Le Québec vit la plus brutale catastrophe écologique de son histoire. Le 6 juillet 2013, à la tombée de la nuit, un convoi de 72 wagons-citernes contenant du pétrole brut a déraillé dans le centre-ville de Lac-Mégantic, petite municipalité de 6000 habitants de la région de l’Estrie. Une série d’explosions et un incendie ont complètement détruit une trentaine de bâtiments, dont la bibliothèque municipale, les archives de la ville, des bâtiments patrimoniaux, des commerces et des résidences. Bilan de l’accident jusqu’à maintenant : cinquante personnes décédées, dont plus de la moitié n’ont même pas été retrouvées.
Sur le plan environnemental, l’accident a détruit une conduite d’eau centrale, obligeant les citoyens à ne plus consommer l’eau du robinet. De plus, un important déversement de 10 000 litres d’hydrocarbures dans le lac Mégantic et la rivière Chaudière, qui traverse la Beauce avant de se déverser dans le fleuve Saint-Laurent, risque d’affecter plusieurs municipalités riveraines avoisinantes, comme les villes de Saint-Georges et Lévis, entre autres. Devant ce désastre sans précédent, il faut doubler de solidarité avec les habitant.e.s de Lac-Mégantic et ne pas rester indifférent.e.s.
Il est donc nécessaire d’identifier les causes de ce phénomène, et non simplement s’attarder aux effets, afin de pouvoir remédier à la source de cette catastrophe. Il faut d’abord reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un incident isolé, résultant d’un simple problème de frein ou de train sans conducteur. La catastrophe de Lac-Mégantic est plutôt le symptôme d’une cause systémique : la logique de rentabilité inscrite dans le brusque virage pétrolier pan-canadien. Les risques de déversement et d’explosions se généraliseront sans doute au Québec, malgré le discours rassurant de l’industrie et de nos gouvernements.
Il ne s’agit pas ici ni d’alarmisme, ni de récupération politique. Refuser de politiser de telles tragédies, c’est refuser de prendre les moyens pour que de tels événements ne se reproduisent plus. Dans un témoignage ahurissant d’un père qui vient de perdre son fils, le citoyen Raymond Lafontaine met le doigt sur le laxisme des dirigeants qui négligent la population et roulent à l’argent. « Faut arrêter ces bombes-là, il faut que ça change », répète-t-il à plusieurs reprises.
Les causes de la catastrophe
L’enquête sur l’événement portera sans doute sur les causes matérielles et immédiates de l’accident. Cependant, elle ne tiendra peut-être pas compte des causes efficientes et médiates, c’est-à-dire de la dynamique économique et politique qui contribue à l’augmentation systématique de tels risques. Par exemple, l’écart de prix entre le baril de pétrole albertain et celui de l’étranger arrivant dans l’Est canadien, incite des raffineries comme la Irving Oil au Nouveau-Brunswick, à se tourner vers des solutions d’approvisionnement moins coûteuses. Cela encourage la progression vertigineuse du transport de pétrole par train sur le Canadien National, qui est passée de 5000 wagons-citernes en 2010 à environ 30 000 wagons en 2012 [1].
La raffinerie Irving est située au bout d’un système ferroviaire partiellement contrôlé par l’entreprise américaine Montreal, Maine and Atlantic Railway (MMA), propriétaire de la ligne sur laquelle le train a déraillé. La MMA est une filiale de Rail World en Illinois, une firme multinationale spécialisée dans la gestion « de chemins de fer, de consultation et sociétés d’investissement spécialisé dans les privatisations et les restructurations. Son but est de promouvoir la privatisation de l’industrie ferroviaire en réunissant les organismes gouvernementaux qui souhaitent vendre leurs participations au capital d’investissement et leur expertise ». La privatisation des profits et la socialisation des risques ne sont pas des phénomènes anodins, si on regarde les pertes énormes subies par des communautés comme celle de Lac-Mégantic, les municipalités n’ayant aucun droit de regard quant au contenu des substances transportées par les trains sur leur territoire [2].
La négligence n’est pas le fruit du hasard, mais d’une décision délibérée visant à maximiser les profits. La logique capitaliste, étroitement liée à la propriété privée des moyens de production, l’apologie de l’économie de marché et la pression constante des gains de productivité, est directement en cause ici. D’ailleurs, le dirigeant de MMA, Ed Burkhardt, a affirmé au magazine Eastern Railroad News qu’après la fin d’un conflit de travail qui sévissait alors au Canadien Pacifique, MMA comptait passer à un horaire de six jours par semaine, dans les deux sens, de Montréal à Brownville Junction (Maine). De plus, l’entreprise a décidé d’économiser 4,5 millions $ et de miser sur « l’efficacité » en remplaçant ses équipes de travail par des appareils de contrôle à distance [3]. Le grand patron de MMA, farouche partisan des trains à un employé, a fait pression sur la Federal Railroad Administration et Transports Canada, avant d’obtenir le feu vert par la première en 2009, et la seconde en 2012 [4].
Le principe de réduction de coûts sur le capital variable (les salaires) et l’accroissement de la productivité par l’introduction de nouvelles technologies montre ainsi qu’une des causes efficientes de ce type d’incident est le principe de l’accumulation de la valeur, qui fait fi de considérations morales, sociales et environnementales minimales. Qui plus est, nous ne pouvons pas compter sur le gouvernement canadien pour assurer une régulation en termes de sécurité publique. « Des experts de Transport-Canada ont affirmé il y a neuf ans que 80% des wagons-citernes destinés au transport de pétrole au pays ne pouvaient pas opérer de façon sécuritaire. Au lieu de régler le problème, le gouvernement a permis aux compagnies pétrolières d’augmenter considérablement le transport des hydrocarbures à travers nos communautés » [5].
Les dérives autoritaires de l’État canadien
Le fait que le Canada soit devenu un « État pétrolier » n’est pas à négliger. Un régime extractiviste, tourné vers l’exploitation et l’exportation massive des hydrocarbures, bafoue les règles élémentaires de la démocratie, la santé publique, la protection de l’environnement et les droits humains. Le gargantuesque projet des sables bitumineux, représentant l’une des pires catastrophes écologiques mondiales à l’heure actuelle, repose sur le soutien actif du gouvernement canadien. Mais cela ne relève pas uniquement de l’idéologie archaïque du Parti conservateur de Stephen Harper ; celui-ci ne fait qu’exprimer, dans sa pleine force, la logique néolibérale associée à la mondialisation et la dérégulation des marchés.
L’État n’est pas seulement pris dans un système économique qui lui impose de favoriser le flux des capitaux au détriment des normes sociales et environnementales ; il rend possible cette exploitation généralisée par le biais d’institutions, de politiques publiques et de dérèglementations. L’État néolibéral obéit aux principes de la concurrence marchande, en se faisant à la fois facilitateur (soutien des investissements privés), distributeur (création des occasions d’affaires), et compétitif (réorganisation concurrentielle des services publics). Les nombreux « projets de lois mammouths » confirment que l’État néolibéral canadien représente une « condensation matérielle de rapports de forces », prêt à sacrifier la démocratie libérale pour assurer l’hégémonie d’une classe de possédants sur les communautés dépossédées de tout pouvoir économique et politique réel.
Le piège des oléoducs
Pour mener à bien ses projets pétroliers néocolonialistes, le Canada est prêt à menacer l’Union européenne (désirant étiqueter les sables bitumineux comme étant beaucoup plus polluants que le pétrole conventionnel), et Barack Obama (plutôt frileux face au projet de pipeline Keystone XL de TransCanada, étant engagé dans la lutte aux changements climatiques). Les principaux arguments adressés aux adversaires des sables bitumineux sont que les oléoducs n’augmentent pas les taux d’émission de gaz à effet de serres, qu’ils sont sécuritaires, créent des emplois, et qu’il est inutile de s’y opposer fondamentalement, car ils se rendront à leur point de destination de toute façon, que ce soit par train ou par camion. Comme un déraillement de train montre le danger de ce moyen de transport, il n’est pas surprenant que le Globe and Mail récupère la catastrophe en affirmant : « Quebec tragedy reminds us pipelines are safest way to transport oil » [La trajédie au Québec nous rappelle que les pipelines sont la plus sûr façon de transporter le pétrole.] [6].
La controverse de l’inversion de la ligne 9B de la compagnie Enbridge doit être comprise à l’aune de cette conjoncture. Les oléoducs ne représentent pas une alternative au transport de pétrole par train. Premièrement, ils présentent d’importants risques pour l’eau potable et les terres agricoles ; l’oléoduc 9B traverse la rivière des Outaouais, en amont de Montréal, une fuite pouvant compromettre l’approvisionnement en eau de 2 millions de personnes. Deuxièmement, le bilan d’Enbridge sur la fiabilité de ses installions est désastreux ; l’Institut Polaris montre que la compagnie est responsable de 804 déversements en Amérique du Nord, entre 1999 et 2010. Une moyenne de 73 accidents par année ne devrait-elle pas réconforter les communautés ? Troisièmement, bien que des compagnies multimilliardaires comme Ultramar prétendent que le transport de pétrole par trains est 40 fois plus risqué que le transport par pipelines, il n’en demeure pas moins que ces derniers déversent trois fois plus d’hydrocarbures que les premiers [7].
Malgré la rhétorique rassurante de l’industrie, qui souligne le caractère mineur et réversible de ses déversements, « la présidente du comité exécutif, Josée Duplessis, note que même si Enbridge exploite son oléoduc entre Montréal et Sarnia depuis 37 ans, elle n’a jamais partagé ses plans d’urgence avec les autorités municipales ». C’est pourquoi la ville de Montréal, a émis de sérieuses réserves à l’inversion du pipeline dans une lette déposée à la consultation publique de l’Office national de l’énergie [8]. Pendant ce temps, Enbridge continue de donner des pots-de-vin aux municipalités de la couronne Nord de Montréal, que ce soit sous formes de dons de 10 000$ (Mirabel), l’achat de VTT (Saint-André d’Argenteuil), le financement d’événements comme des épluchettes de blé d’Inde (Montréal-Est) ou la Fête de la Pêche Enbridge (Boisé Belle-Rivière).
Le virage pétrolier du Québec
Malheureusement, les trois principaux partis dominants de la scène nationale sont solidement accrochés à la logique néolibérale et pétrolière. Même le Parti québécois, fervent défenseur de la « souveraineté-association », fait reposer l’indépendance énergétique sur l’exploitation des hydrocarbures en sol québécois, en « partenariat » avec le pétrole albertain.
« Le gouvernement Marois s’est donné des objectifs ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de la consommation de combustibles fossiles. Des objectifs qui sont cohérents avec la volonté d’exploiter le pétrole québécois et d’importer celui tiré des sables bitumineux albertains, a expliqué jeudi au Devoir la ministre des Ressources naturelles, Martine Ouellet. » [9] Outre le caractère contradictoire de ce discours, « l’intérêt économique » pour les deux raffineries québécoises semble primer sur la réduction des gaz à effet de serre, et les potentiels revenus pour l’État québécois semblent plus alléchants que la protection des communautés de la Gaspésie, le parc naturel d’Anticosti et l’environnement maritime du golfe Saint-Laurent. Comme dit M. Lafontaine, nos dirigeants « roulent à l’argent ».
Cependant, cette obsession pour les revenus de l’État n’est pas un phénomène conjoncturel, résultant de mauvaises décisions de politicien.nes. Il s’agit plutôt d’une crise fiscale structurelle, occasionnée par l’obsession du déficit zéro qui amène d’importantes coupures dans les dépenses publiques (austérité). Comme ces mesures ne permettent pas de relancer la croissance, mais font plutôt reposer celle-ci sur la consommation des ménages (dont les revenus stagnent), le recours au crédit et à l’endettement devient le principal moyen de pallier à la crise. Or, comme l’endettement comporte des limites objectives (capacité de payer) et subjectives (tolérance au surendettement), la « reprise financiarisée » au Québec et au Canada est condamnée à rester prisonnière d’une trappe austérité/stagnation [10]. Malgré la saine gestion des dépenses (austérité), les revenus de l’État continuent de chuter (stagnation), ce qui nécessite à nouveau des compressions et des mesures de restructuration, ad nauseam.
Le virage vers l’exploitation massive des ressources naturelles (le Nord pour tous) et les hydrocarbures représente une réponse désespérée et écologiquement ruineuse à un problème économique structurel. La crise écologique est accentuée par les politiques d’austérité, et celles-ci contribuent à exploiter toujours davantage les communautés et les écosystèmes. L’État néolibéral québécois réplique machinalement le modèle colonial canadien, qui néglige le développement des industries, la substitution des importations et la diversification de l’économie, en préférant les barrages, pipelines, raffineries et les exportations massives de matières premières. « S’il existe des différences culturelles entre le Québec et le Canada anglais, la culture économique, elle, est la même. […] Il est illusoire de penser que les banquiers, les politiciens et les fonctionnaires, fascinés par le chant des sirènes de l’exploitation des ressources naturelles, des filières préfabriquées de sociétés étrangères et des projets technologiques grandioses, se mettront à l’écoute. » [11]
La métaphore de la rivière glacée
Par ailleurs, une évaluation étroite des risques masquerait-elle une réflexion plus générale sur les alternatives au modèle de développement actuel ? Dans son livre Making better environmental decisions (2000), Mary O’Brien prend l’exemple d’une femme qui désire traverser une rivière montagneuse à l’eau glacée. Elle se fait conseiller par une équipe de quatre évaluateurs de risques, composée d’un toxicologue, un cardiologue, un hydrologiste et un spécialiste du ministère de l’Environnement.
Le premier remarque que l’eau n’est pas toxique, mais seulement très froide. Le deuxième considère que les risques d’arrêt cardiaque sont faibles, car la femme est en bonne santé. Le troisième évalue qu’il est possible de nager parce que la rivière est peu profonde et dépourvue de tourbillons. Enfin, le quatrième suggère de traverser parce que les risques sont minimes comparativement au réchauffement climatique, la destruction de la couche d’ozone et la perte de biodiversité.
Étonnement, la femme refuse de traverser à la nage. « Pourquoi ? », s’exclament les spécialistes qui ont calculé sa chance de mourir à seulement 1 sur 4 millions. Comme la femme refuse encore, les spécialistes perdent patience et l’accusent d’immobilisme. Visiblement, celle-ci semble avoir une « crainte irrationnelle » des risques, et une mauvaise compréhension des avantages de ce projet. Mais la femme se retourne et pointe à l’horizon : il y a un pont.
L’évaluation des alternatives
Pendant que les experts évaluaient les risques d’une seule option, la femme évaluait les alternatives. Elle considère que ça ne vaut même pas la peine de prendre froid en traversant à la nage, compte tenu des options qui s’offrent à elles. Une délibération collective sur les stratégies énergétiques, les limites de la croissance économique, la justice sociale, la résilience communautaire et écologique, pourrait s’inscrire dans cette perspective. Une évaluation globale des alternatives au développement doit remplacer la logique étroite des risques, en partant de plusieurs principes :
1) Il n’est pas acceptable de menacer l’intégrité physique des communautés humaines et non humaines s’il existe des alternatives raisonnables.
2) Personne ne peut définir pour quelqu’un d’autre ce qui représente un dommage « acceptable ».
3) Nous devons envisager et réaliser les alternatives les moins dommageables pour la population actuelle, les générations futures et les écosystèmes.
4) Il est difficile de penser des alternatives au statu quo, car des individus, des entreprises et des gouvernements ont intérêt à le préserver.
5) Le prérequis essentiel au changement politique est de reconnaître le fait qu’il existe des alternatives.
6) De véritables changements dans les comportements et les habitudes dommageables des individus et des collectivités (dépendance au pétrole, étalement urbain, surconsommation, etc.) ne peuvent pas se réduire à l’éthique et la responsabilité individuelle ; ils doivent être accomplis par l’action politique.
La transition énergétique
La catastrophe de Lac-Mégantic soulève une alternative civilisationnelle : la transition énergétique. Celle-ci désigne le passage d’un système énergétique basé sur les ressources non renouvelables (pétrole, gaz, nucléaire) vers un mode de développement faisant usage des énergies renouvelables : solaire, éolienne, géothermie, biomasse, etc. Cette transition ne se limite pas au type de ressources utilisées, mais implique la modification de la structure énergétique. Elle requiert le passage d’un mode de production fondé sur la demande croissante d’énergie, et l’instauration d’un mode de production reposant sur la planification de la descente énergétique. Une réelle transition suppose donc d’importantes transformations comportementales, sociotechniques, économiques et politiques.
Pour effectuer un changement social d’une telle ampleur, celui-ci doit être envisagé globalement et concrètement, c’est-à-dire à l’intérieur des dynamiques de la société québécoise. La mise en pratique du projet de transition énergétique doit donc être précédée d’une analyse de la situation et des rapports de forces, qui prend sérieusement en compte les contraintes sociales, culturelles, institutionnelles, économiques et politiques qui entravent un tel développement. Mais l’analyse historique et géographique de cette conjoncture ne saurait être complète sans dégager les principales luttes relatives aux enjeux énergétiques. C’est pourquoi l’examen des mouvements sociaux, mobilisations citoyennes et coalitions luttant contre les hydrocarbures (gaz de schiste, sables bitumineux, oléoducs) permet de mettre en évidence les obstacles, mais également les possibilités réelles d’une alternative énergétique.
Si l’étude des blocages et des acteurs collectifs de la transition éclaire le terrain des conflits sociaux et des contradictions sur lesquelles un nouveau système énergétique pourra émerger, elle demeure muette quant à la nature des réformes institutionnelles nécessaires et du projet politique attaché à une telle transformation. De plus, la réalisation d’une alternative radicale et démocratique suppose un ensemble de stratégies permettant de lier un parti défendant l’intérêt de la majorité sociale aux syndicats, groupes écologistes et mouvements citoyens, afin que la transition énergétique devienne légitime, mobilisatrice et efficace.
L’énigme de l’accident de Lac-Mégantic ne doit pas être résolue par une enquête étroite, des accusations individuelles, quelques modifications règlementaires superficielles et de fausses promesses de sécurité. Cet épisode ne se réduit pas à un problème technique, mais représente le tremplin d’une mobilisation sociale, d’une action politique, visant à la fois la transition écologique et l’émancipation populaire du joug des grandes entreprises sans scrupules et de l’État canadien complaisant.
Le Réseau écosocialiste (Québec)