Après les années 70 marquées par de sanglantes dictatures militaires, les années 80 et 90 où les plans d’ajustements néolibéraux ont continué à dégrader les conditions de vie des classes populaires, l’Amérique latine a connu depuis le début du XXIe siècle l’arrivée au pouvoir par les urnes de nombreuses forces de gauche ou « progressistes ».
Ce nouveau cycle politique est le fruit combiné d’une crise d’hégémonie des élites néolibérales et partis traditionnels, et de la montée en puissance de révoltes (comme le Caracazo [1] vénézuélien, les « guerres » de l’eau et du gaz en Bolivie), de mobilisations syndicales, paysannes et/ou indigènes massives (comme celles des cocaleros boliviens, des zapatistes mexicains, des travailleurs mexicains ou encore des sans-terres brésiliens). Ceci alors que plusieurs chefs d’État corrompus ou népotiques ont été balayés par la rue en Équateur, en Bolivie et en Argentine. La question sociale est ainsi bien de retour, la souveraineté populaire est au centre des discussions et le consensus de Washington appartient désormais au passé.
Des résistances mais pas de ruptures
Néanmoins, tous ces exécutifs qui se réclament du progressisme ou du nationalisme, ne sont pas, loin s’en faut, issus de ces luttes et, par delà l’image du « tournant » à gauche, ces gouvernements sont très hétérogènes, aussi bien dans leurs politiques publiques, par leurs actions internationales ou dans leur rapport aux conflits de classes. Les uns gouvernent en accord avec les agences financières internationales et le capital transnational (Brésil, Chili), d’autres cherchent à coopter les mouvements autour de leur projet néo-populiste (Argentine) tandis que certains nationalisent des secteurs entiers de l’économie et s’affrontent partiellement à l’impérialisme et aux oligarchies en place en s’appuyant sur la participation de secteurs subalternes mobilisés (Venezuela, Bolivie).
Malgré des avancées démocratiques réelles, plus de quatorze ans après l’élection de Chávez, on ne constate cependant pas de transformations profondes des structures des économies locales : il y a toujours une hégémonie extractiviste sur les ressources naturelles, et pas le renversement des classes dominantes (à l’inverse de ce qu’avaient osé les révolutions cubaine et nicaraguayenne dans les années 60 et 80). La popularité des gouvernements actuels est due avant tout à leur capacité à atténuer certains effets du néolibéralisme, par un retour de l’État et des programmes sociaux « assistancialistes ». C’est aussi le fruit d’une croissance économique soutenue (grâce au prix des matières premières) et de la conquête d’une nouvelle autonomie diplomatique à l’égard des États-Unis, avec le soutien intéressé de la puissance régionale : le Brésil.
Des radicalités à incarner
La question de la construction de projets de société alternatifs demeure floue. Et si Hugo Chávez a eu le grand mérite, dès 2005, de proposer un horizon socialiste, le contenu de celui-ci reste indéterminé. En contre-point, les menaces de restauration capitaliste à Cuba se font toujours plus précises. Dans ce contexte, le retour des mouvements sociaux marque le mécontentement des classes populaires face aux gouvernements de droite (luttes étudiantes au Chili, luttes syndicales au Mexique), mais aussi l’essoufflement des gouvernements sociaux-libéraux (manifestations au Brésil, communautés mobilisées contre les projets miniers au Pérou) et les contradictions des gouvernements nationaux-populaires (deux semaines de grève générale en Bolivie, victoire électorale serrée du candidat bolivarien, Maduro, au Venezuela).
Les luttes connaissent une nouvelle impulsion et c’est aussi la possibilité d’une autonomie politique à reconquérir qui est en jeu. Des organisations radicales ou anticapitalistes sont nées cette dernière décennie, mais qu’elles se situent dans l’opposition (PSOL au Brésil, UPI en Équateur, FIT et MST en Argentine) ou en aile gauche de la coalition majoritaire (Marea Socialista au Venezuela), elles ne sont pas pour l’heure parvenues à incarner les aspirations des mouvements sociaux. Pourtant, ces expériences latino-américaines encore en construction sont particulièrement stimulantes, particulièrement en ce qui concerne les réflexions sur l’écosocialisme et le « bien vivre ». Face à l’impérialisme et aux menaces de répression, à nous, militantEs européenNEs, d’être, par notre internationalisme, à la hauteur de celles-ci !
Franck Gaudichaud et Pedro Huarcaya