Roland Lew
La problématique de l’auto-émancipation sociale des opprimés a hanté les temps modernes. Il ne s’agissait ni de l’idée ancienne de l’émancipation en générale ni de simple émancipation sociale, mais bien de l’émancipation des opprimés par eux-mêmes. Le socialisme communisme du XIXe siècle a donné à cette thématique une certaine forme et cohérence. Cette aspiration garde-t-elle son actualité, sa pertinence ?
Elle a cessé de faire peur aux maîtres du monde, et n’inspire le plus souvent que désillusion, indifférence. Elle suscite une vague adhésion chez qui se revendique des traditions de lutte du mouvement ouvrier. Pour une partie de l’extrême gauche, elle est devenue une formule rituelle ; le courant libertaire fait exception, sans réussir pour autant à donner à cette exigence un contenu concret, actualisé.
L’auto-émancipation n’est plus guère une expression en vogue tant est sombre le bilan de « l’âge des extrêmes », ce terrible XXe siècle. Espoir inaccompli, elle est identifiée à une période (dé)passée du mouvement ouvrier. Elle trace les limites d’un marxisme positiviste, déterministe, d’une vision linéaire de l’histoire : si le mouvement historique était à ce point défini, l’auto-émancipation sociale cesserait d’être une figure importante, autonome. Car dans l’idée de l’auto-émancipation, ce qui compte, tout autant que l’autolibération, c’est l’autoconstruction d’un destin dont les formes peuvent s’avérer très éloignées de ce que les penseurs du socialisme supposaient.
Le socialiste anglais E. P. Thompson a admirablement montré l’existence du combat d’auto-émancipation populaire, en Angleterre au début du XIXe siècle, avant les théorisations marxistes. Il a de même analysé combien la formation de la classe ouvrière fut une autoconstruction complexe, nourrie d’expériences enracinées dans l’histoire et dans des valeurs (y compris religieuses, acceptées et retravaillées par le monde populaire). Une classe résulte de cette autoconstruction, s’avère une forme civilisationnelle plus ou moins universaliste. Voire parfois très particulariste.
En quoi ces considérations concernent-elles le temps présent ? Elles soulèvent une immense interrogation sur le sens de cette auto-émancipation ouvrière que l’on trouve au centre des proclamations socialistes. Sa réalité passée reste problématique, incertaine. [1] Ce combat nous est encore mal connu dans la diversité de ses contenus et du fait même de sa fragilité : l’auto-émancipation sociale a rarement été au rendez-vous de l’histoire. Les réponses du mouvement ouvrier organisé ne coïncidaient pas forcément avec les aspirations populaires. Un monde populaire qui exigeait un Etat protecteur, un Etat des ouvriers, voire la tutelle d’un Etat défenseur des faibles. Très tôt, aussi, s’est manifesté le désir d’intégration dans le monde officiel : pour une vie décente dans le système établi et réformé, plutôt que dans sa destruction.
L’action d’avant-garde, en partie non prolétarienne, a stimulé les luttes ouvrières ou semi-ouvrières naissantes. Vieux débat que ce rôle des avant-gardes, probablement nécessaires pour animer, en tout cas pour enclencher, une action qui ne soit pas simple révolte sporadique. La rencontre entre socialisme et monde ouvrier est indéniable au xixe siècle. De même que la précocité d’une logique avant-gardiste : tutelle, commandement, mise en ordre de l’action ouvrière, avec ses impensés (question nationale, femmes, monde paysan, le socialisme comme capitalisme rationalisé au service du peuple...).
L’avant-gardisme et ce qui en découle le plus souvent, un véritable substitutisme social, ne commence pas, comme je l’ai longtemps cru, avec les problèmes très particuliers de pays comme la Russie et la Chine. Il s’enracine dans le socialisme du XIXe siècle, de ce moment essentiel que représente l’essor de la IIe Internationale. L’avant-gardisme s’avère peut-être inévitable, nécessaire (vu les limites des capacités d’autolibération), mais sa portée substitutiste n’en est pas moindre. Il porte des projets, des intérêts sociaux divergents, à des degrés divers, de l’auto-émancipation sociale. Voir notamment le « socialisme des intellectuels », projet original « auto-intéressé » de « l’élite » des « compétents ».
Qui ne s’autolibére pas ne sera jamais véritablement libéré par autrui, même si cet autre est un ouvrier devenu cadre militant, comme les travailleurs soviétiques et chinois l’ont appris à leurs dépens. Tout groupe social combat pour ses propres intérêts (ou alors, comme les mencheviks, pratique l’abstention, laissant le pouvoir à d’autres). Il y a là un terrible impensé de l’avant-gardisme, même le plus attentif aux risques du substitutisme.
Commençons donc par essayer de voir plus clair dans le passé étrange d’une auto-émancipation qui donne un sens radical, mais bien imprécis, à l’irruption des masses sur la scène de l’histoire. N’esquivons plus cette question comme le fait trop souvent l’extrême gauche dont les théoriciens les plus imaginatifs penseraient une période « post » auto-émancipation sociale, à la recherche d’acteurs sociaux nouveaux dans un contexte inédit. Peut-être faut-il penser ainsi. Mais il faut alors le faire explicitement, pour en tirer les implications problématiques, programmatiques. Et il restera, encore et toujours, à comprendre qui se libère, de quoi. Qui libère qui, pour quel projet effectif. En dépassant les formules abstraites pour dégager lucidement les contenus concrets, surprenants, des lendemains, qualifiés hier d’enchanteurs et marqués aujourd’hui de la formidable incertitude de l’ouverture du monde, d’une libération à explorer, conquérir et reconquérir inlassablement.
Note
1. On se rapportera au numéro de L’homme et la société (L’Harmattan, 1999-2) sur « Figures de l’auto-émancipation sociale ».