Eric Ruder – La plupart des médias de l’Ouest dépeignent la chute de Morsi comme le résultat d’un coup d’Etat militaire. Mais le contexte immédiat était les mobilisations massives le 30 Juin. Quelle est la signification politique de l’intervention de l’armée pour écarter Morsi ?
Ahmed Chawki – Avant de parler de l’éviction de Morsi par l’armée égyptienne, il faut rappeler que l’armée a déjà pris le pouvoir après la première vague de la révolution qui a commencé le 25 janvier et a vu le départ d’Hosni Moubarak le 11 février 2011.
A cette époque, l’armée est intervenue et a essayé de guider — en fin de compte, de détourner — deux processus simultanés. Le premier était la transformation de l’Égypte mise en mouvement par le soulèvement populaire, et l’autre était le processus politique d’élaboration et de mise en œuvre d’une constitution.
L’armée a une longue histoire dans la politique égyptienne moderne, y compris le renversement de la monarchie en 1952 et l’installation au pouvoir du mouvement des Officiers Libres sous la direction de Gamal Abdel Nasser, un colonel de l’armée qui est devenu président en 1956. Mais l’armée est très différente aujourd’hui de ce qu’elle était alors. D’abord, elle est beaucoup plus grosse. Et c’est une armée qui n’est pas seulement un pouvoir politique et militaire, mais aussi un énorme pouvoir économique, car elle possède directement de larges pans de l’économie égyptienne.
Un autre facteur est de voir qui assure la formation des forces armées. Sous le pouvoir monarchique, l’armée avait été formée en partie par les Britanniques, en partie par les Français. Sous Nasser, l’orientation penchait vers l’ex-URSS, où une grande partie du corps des officiers de l’armée a été formé et instruit. Aujourd’hui, les hommes qui dirigent l’armée ont été formés et éduqués dans les académies militaires américaines. Donc, dans l’ensemble, les forces militaires de l’Égypte ont maintenant tendance à s’identifier avec les institutions américaines de pouvoir.
Une fois que le Conseil suprême des Forces armées (CSFA) a pris la direction politique du pays après la chute de Moubarak en 2011, l’armée a rapidement poussé pour obtenir la ratification d’une constitution. Cette constitution a largement profité à la troisième force politique égyptienne — à côté des militaires d’une part et des restes du régime de Moubarak (les felouls) de l’autre — à savoir, les Frères musulmans.
Depuis lors, l’armée s’est appuyée sur les Frères musulmans pour contenir la révolution. La Fraternité a gagné la première série d’élections pour le parlement, puis elle a remporté la présidence.
Bien que la Fraternité pouvait prétendre avoir réalisé cela démocratiquement, une grande partie du peuple égyptien a considéré que le processus de ratification de la Constitution a été gravement vicié. Celle-ci a été écrite en plus ou moins une journée, son approbation a été menée à marche forcée et elle comprenait toutes sortes de dispositions que Morsi, après son élection, a su exploiter.
Au cours de la dernière année, Morsi a outrepassé son mandat de plusieurs façons et s’est aliéné de larges pans de la société égyptienne, car il est devenu clair qu’il avait l’intention de faire avancer les intérêts étroits de la Fraternité plutôt que de faire avancer les intérêts de la masse des Egyptiens, qui étaient en colère après des années de privation, de répression et de pauvreté. L’attaque de Morsi contre la minorité chrétienne copte pour affermir son soutien parmi les islamistes en est un exemple évident. Mais il est allé beaucoup plus loin que cela.
Je pense que le moment le plus important qui permet de comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle, c’est à la fin de l’année dernière, lorsque Morsi a été salué par les médias américains comme « l’homme le plus important au Moyen-Orient », comme l’a dit la couverture du magazine Time. Et cela immédiatement après qu’il ait aidé à négocier un règlement entre Israël et Gaza à la suite de l’opération Colonne de Nuages lancée par Israël.
J’étais en Egypte à cette époque, et la couverture du Time a été affichée dans les kiosques au moment où des dizaines de milliers de personnes descendaient dans les rues pour protester contre la tentative de Morsi de forcer l’adoption d’un décret d’urgence qui visait essentiellement à consolider le pouvoir entre ses mains. Cela a déclenché un grand renouveau du mouvement d’opposition. Les forces pro-Morsi ont alors répliqué et il y a eu une répression sévère contre les manifestants. Mais il était clair que toutes les aspirations exprimées par la révolution restaient insatisfaites.
En regardant en arrière, il est remarquable de voir avec quelle rapidité Morsi et son Parti pour la Justice et la Liberté constitué par la Fraternité a pu s’aliéner un nombre considérable de personnes. Le mouvement Tamarod (Rébellion) a entrepris de récupérer ce que ses organisateurs considéraient comme les objectifs de la révolution : le pain, la liberté, la justice sociale et la dignité humaine. Ce sont des slogans qui signifient l’espoir d’une vie meilleure pour la plupart des Egyptiens.
Les organisateurs de Tamarod avaient pour objectif de recueillir 15 millions de signatures sur une pétition demandant à Morsi de démissionner. En fin de compte, ils en ont obtenu 22 millions en une période d’environ six semaines — un exploit incroyable. Ils ont fixé au 30 juin — le premier anniversaire de l’investiture de Morsi comme président — une journée de protestation à travers l’Egypte pour tous ceux qui étaient mobilisés par la campagne de pétition.
Je ne pense pas que quiconque aurait pu prédire un résultat aussi extraordinaire. La BBC a décrit la mobilisation du 30 Juin comme la plus grande manifestation dans l’histoire humaine.
Ce fut un élan incroyable de sympathie et de solidarité. Les gens étaient dans les rues de toutes les villes principales et secondaires dans le pays. Le plus frappant est que le soutien à Morsi dans le sud du pays - qui est le centre historique et la base essentielle de la Fraternité - s’est pratiquement évaporé.
Pour un certain nombre de raisons, le Sud est historiquement plus pauvre et religieux - un peu comme les zones rurales de nombreuses régions du monde, y compris le Sud des États-Unis. Il est également fortement dépendant du tourisme — la relation de la région du sud à la révolution a été de voir celle-ci comme une perturbation de l’activité touristique.
Aujourd’hui, tout est différent, et pas seulement dans le Sud.
Il est important de comprendre ce qui a conduit à ce changement. Tout d’abord, ce ne sont pas simplement l’incompétence, la stupidité et l’exagération de Morsi qui expliquent l’effondrement spectaculaire de son soutien. Les mouvements sociaux, et les révolutions en particulier, ont généralement une dynamique qui se développe en leur sein. En Egypte, un aspect de cette dynamique en Egypte a été l’émergence d’une population politisée au cours du déclenchement de la première révolution — la floraison de dizaines et de dizaines de journaux, de débats politiques, d’actions de protestation de toutes sortes, de nouveaux syndicats. Tout cela signifie qu’il y a maintenant une conscience politique et que les gens ont une plus grande confiance pour agir.
Après que la première tentative de Morsi pour s’emparer d’une plus grande part du pouvoir ait été repoussée, les gens ont été, à juste titre, préoccupés par un autre événement. A la fin de l’année dernière, au milieu de la controverse soulevée par sa tentative de rétablir un décret d’urgence similaire à celui appliqué dans le cadre du régime de Moubarak, Morsi a annoncé — afin d’être dans les conditions pour obtenir un prêt du Fonds monétaire international — que son gouvernement avait l’intention de mettre en œuvre une série de réductions dans les subventions pour les produis de base.
Ce n’était pas une idée brillante. Les personnes qui s’inquiétaient au sujet de la constitution en avaient déjà assez de lui et de sa prise de pouvoir. Mais ceux-là même qu’il présentait comme la justification de sa prise de pouvoir afin de créer « la stabilité dans une nouvelle Egypte » ont été victimes de coupes sombres dans les subventions aux produits alimentaires de base, dont la majorité de la population est dépendante. Morsi a rapidement reculé parce que ses conseillers, son bras droit et son propre parti l’ont désavoué, bien qu’ils l’aient fait plus pour la stupidité de son timing que pour la substance de cette mesure.
Dans une autre manifestation d’arrogance et de stupidité, Morsi a récemment nommé 15 gouverneurs pour diriger des gouvernorats (l’Egypte est divisée en 27 gouvernorats). L’homme qu’il a nommé pour être le gouverneur de Louxor a appartenu à un parti religieux appelé al Djamaa al Islamiya — un parti islamiste d’extrême-droite responsable des attentats à la bombe contre des ferryboats de touristes à Louxor.
Cela pose un fameux problème. Luxor est l’une des destinations touristiques de choix dans le monde. Donc, si vous y nommez quelqu’un qui est responsable d’un attentat à la bombe contre des touristes, cela n’aide pas vraiment l’industrie touristique ! Après cette nomination, le ministre du tourisme a démissionné, en disant qu’il ne pouvait pas continuer dans de telles circonstances.
Le mouvement Tamarod a rompu les digues en fournissant le moyen par lequel la masse de la population égyptienne a été en mesure de faire payer à Morsi le prix politique de ses agissements.
Les coups d’Etat militaires annoncent généralement la défaite du processus révolutionnaire - ils sont souvent la manifestation la plus extrême de la contre-révolution. L’intervention de l’armée pour destituer Morsi, nommer un nouveau président et promettre de nouvelles élections représente-t-elle la victoire de la contre-révolution ?
Absolument pas. Dans toute société capitaliste et dans chaque État-nation dans le monde, l’armée est, en un sens, l’arbitre final de la domination de la classe qui est au pouvoir — ou elle est le représentant de l’une ou l’autre fraction ou groupe au sein d’une telle classe.
Prenez, par exemple, la contre-révolution au Chili en 1973 — dont le 11 septembre de cette année marquera le 40e anniversaire. Sans entrer dans toute l’histoire, le Chili a toujours été dirigé par des partis politiques de droite et une armée très forte, avec une intervention systématique des forces militaires américaines toujours tapies à l’arrière-plan. En 1964, par exemple, le gouvernement américain a dépensé plus d’argent pour influer sur les élections du Chili que ce qui a été dépensé au cours de l’élection présidentielle américaine de la même année.
En 1970, avec l’élection de Salvador Allende et d’un gouvernement socialiste (au moins de nom), un mouvement de masse a éclaté. C’est alors que le secrétaire d’Etat étatsunien Henry Kissinger a si bien dit : « Je ne vois pas pourquoi nous devrions rester là à regarder un pays devenir communiste à cause de l’irresponsabilité de son peuple. Les enjeux sont beaucoup trop importants pour laisser les électeurs chiliens décider eux-mêmes ».
Il était clair que Kissinger et le reste de l’establishment américain visaient à imposer une solution militaire. Ils ont attendu, ils ont saboté l’économie, ils ont versé de l’argent à divers groupes, le tout pour tenter de saper le gouvernement Allende. En fin de compte, l’armée a réalisé un coup d’Etat, pris le pouvoir et massacré 30.000 à 40.000 radicaux — pour donner aux gens une bonne leçon de ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas pour le gouvernement américain. Mais ce n’est que lorsque le mouvement a été en phase de décrue que l’armée a pu intervenir.
En Egypte, l’armée n’est pas intervenue pour aider le mouvement révolutionnaire à remporter des gains plus importants ou pour radicaliser davantage le cours de celui-ci. Son objectif est de contenir le mouvement.
Mais dans un certain sens, c’est aussi une reconnaissance du fait que la volonté populaire n’était plus prête tolérer le gouvernement Morsi. Maintenant que l’armée est dans les rues et a dépassé les limites constitutionnelles de son pouvoir, je crois qu’elle va chercher des moyens pour rendre rapidement le pouvoir à une autorité civile. Je ne pense pas qu’elle veuille détenir le pouvoir d’Etat.
Il y a une situation de crise dans l’économie et dans la société égyptiennes qui pourrait conduire à une radicalisation beaucoup plus profonde dans les revendications du mouvement. Partout dans le pays, les gens sont maintenant en train de s’organiser et de lutter pour les droits dont ils estiment avoir été privés. C’est pourquoi je pense que c’est une erreur de parler du rôle de l’armée dans l’abstrait, sans tenir compte de ce qui se passe réellement sur le terrain.
La stratégie de la Fraternité pour rétablir l’ordre en Egypte était d’utiliser la répression pour mettre fin aux grèves et des manifestations continuelles. Ils ont vraiment essayé de les réprimer, en connivence avec l’armée.
Mais, plus encore, Morsi et les Frères ont commencé à utiliser des stratégies classiques de « diviser pour mieux régner », tout comme Moubarak l’a essayé avant — par exemple, la campagne contre les coptes ou celle pour attiser les antagonismes religieux avec la population chiite, qui est absolument minuscule, même en comparaison avec les coptes, qui représentent eux 10% de la population égyptienne. Mais c’est le même processus dans les deux cas — une tentative d’utiliser la religion à des fins politiques et sociales.
Cela n’a rien à voir avec l’islam comme doctrine religieuse, ce qui a également mis en colère beaucoup de gens. La plupart des Egyptiens sont musulmans, mais ce n’est pas la même chose que le programme de l’islam politique ou des Frères musulmans, qui ont ciblé les chrétiens, les femmes et les courants islamiques minoritaires pour rechercher des gains politiques — de la même manière que les fondamentalistes chrétiens aux Etats-Unis ont utilisé des « questions sensibles » comme le mariage homosexuel et l’avortement pour poursuivre un agenda de droite plus général.
Le 30 Juin, beaucoup de jeunes — qui étaient à l’avant-garde de la lutte révolutionnaire en 2011 et qui ont été les initiateurs du mouvement Tamarod — ont encore une fois très clairement fait savoir qu’ils descendaient dans la rue pour défendre tous les Egyptiens, et pas seulement certains Egyptiens. Cette position a un contenu profondément progressiste.
Bien sûr, l’armée, les felouls et les libéraux disent : « Nous sommes tous un » et « Nous avons tous les mêmes intérêts. » Mais ce n’est pas vraiment la même chose que ce sentiment d’unité dont je parle. Quand ceux qui mènent le mouvement et les révolutionnaires qui veulent le changement disent « Nous sommes pour tous les Egyptiens », ils entendent cela comme une solidarité entre les citoyens égyptiens — par opposition à « Nous représentons les musulmans seulement. »
En ce sens, c’est une façon de dire : « Cette révolution représente les droits et les libertés de chacun d’entre nous, et pas seulement de quelques-uns d’entre nous. » C’est une avancée extrêmement importante — revenir à ce genre d’impulsion, plutôt qu’à la violence et aux rivalités sectaires ou la poursuite étroite des intérêts de l’un ou l’autre parti politique.
Pendant 50 ans, les Frères musulmans ont construit une base de soutien et un niveau d’influence qui leur a permis de se projeter dans une position de direction politique après la chute de Moubarak. Mais, en un an, tout cela s’est défait. Qu’est-ce que cela signifie pour la Fraternité et pour l’Egypte en général ?
Il est difficile de prédire quoi que ce soit. Tout d’abord, qu’est-ce qui va arriver aux Frères musulmans ? C’est une force - c’était la troisième force politique égyptienne. La classe capitaliste et son bras politique constituaient un pôle, l’armée était un autre et les Frères musulmans formaient le troisième. Des alliances et des oppositions se dessinaient, variant suivant les circonstances. Ces trois pôles d’influence existent encore — et maintenant la question de l’Etat et de qui est politiquement représenté en son sein est ouverte. Sans oublier les restes de l’ancien régime, les felouls, qui se réorganisent aussi.
Mais en raison des conditions dictatoriales sous Moubarak, aucune de ces forces n’est organisée clairement et efficacement en groupes politiques. Il y a vraiment un manque de légitimité pour un grand nombre de ces groupes. Donc, une des choses que je prévois, c’est une avalanche de nouveaux partis et de nouvelles alliances, comme ce fut le cas il y a un an et demi, lorsque le système politique qui vient de s’écrouler avait pris forme.
Mais je pense aussi que les gens ont beaucoup appris de ce qu’ils ont fait ou n’ont pas fait pendant ce temps.
Je pense que le défi le plus important sera de trouver les moyens de donner une expression politique et organisationnelle aux composantes du mouvement. Le but n’est pas simplement de faire campagne plus tard lors des élections présidentielles ou parlementaires, mais d’occuper l’espace politique en ce moment, et faire en sorte que le mouvement ne soit pas contenu. Je pense que les prochains mois en Egypte seront très intéressants à suivre et pleins de surprises.
Ahmed Shawki