Bien des choses seront dites ou écrites sur l’héritage de Mandela. Et nous ferons de notre mieux pour lui rendre justice. Le plus dur sera d’aller au-delà du mythe et de saisir précisément la nature contradictoire de cet héritage car on ne peut mettre à l’actif des seuls Zuma ou Mbeki [les successeurs de Mandela à la tête du pays] les problèmes rencontrés par l’Afrique du Sud aujourd’hui.
Sans conteste, son plus grand acquis est le règlement négocié qui a permis l’existence d’une Afrique du Sud démocratique fondée sur le principe d’« une personne = une voix ». Comme l’a expliqué l’un de ses co-détenus de Robben Island, « son but a toujours été la dé-racialisation de la société sud-africaine et la création d’une démocratie libérale ».
Contradictions et divisions
C’est pourtant le compromis de la réconciliation qui est en train de se désagréger. Selon les propres mots de Thabo Mbeki, « les inégalités sociales ont entériné l’existence de deux nations en un seul pays : l’une blanche et relativement prospère, la deuxième noire et pauvre ».
Le bilan de Mandela ne peut occulter le fait que le pays est plus divisé que jamais. La nature même de la réconciliation rendait impossible toute véritable redistribution des richesses et se fit aux dépends de la vaste majorité de la population noire.
Cette politique signifiait l’abandon de la politique de l’ANC enracinée dans la Charte de la Liberté [1] dont Mandela disait en 1959 qu’« il est vrai qu’en demandant la nationalisation des banques, des mines d’or et de la terre, la Charte porte un coup fatal aux monopoles financiers et miniers et aux intérêts des fermiers qui pendant des siècles ont pillé ce pays et condamné son peuple à la servitude. Mais cela est impératif, car la réalisation de la Charte est inconcevable, en fait impossible si ces monopoles ne sont pas écrasés et si la richesse nationale n’est pas rendue au peuple. » Toutefois, il ajoutait : « Le démantèlement et la démocratisation de ces monopoles ouvriront la voie au développement d’une classe bourgeoise non-européenne prospère ». Cette contradiction fait partie intégrante de son héritage.
Réconciliation et adaptation
À sa sortie de prison, Mandela réitérait l’engagement de nationaliser. Mais les besoins de la réconciliation, tant avec le pouvoir blanc qu’avec le capitalisme mondial, dictèrent l’abandon de cette politique. Ses rencontres avec l’élite mondiale à Davos l’ont convaincu que des compromis avec les bailleurs de fonds étaient nécessaires. Ses rencontres avec des hommes d’affaires sud-africains renforcèrent sa conviction qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme. En 1996, confronté à un effondrement financier, c’est bien volontiers qu’il adopta une politique néolibérale.
Pour Ronnie Kasrils, [un des membres de l’ANC], « C’est entre 1991 et 1996 que la bataille pour l’âme de l’ANC a été menée et perdue au profit du pouvoir et de l’influence des milieux d’affaires. Ce fut le tournant fatal. Ce fut notre moment faustien lorsque nous avons été pris au piège – certains clamant aujourd’hui que nous avons trahi notre peuple ».
Alors que nous poursuivons la tâche ardue d’unir notre peuple en une seule nation, le coût du compromis et de la politique de réconciliation pourrait bien revenir nous hanter. La renaissance et la reconnaissance croissante de l’autorité tribale sapent les bases de la démocratie et renforcent les divisions ethniques et tribales. Plutôt que d’en finir avec ces divisions, Mandela a utilisé tout le poids qu’il avait parmi les populations rurales pour donner une légitimité à ces structures largement discréditées.
Pour rendre justice à sa vie, à son dévouement et ses sacrifices pour l’égalité entre noirs et blancs, la lutte doit continuer. Cette lutte doit maintenant se focaliser sur l’élimination des inégalités sociales. Pour cela, nous aurons besoin de la grandeur et de la sagesse de nombreux Mandela. Nous aurons besoin d’une organisation dédiée à la mobilisation de tous les Sud-Africains, noirs et blancs, pour l’émancipation économique de ce pays. Nous aurons besoin d’un mouvement comme l’ANC de Mandela, un mouvement basé sur un leadership collectif avec les qualités combinées des grands noms qui ont mené notre lutte de libération nationale. Plus important encore, nous aurons besoin que le peuple prenne sa vie en main et devienne l’artisan de sa propre émancipation.
N’est-ce pas là ce pour quoi Nelson Mandela a vécu et combattu ?
Brian Ashley, Le Cap, Afrique du Sud