. Mais il savait aussi que ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne se promène librement, n’ayant jamais passé de compromis avec le régime. Dans les faits, il était aux commandes.
C’était là le Mandela pragmatique prêt à négocier, comme il l’avait fait avec les dirigeants de l’apartheid, avec des dictateurs comme Mobutu Sese Seko du Zaïre et avec Suharto d’Indonésie pour peu que cela serve l’ANC et sa vision de l’avenir du pays. Comme il le disait, il avait « toutes les faiblesses habituelles » – et désacraliser son nom, ne diminue en rien l’homme. Loin de renverser un demi-dieu, cela permet de briser les illusions et d’humaniser un individu exceptionnel.
En revanche, ce qui ternit son nom, c’est le comportement de certains membres de sa famille, qui, quand il est devenu évident que Mandela était malade, ont commencé une querelle déplacée afin de mettre la main sur son argent. Ces questions sont actuellement devant les tribunaux. Cela n’a rien à voir avec l’héritage que laisse Mandela qui, dépouillé du mythe, démontre tout simplement qu’il est possible de tirer le meilleur de toutes les circonstances tout en restant fidèle à ses convictions.
Et Mandela aurait probablement été heureux de voir Gloria Tibani venu lui souhaiter ses meilleurs vœux de rétablissement devant la Heart Hospital Medi-Clinic à Pretoria tout en vendant des vetkoek (petit pain frit) et des tranches de Polony pour augmenter ses revenus.
Terry Bell, militant syndical et socialiste