Ses mains tremblent en tenant le micro. Jamais Esra n’a ainsi parlé en public, mais elle tient à dire ce qu’elle ressent depuis des jours. « Oui, nous avons raison, mais il faut aussi que la Turquie le sache, nous devons aller dans les villages expliquer ce qu’est notre résistance », martèle l’étudiante. Assise sur l’herbe, la foule approuve en agitant les mains. Trop bruyants, des applaudissements gêneraient le voisinage. Des sifflements aussi. Pour marquer sa désapprobation, on croise les poignets en l’air. Pas question non plus de se lancer dans d’interminables discours : les interventions sont limitées à trois minutes. Les règles sont précises et admises par tous au forum du parc Yugurtçu (le parc des « yaourtiers ») de Kadiköy, quartier de classes moyennes sur la rive asiatique du Bosphore, comme dans une trentaine d’autres assemblées similaires qui se tiennent tous les soirs dans des parcs d’Istanbul.
Chaque réunion commence par cinq minutes de silence pour les cinq morts des trois semaines de contestation et d’émeutes, dont on rappelle au micro les noms, y compris celui d’un policier. Le 16 juin au soir, les occupants du parc Gezi, près de la place Taksim, qui avaient défié l’autoritarisme croissant du Premier ministre islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan, ont été évacués par la force. La protestation a pris d’autres formes, notamment avec ces forums qui veulent « revivifier l’esprit de Gezi ». Le mouvement a essaimé dans toute la mégalopole du Bosphore mais aussi dans d’autres villes du pays, notamment Ankara et Izmir.
C’est une prise de parole spontanée, hors de tout parti ou organisation, sans programme, sans leader, qui tient autant de la politique que du happening ou de la thérapie de groupe. « Nous cherchons quelque chose de nouveau ; je ne sais pas si notre résistance va changer la Turquie, mais je suis sûr qu’elle nous a déjà changés, nous », explique Umit, opérateur dans le tourisme qui s’est mis en congé afin d’animer ce forum de Kadiköy, qui réunit quotidiennement quelques milliers de personnes, voire 10 000 ou 15 000 le week-end. C’est le plus important et le plus animé avec celui du parc Abasa, à Besiktas sur la rive européenne. Ces deux municipalités du Grand Istanbul, habitées par des « Turcs blancs » - ces élites occidentalisées, intellectuels, professions libérales, entrepreneurs dans les nouvelles technologies - sont des bastions laïcs du CHP (Parti républicain du peuple), qui se revendiquent de l’héritage de Mustapha Kemal, le fondateur de la République. La mairie d’arrondissement fournit l’eau et l’électricité, aide au nettoyage. Les habitants du coin font des dons de nourriture ou de vêtements. La démocratie directe s’inscrit dans la durée avec ses divers ateliers - droits des enfants, droit de la presse, écologie, urbanisme, etc. - qui préparent l’assemblée du soir, juste après les concerts de casseroles quotidiens qui, là comme dans de nombreux autres quartiers, explosent à 21 heures tapantes pour marquer bruyamment le rejet de l’AKP au pouvoir depuis 2002 et de son conservatisme étouffant.
« Respect de l’autre ». « Pour la première fois, j’ai le sentiment d’avoir un pays. Jusqu’ici, comme tant d’autres, je vivais dans ma bulle féministe et progressiste avec des gens comme moi. Nous sommes maintenant ensemble avec des gens qui ne nous ressemblent pas », confie la jeune romancière Sema Kaygusuz, qui vient chaque soir ou presque au forum Abasa. Pendant l’occupation de Taksim, la politique et la crainte d’une intervention musclée de la police prenaient le pas sur tout. Là, surgit une autre dimension. Au micro, les orateurs évoquent leurs expériences personnelles, leurs rêves, leur vécu. « Ils apprennent à écouter, ils apprennent à parler, ce sont des apprentis citoyens qui à terme peuvent complètement changer la donne dans le pays », résume Esin Ileri, jeune sociologue et pilier du parc Yugurtçu. A la tribune, défilent les orateurs. Il y a ceux qui proposent de dire des contes et ceux qui appellent à la collecte d’argent pour défendre les manifestants emprisonnés. Mais surtout, c’est la découverte de l’autre qui compte.
Quand, fin juin, un jeune militant kurde est tué à Lice, petite ville du sud-est à majorité kurde, tous dans les forums reprennent en slogan « Partout c’est Lice, partout c’est Taksim, partout c’est la résistance. » « Avec les gaz et les matraques subis ces dernières semaines, nous avons compris ce qu’ils vivent depuis trente ans », raconte Zeynep, designer qui jusque-là ne s’était guère intéressée à la cause kurde. Tous insistent sur le « respect de l’autre ». Quand la Gay Pride défile le 30 juin à Taksim avec des dizaines de milliers de personnes venues marquer leur solidarité, les slogans s’arrêtent au moment de l’appel du muezzin. Fini aussi les canettes de bière brandies pour défier Erdogan et sa loi pour interdire la vente d’alcool après 22 heures. Désormais on boit au goulot, mais les bouteilles sont dans des sacs en plastique. « Nous ne voulons pas choquer les croyants et alimenter la propagande du pouvoir », explique Umit. « Les croyants ont le droit de vivre comme ils l’entendent, mais il faut qu’ils respectent aussi nos droits et notre mode de vie », renchérit Senem, une jeune médecin.
« C’est une génération « cocoonée », respectée par les parents et qui tout naturellement a appris le respect de l’autre et qui, surtout, ignore la peur, à la différence de leurs parents ou de leurs grands-parents », relève Talat Parman, psychanalyste. Le coup d’Etat militaire de septembre 1980, les arrestations massives, les tortures ne leur disent rien. Ils ignorent la répression subie pendant des années par les islamistes. Pour ces 60% de Turcs de moins de 30 ans, l’AKP est peu ou prou le seul visage du pouvoir qu’ils connaissent. Cette génération manie l’humour et la dérision et leur discours n’a rien à voir avec la langue de bois des groupuscules marxistes. Quand les kémalistes scandent « Nous sommes les soldats de Mustapha Kemal », ils détournent le slogan et proclament « Nous sommes les soldats de Mustapha Keser » (« le coupeur »). S’ils se méfient de la politique, ils veulent s’engager concrètement. « Les volontaires pour donner des cours d’été dans les quartiers pauvres sont toujours plus nombreux », témoigne Denyz, étudiante en communication.
élections. Ces forums vont-ils résister aux vacances ? Et les gens continueront-ils de se réunir dans les parcs quand viendront les premiers froids ? Tout l’enjeu maintenant est de transformer l’essai. Les plus âgés insistent sur la nécessité de s’organiser en vue des élections municipales de mars et de faire bloc avec les partis de l’opposition pour battre l’AKP à Istanbul, ce qui aurait une portée immense. D’autres, en général les plus jeunes, martèlent que « la spontanéité est la force du mouvement » et récusent les partis. Dans la foule, les mains qui s’agitent pour approuver l’une et l’autre de ces thèses sont tout aussi nombreuses. Et ce sont souvent les mêmes.
MARC SEMO. Envoyé spécial à Istanbul