Le président de la Commission européenne Romano Prodi s’est rendu, le 27 octobre, à Washington pour y rencontrer Bill Clinton, afin de faire le point des divergences transatlantiques concernant l’ordre du jour des prochaines négociations au sein de l’Organisation mondiale du commerce. De difficiles pourparlers intergouvernementaux se poursuivent en Suisse, avec la participation des pays du tiers monde. Moins de trois semaines avant la conférence de Seattle qui ouvrira le « cycle du millénaire », rien n’est encore conclu. Et ce, alors que dans un nombre croissant de pays des USA à la France ou à l’Inde la résistance populaire et citoyenne à l’OMC prend toujours plus d’envergure.
On comprend que, dans ces conditions, les tenants de l’ordre néolibéral éprouvent le besoin de lancer une contre-offensive idéologique. Ainsi, Le Monde a sonné la charge, titrant en toute simplicité son éditorial du 29 octobre « Le délire anti-OMC », dénonçant violemment « le délire verbal auquel la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce [...] donne lieu en France aujourd’hui ». Décidément, quand ledit quotidien entre en campagne, il n’y va pas avec le dos de la cuillère ! Quitte à faire bien peu de cas des réalités en identifiant l’opposition aux pouvoirs dont est dotée l’OMC à un Charles Pasqua, au repli nationaliste et à un antiaméricanisme primaire. Alors que ce mouvement est pour l’essentiel ossaturé par des forces syndicales, associatives et politiques de gauche ; alors qu’il exprime une révolte citoyenne, souvent spontanée, et une exigence démocratique fort étrangère à la droite extrême ; alors qu’il tisse des liens de solidarité outre-Atlantique et s’oppose aussi bien à la volonté des gouvernants européens d’élargir encore les compétences de l’OMC qu’à celle des gouvernants américains d’imposer une libéralisation unilatérale des échanges.
A peine installé dans le fauteuil abandonné par Dominique Strauss-Kahn, Christian Sautter a lui aussi choisi de voler au secours des institutions marchandes et financières internationales. Le 9 novembre d’abord, en « fustigeant » devant l’Assemblée nationale « le parti du repli » pour mieux chanter les mérites de l’OMC. Puis en publiant dans Le Monde du 11 novembre, sous le titre « Une mondialisation citoyenne », un « point de vue » saluant l’héritage du Français Michel Camdessus, directeur général démissionnaire du Fonds monétaire international : « d’une institution dédiée à la stabilité macrofinancière [...], il a fait un acteur du développement, soucieux des conséquences sociales de son action. D’une instance limitée aux pays occidentaux et à leurs anciennes dépendances, il a fait une institution mondiale, pilotant notamment, à la demande du G7, la transition des économies de l’ex-bloc soviétique ». « La mondialisation est une réalité qu’il faut juger et maîtriser. Je pense que nous n’avons pas à regretter ce grand mouvement qui, depuis vingt ans, a transformé notre planète. »
Notre nouveau ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie prend soin de dénoncer « l’ultralibéralisme », d’en appeler au contrôle citoyen et de conclure son « point de vue » en citant Jaurès ! Mais la promotion des institutions de la mondialisation capitaliste constitue le noyau dur de son argumentaire : la défense du FMI qui, en manipulant la dette du tiers monde, a multiplié les diktats libéraux au risque de condamner chaque fois à la mort lente des centaines de milliers de personnes sous la houlette de l’humaniste très chrétien Camdessus ; la défense de l’OMC, incarnation de cet ordre mondial marchand qui conduit tout droit à la marchandisation du monde. Voilà qui éclaire la réalité de la politique du gouvernement français et de l’Union européenne, la nature du différend qui oppose l’Europe aux Etats-Unis sur Seattle.
Les Etats-Unis, première des grandes puissances, veulent préserver leur liberté de manœuvre, notamment en matière d’accords bilatéraux, et favorisent, au sein de l’OMC, le traitement des questions au « cas par cas ». L’UE, grande puissance secondaire, souhaite en revanche que l’Organisation constitue un véritable cadre global de négociation entre les trois pôles de la triade impérialiste Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon grâce aux accords multilatéraux et à un ordre du jour « englobant », permettant un marchandage d’ensemble. C’est, par exemple, l’Europe plus que les Etats-Unis qui demande qu’un nouvel accord multilatéral sur l’investissement soit négocié dans l’OMC, après l’avortement du processus engagé dans l’OCDE.
Le gouvernement français, en particulier, veut renforcer les pouvoirs du FMI et étendre encore le domaine de compétence de l’OMC en parfaite contradiction avec les exigences des mouvements sociaux et démocratiques, du Sud comme du Nord.
A notre avis
La souveraineté démocratique
Pour justifier sa volonté de doter l’Organisation mondiale du commerce de nouveaux pouvoirs, le gouvernement Jospin oppose le multilatéralisme au repli nationaliste. Il esquive ainsi la question de fond que soulèvent les mouvements populaires et citoyens : le principe de souveraineté démocratique, la possibilité pour les peuples de faire des choix politiques, de décider de leur avenir, de protéger leurs droits sociaux et environnementaux.
Qu’elle s’exerce dans le cadre national, d’un groupe de pays, ou dans l’arène internationale, la souveraineté démocratique est mise en cause par l’OMC : les parlements ont dû s’engager à transcrire ses règlements dans les lois. Cette institution qui n’est ni élue ni responsable est devenue source de législation. Ce sont bien ses fondements qui sont en cause, et non seulement son fonctionnement.