Q : Pourquoi le projet de résolution publique propose-t-il de défendre l’idée d’un nouveau parti des travailleurs ?
Daniel Tanuro : Parce qu’un programme de transition - c’est-à-dire un programme qui répond aux besoins les plus criants des exploité(e)s et opprimé(e)s tout en jetant un pont vers le socialisme - a besoin d’un débouché politique. Traditionnellement, nous disions : « Pour appliquer ce programme, il faut un ‘gouvernement des travailleurs’. » En Belgique, par exemple, nous disions : « La FGTB/ABVV et la CSC/ACV doivent forcer la social-démocratie et le mouvement ouvrier chrétien à aller au gouvernement sans la droite, pour appliquer le programme des travailleurs et travailleuses mobilisé(e)s dans leurs syndicats ». Cette perspective n’a plus de crédibilité aujourd’hui du fait que le PS et le SP.a ne sont plus des partis de classe, ni même des partis « ouvrier-bourgeois » (comme disait Lénine). Plus personne ne croit qu’il serait possible, à partir des luttes syndicales, de mettre le PS et le S.Pa sous pression, de provoquer des ruptures à gauche en leur sein, et de tracer ainsi un chemin vers le pouvoir politique . Par ailleurs, les Verts ont abandonné toute velléité de transformation sociale : ce sont eux aussi des néolibéraux. Or, le pouvoir politique est la clé de voûte de tout programme.
Un programme de transition qui n’indique pas un chemin vers le pouvoir politique n’est pas un vrai programme de transition. C’est pour combler ce vide que nous proposons de dire aujourd’hui : « Les exploité(e)s et les opprimé(e)s ne sont plus représentés politiquement en tant que classe. Tant que cette situation durera, il ne sera pas possible de prendre le pouvoir pour transformer la société. Il faut donc construire un nouveau parti de classe. »
Q : Qui pourrait prendre l’initiative d’un tel parti ?
R : Le mouvement syndical devrait jouer un rôle moteur, en tant que représentant de la masse des travailleuses, travailleurs, chômeuses et chômeurs. Evidemment, le syndicat ne peut pas se transformer en parti, ce serait contraire à la nécessaire indépendance syndicale. Mais il peut décider de favoriser la construction d’un parti chargé de porter ses revendications dans l’arène politique. C’est ce qui s’est produit en Angleterre au 19e siècle, lorsque les syndicats ont décidé de fonder le Labour Party, leur parti, et au Brésil au 20e siècle, avec la création du PT. C’est ce que Trotsky proposait à ses partisans aux USA, où il n’y a jamais eu de parti de classe de masse (les Démocrates et les Républicains sont deux partis bourgeois dès leur fondation). Du fait du changement de nature de la social-démocratie (et de l’évolution des Verts), nous sommes aujourd’hui dans une situation analogue : il n’y a plus de partis de classe à une échelle de masse.
La fondation d’un parti de classe demande de dépasser le « syndicalisme pur ». Celui-ci dresse une muraille de Chine entre les luttes des travailleurs et l’action politique, domaine réservé aux « professionnels », càd aux « amis politiques » qui ont ainsi carte blanche. La formation d’un parti de classe implique de renverser cette muraille pour permettre aux exploité(e)s de faire eux-mêmes de la politique. La bureaucratie syndicale ne veut évidemment pas cela ! C’est pourquoi il est fort peu probable qu’elle prenne la décision de fonder un parti. Cependant, la nécessité d’un parti est tellement criante que certains secteurs seront sensibles à notre propagande sur ce point. L’évolution de la situation pourrait même amener certains à vouloir la mettre en pratique. Se poserait alors une question tactique délicate qui est celle de la masse critique : à partir de quel seuil sa base d’appui syndicale serait-elle suffisante pour que le nouveau parti ait une légitimité suffisante ? Rien ne sert d’anticiper cette question – on n’en est pas là !- mais il faut savoir que, dans ce cas, elle se présenterait.
Q : Outre l’évolution générale de la social-démocratie et des Verts, y a-t-il des raisons particulières qui plaident pour mettre cette perspective en avant aujourd’hui ?
R : La conjoncture : la social-démocratie et les Verts se préparent à assumer un saut qualitatif dans l’offensive de régression sociale contre le monde du travail. D’autre part, le CD&V traverse une crise historique : il n’est plus le premier parti en Flandre, sa présidente Marianne Thyssen a démissionné au lendemain des élections, il continue à être sous la pression de la NV-A, plusieurs grosses pointures sont en train de quitter le navire (Leterme, Vervotte, Vanackere) . En l’absence d’un parti du monde du travail, le déclin du SP.a et la crise du CD&V ne peuvent déboucher que vers un transfert de voix vers la droite populiste.
L’enjeu est énorme. Tout indique que la bureaucratie syndicale n’organisera pas la lutte jusqu’au bout contre les mesures d’austérité. Nous devons tout faire pour que les affilié(e)s dépassent les appareils, pour que la jeunesse précarisée et indignée entre en lutte indépendamment de ceux-ci et interagisse avec les mobilisations syndicales. C’est notre tâche principale, c’est là-dessus que nous devons centrer notre agitation. Un tournant brusque est possible dans le sens de la lutte, mais il faut bien voir que la conscience de classe est très faible et que les rapports de forces sociaux restent très mauvais. L’absence de tout débouché politique crédible pèse considérablement sur les capacités de riposte, surtout chez les militant(e)s, délégué(e)s et cadres syndicaux de gauche. Chez d’autres, elle sert de prétexte à la passivité. Ce contexte renforce la nécessité de mettre en avant la perspective d’un parti.
Q : Imaginons que la question se pose vraiment. Concrètement, comment les choses pourraient-elles se passer ?
R : Il y a dans notre pays deux grands syndicats. Des syndicalistes décidés à lancer un parti de classe devraient prendre cette donnée en compte dès le début. Un parti qui serait le simple prolongement politique de la FGTB et de sa culture militante (« à bas les calotins ») risquerait d’hypothéquer la possibilité d’incarner les aspirations d’une partie de la classe. Des responsables syndicaux FGTB convaincus de la nécessité d’un parti devraient identifier des composantes du mouvement ouvrier chrétien confrontées au même problème de l’absence de prolongement politique. A cet égard, les choses se présentent très différemment en Flandre - où le mouvement ouvrier chrétien reste partie prenante du CD&V, et en Belgique francophone - où le MOC a au moins autant de liens avec ECOLO qu’avec le CdH . Par ailleurs, et quoique la question sociale soit tout à fait décisive, il est important que le parti embrasse au maximum les différents aspects de la crise systémique du capitalisme. Notamment la « crise écologique ». Cela lui permettrait de capter un potentiel militant et de sympathie dans la mouvance verte, où l’évolution néolibérale d’Ecolo laisse un vide. Une fois que des composantes sont ainsi identifiées, il s’agit de les réunir pour envisager ce qui peut être fait et comment.
Q : Continuons à imaginer… Quel devrait être le programme du parti ?
R : Le programme devrait être anticapitaliste, féministe, internationaliste et écosocialiste. En effet, seul un tel programme peut offrir une alternative à la crise du capitalisme pourrissant. Mais nous sommes un tout petit groupe. Dans l’hypothèse de la création d’un parti de classe basé sur les syndicats, il va de soi que nous ne serions pas à la manœuvre. Le programme serait donc déterminé par des forces qui sont loin de notre programme, sans quoi ça se saurait. C’est pourquoi il ne saurait être question de nous dissoudre. Nous devrions être partie prenante de la construction du parti, accompagner la masse des travailleurs qui feraient cette expérience, et nous organiser afin de profiter de celle-ci pour faire progresser nos positions. Pour cela, il n’y a pas de recette miracle. Tout dépend de l’évolution de la lutte de classe, du niveau de résistance sociale face au rouleau compresseur capitaliste. Les possibilités changent du tout au tout selon que les rapports de forces s’améliorent ou qu’ils continuent à se dégrader et que les idées réactionnaires-racistes-sexistes continuent à gagner du terrain parmi les masses. En fonction de l’évolution – qui dépend aussi du nouveau parti, soit nous accroîtrons notre influence, soit nous serons de plus en plus à l’étroit dans le parti, au point de devoir en sortir éventuellement. L’expérience historique montre que ce n’est pas facile. Raison de plus pour rester solidement organisés.
Q : Puisque le programme devrait être anticapitaliste, pourquoi défendre la perspective d’un nouveau parti des travailleurs ? Pourquoi ne pas défendre la perspective d’un nouveau parti anticapitaliste large ?
R : Parce que nous devons prendre la question par le bout où elle se pose de la façon la plus large et la plus compréhensible pour la masse des exploité(e)s et des opprimé(e)s. Si nous disons « nouveau parti anticapitaliste », nous nous adressons aux anticapitalistes convaincu(e)s. Cela revient à définir le parti en termes programmatiques. Or, pour être le plus large possible, le parti doit se définir en termes sociologiques, comme un nouveau parti de classe, un parti « social », alternatif à tous les partis antisociaux. La question clé ici est celle de l’indépendance de classe, pas celle du programme.
D’un certain point de vue, il s’agit d’un faux débat. En effet, une position de classe conséquente et indépendante ne peut être qu’anticapitaliste. L’intérêt de classe des exploité(e)s est de produire des valeurs d’usage pour satisfaire des besoins sociaux déterminés démocratiquement dans le respect du bon fonctionnement des écosystèmes, pas de produire des valeurs d’échange. Il n’est pas de mener une politique antinéolibérale qui aménage le règne de la marchandise, donc de leur exploitation salariale. Mais une position de classe conséquente, ça ne se tranche pas à coup de formules.
La bureaucratie de la FGTB wallonne, par exemple, n’hésite pas à se proclamer anticapitaliste. Si elle décidait de fonder un parti, et si le NPA français n’existait pas, elle n’aurait sans doute pas d’objection à l’appeler « nouveau parti anticapitaliste ». Mais cela ne changerait rien au fait que cette direction syndicale n’est pas anticapitaliste en pratique. Par contre, cela donnerait une image idéologique du parti, et restreindrait donc, fort probablement, sa surface dans la classe.
Cependant, cela pourrait être aussi un vrai débat. En effet, on ne peut pas faire comme si le NPA français n’existait pas. Défendre la perspective d’un « nouveau parti anticapitaliste » en Belgique, surtout en Belgique francophone, aujourd’hui, évoque inévitablement l’expérience française. Dès lors, on se situe sur le plan de la recomposition de la gauche radicale, pas sur le plan de l’indépendance de classe. Le fait de préciser que nous voulons un NPA « large » n’y change rien.
Q : Justement : cela fait des années que nous nous prononçons pour une recomposition politique anticapitaliste à gauche du PS et des Verts. Devons-nous remplacer cette perspective par celle du nouveau parti des travailleurs ?
R : Non, les deux perspectives sont valables mais il s’agit de réponses différentes à des problèmes différents. Le nouveau parti des travailleurs est une réponse de masse au fait que la classe des exploité(e)s et des opprimé(e)s n’a plus de prolongement politique, alors que ce prolongement est indispensable pour mener une autre politique. La recomposition politique anticapitaliste à gauche du PS et des Verts est une réponse au fait que les forces anticapitalistes sont dispersées et, de ce fait, n’ont pas le poids qu’elles pourraient avoir.
Les deux réponses sont compatibles, mais il est évident qu’on ne peut pas tout faire à la fois avec la même insistance. On ne peut pas défendre à la fois et avec la même insistance la perspective d’un nouveau parti de classe et la perspective d’un nouveau parti anticapitaliste. L’accent principal doit être mis sur l’une ou sur l’autre de ces deux réponses. En fonction de quoi ? De la situation concrète et de nos possibilités de construction. Car il faut toujours bien rappeler ceci : les deux réponses ont le même but, qui est de faire avancer NOTRE programme anticapitaliste, écosocialiste, féministe et internationaliste. Donc de construire NOTRE parti.
Q : Ne s’agit-il pas, toutefois, d’une innovation par rapport à notre tradition historique ?
R : Absolument pas. Cela fait pleinement partie de notre bagage programmatique. C’est une des formes que peut prendre la lutte pour l’indépendance de classe. Comme indiqué plus haut, Trotsky conseillait aux camarades trotskystes du SWP américain de défendre la perspective d’un parti de classe. Dans les années 80, en Belgique, nous avons défendu l’idée d’un parti ouvrier des travailleurs chrétiens, basé sur le MOC et la CSC. La préoccupation était la même : l’indépendance de classe - dans ce cas-ci l’indépendance des travailleurs chrétiens par rapport au PSC CVP- et le débouché politique de leurs revendications.
Q : Quelle importance cette perspective doit-elle prendre dans notre intervention aujourd’hui ?
R : L’essentiel pour nous aujourd’hui est de construire la LCR :
1°) en faisant de la propagande anticapitaliste comme LCR ;
2°) en agitant comme LCR autour de deux priorités : (a) il faut lutter, résister ; (b) nous ne paierons pas leur crise, leur dette ;
3°) en construisant des instruments qui permettent d’avoir prise sur les rapports de force, donc de montrer notre utilité PRATIQUE.
Dans les conditions actuelles, il n’est pas proposé de mener une campagne en faveur du nouveau parti de classe. Cela peut changer mais, pour le moment, il s’agit simplement de compléter notre ligne en traçant un chemin vers le pouvoir politique. C’est important pour la cohérence d’ensemble de nos réponses. Quand nous présentons notre ligne politique à des syndicalistes, vient inévitablement un moment où ils objectent : « tout ça c’est bien beau, mais qui va mettre ça en œuvre au niveau politique ? Vous êtes trop petits ». A ces syndicalistes, il s’agit alors de répondre : « Il faut un nouveau parti de classe. Lutte avec nous dans cette perspective, contre les appareils syndicaux qui refusent de prendre leurs responsabilités politiques. Commençons par exiger la rupture de tout lien entre la FGTB et le PS, entre la CSC et le CdH, ECOLO ou le CD&V. Ainsi nous ferons un pas en avant dans la bonne direction. Adhère à la LCR, elle te donnera une ligne anticapitaliste, une formation, une perspective concrète »
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Q : Le terme « Nouveau parti des travailleurs » est un peu ringard et donne une image trop étroite, non ?
R : Oui, il faut trouver autre chose. Mettons-nous d’accord sur la substance de la chose : il y a une classe des exploité(e)s et des opprimé(e)s ; cette classe n’a plus d’expression politique ; tous les partis au parlement défendent les intérêts de la classe capitaliste ; c’est une des raisons pourquoi la classe capitaliste est en train de gagner la guerre de classe contre notre classe ; il faut lutter mais il ne suffit pas de lutter : il faut un programme anticapitaliste et, pour porter ce programme sur le plan politique, il faut un nouveau parti des exploité(e)s et des opprimé(e)s.