Chittagong (Bangladesh), envoyé spécial. Les passants observent avec méfiance les quelques hommes qui font le guet à l’entrée de la madrasa de Hatazari. Ils ne portent ni barbe ni longue tunique, et surtout l’un d’entre eux a eu l’idée plutôt fantaisiste de porter, ce jour-là, une chemise à fleurs qui ne passe pas inaperçue. Depuis quelques semaines, la madrasa de Hatazari, située à Chittagong, au centre du Bangladesh, est sous l’étroite surveillance de policiers qui essaient de se faire, autant que possible, discrets. Elle abrite 12 000 étudiants coraniques, guidés par Shah Ahmad Shafi, leader du plus vaste mouvement d’islamistes radicaux du pays, le Hefazat-e-islam.
C’est à son initiative que plus de 500 000 manifestants ont occupé les rues de la capitale Dacca, le 5 mai, pour réclamer l’application de treize mesures, dont l’interdiction de la mixité entre hommes et femmes dans les lieux publics, la disparition des sculptures et enfin l’inscription dans la Constitution de « la confiance absolue et la foi dans Allah ». Environ une cinquantaine d’entre eux sont morts dans les affrontements avec la police, et plusieurs cadres du mouvement ont été arrêtés. Depuis ce jour, ils ne s’expriment que très rarement dans les médias, par crainte des représailles des autorités. Cette mise au ban reflète la méfiance du gouvernement à l’encontre d’un mouvement qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis sa création, en 2010.
Il faut rentrer à bord d’une voiture aux vitres teintées pour pénétrer dans la madrasa Hatazari, où l’un des lieutenants du mouvement nous accompagne vers le bureau de son supérieur. Agé de 93 ans, Shah Ahmad Shafi ne reçoit qu’après sa longue sieste du début d’après-midi. Il parle rarement en public, encore moins aux journalistes. C’est l’un de ses protégés qui est chargé de prendre la parole, sous son regard, avec autant de ferveur et de dévotion que s’il récitait une prière.
« NOS OBJECTIFS SONT PUREMENT RELIGIEUX »
Shah Ahmad Shafi ne lève ses sourcils blancs et broussailleux qu’une seule fois : « Surtout n’allez pas croire que nous sommes intéressés par la politique. Nos objectifs sont nobles et purement religieux. » Le Hefazat a vu le jour en janvier 2010, pour s’opposer à un projet de loi donnant aux femmes les mêmes droits d’héritage qu’aux hommes. Il s’est renforcé en avril 2013, au lendemain des mobilisations laïques dans la capitale. Des milliers de manifestants avaient afflué sur la place Shabhag pour réclamer la condamnation à mort des auteurs de crimes commis lors de la guerre d’indépendance, ceux-là même qui, en 1971, défendaient le rattachement du Bangladesh au Pakistan au nom de la défense de l’islam.
Mais les musulmans radicaux du pays ont brandi les écrits de plusieurs blogueurs, accusés de blasphème, pour jeter un discrédit sur le mouvement de Shabhagh et reprendre la rue. « Nous nous battrons jusqu’à ce que nos treize demandes soient satisfaites », promet l’un des secrétaires généraux du mouvement.
CONTRÔLE SUR LES ÉCOLES CORANIQUES
Jusque-là, le Hefazat était plutôt discret. « Il représente un peuple modeste, peu éduqué et originaire des campagnes, qui a toujours été méprisé par la classe moyenne urbaine. Il n’a rien du mouvement transnational ou terroriste, mais risque de se radicaliser s’il continue d’être marginalisé », estime Farhad Mazar, un commentateur politique.
Le Hefazat bénéficie du soutien de millions de fidèles, grâce au contrôle qu’il exerce sur l’immense majorité des écoles coraniques du pays. « Nos institutions forment les meilleurs imams. Environ un quart d’entre eux partent ensuite dans les pays du Golfe, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis et ils nous soutiennent financièrement », explique fièrement Habib Ullah, le secrétaire général adjoint du mouvement.
Le Hefazat regroupe des structures et des groupes politiques anciens qui ne s’étaient jamais retrouvés avec pareille unité. Il faut dire que les circonstances lui sont favorables. Son principal concurrent, le Jamaat-e-islami, qui possède un parti politique, est affaibli depuis l’arrestation de plusieurs de ses dirigeants lors du procès sur les crimes de guerre.
L’émergence du Hefazat marque en creux le recul d’une idéologie séculière héritée de l’indépendance. Elle servit de rempart à l’identité bangladaise et mobilisa, en 1971, tout un peuple pour s’affranchir de la tutelle de la République islamique du Pakistan. Le sécularisme fait partie des quatre principes fondamentaux de la Constitution adoptée en 1972. Mais il ne cessera, depuis, d’être remis en cause. Dès 1977, la Constitution est modifiée pour qu’y soient inscrites « la confiance absolue et la Foi dans le Tout-Puissant Allah » comme « base de toutes les actions ». Puis en juin1988, le vote d’un nouvel amendement constitutionnel fait de l’islam la religion d’Etat.
TEMPLES HINDOUS INCENDIÉS
L’islamisme vient combler un espace politique et idéologique laissé vacant par les partis politiques hérités de l’indépendance, usés par les querelles et les scandales de corruption. « Il est trop tôt pour déclarer le sécularisme mort, relativise toutefois Ali Riaz, directeur du département des sciences politiques à l’université américaine Illinois State. Mais la montée de l’islamisme, au cours des trente dernières années, a influencé le discours et les agendas politiques et dans une certaine mesure les comportements dans la société. » Cette islamisation de la société bangladaise, si elle s’accentue, pourrait freiner l’émancipation des femmes et renforcer le sentiment d’insécurité parmi les minorités religieuses et ethniques. « Le gouvernement a échoué, jusqu’à présent, à protéger ces minorités », explique Ali Riaz. En mars, des centaines de temples et foyers hindous ont été incendiés. Cette minorité religieuse ne représente plus aujourd’hui que 9,5% de la population bangladaise, contre 15,5% en 1975.
Le Hefazat compte bien peser sur les élections qui devraient se tenir au début de l’année 2014, tout en se gardant bien de se lancer dans la politique, qu’il juge trop « impure ». Le parti au pouvoir, l’Awami League, se retrouve dans une situation difficile, pris en étau entre les islamistes et l’opposition qui lui reproche de confisquer le pouvoir par son refus de former un gouvernement de transition pour la tenue d’élections transparentes.
« Le fait qu’il [l’Awami League] refuse ce gouvernement de transition est peut-être le signe qu’il se voit perdre les élections. On peut gagner sans le soutien des islamistes, mais on ne peut plus gagner contre eux », souligne un universitaire de Dacca. Retranché derrière les murs de sa madrasa, Shah Ahmad Shafi pourrait bien devenir le faiseur de rois des prochaines élections.
Julien Bouissou
Journaliste au Monde
De partition en coup d’Etat, une histoire chaotique
1947 Fin de la colonisation britannique. Un vaste territoire musulman formé du Pakistan-Oriental et du Pakistan-Occidental est établi, de chaque côté de l’Inde.
1949 La Ligue Awami fait campagne pour l’autonomie du Pakistan-Oriental.
1971 La Ligue Awami et son chef, Sheikh Mujibur, proclament l’indépendance du Pakistan-Oriental, sous le nom de Bangladesh.
1975 Sheikh Mujibur devient président de la République.
1982 Coup d’Etat. Le général Ershad prend le pouvoir.
1990 Le général Ershad démissionne. Begum Khaleda Zia lui succède.
1998 Les deux tiers du pays sont dévastés par des inondations meurtrières.
2001-2005 Série d’attentats à la bombe.
2008 La Ligue Awami revient au pouvoir. Sheikh Hasina est nommée première ministre.