Lorsque le Docteur Martin Luther King Junior se dirigea vers l’estrade le 28 août 1963, le Département de la Justice observait. Craignant que quelqu’un puisse se saisir du microphone pour y faire des déclarations enflammées, le Département de Robert Kennedy arriva avec un plan destiné, au cas où, à faire taire l’orateur. Face à une telle possibilité, un fonctionnaire était assis à côté du système audio, tenant un enregistrement de Mahalia Jackson chantant He’s Got the Whole World in His Hands, dont il était prévu qu’il l’enclenche pour apaiser la foule.
Un demi-siècle après la Marche sur Washington et le fameux discours « Je fais un rêve », l’événement a été soigneusement rangé dans le placard de la mythologie patriotique américaine. Relativement peu de personnes savent ou se souviennent que l’administration Kennedy tenta d’obtenir des organisateurs son annulation ; que le FBI essaya de dissuader les gens de venir ; que des sénateurs racistes voulurent discréditer les dirigeants ; que deux fois plus d’Américains avaient une vision défavorable de cette marche qu’une appréciation sympathisante. Au lieu de cela, cet événement est salué non pas comme un moment extraordinaire de dissidence de masse, multiraciale, mais comme des réjouissances de type Benetton, plein de couleurs, illustrant le progrès implacable de la nation en direction de ses idéaux fondateurs.
Un élément central dans la redéfinition de cette histoire est la commémoration erronée du discours de King. Il n’a pas été montré comme un brûlant réquisitoire contre le racisme américain qui existe encore, mais comme une œuvre d’époque exprimant les vicissitudes d’une ère révolue. Ainsi, à l’heure du 50e anniversaire de « Je fais un rêve », l’une des deux questions les plus posées face à ce discours, et selon moi la moins intéressante, est « le rêve de King s’est-il réalisé ? » ; la seconde est « le président Obama représente-t-il la réalisation du rêve de King ? » La réponse brève à ces deux questions est un clair « non », même si des réponses plus développées sont plus intéressantes que ce que les questions méritent. Nous savons que le rêve de King n’était pas limité à la rhétorique d’un seul discours. Juger une vie aussi remplie et complexe que la sienne sur la base d’un discours de 16 minutes, dont une partie fut exprimée sur le moment, n’est pas respectueux, ni sérieux.
Indépendamment de cela, toute discussion contemporaine portant sur l’héritage du discours « Je fais un rêve » de King doit débuter par reconnaître la façon dont nous interprétons des thèmes soulevés à l’époque. Des termes tels que « race », « égalité », « justice », « discrimination » et « ségrégation » signifient quelque chose d’assez différents lorsqu’une minorité oppressée historiquement est explicitement exclue du droit de vote que lorsque le président des Etats-Unis est noir. King utilise le terme « negro » 15 fois dans son discours ; c’est aujourd’hui un mot qui a été retiré comme étant une catégorie raciale par le Bureau du recensement des Etats-Unis.
Peut-être que la meilleure façon de saisir la manière dont le discours de King est aujourd’hui compris est de considérer la transformation radicale des attitudes envers l’homme qui le fit. Avant sa mort, King était bien engagé sur le chemin de devenir un paria. En 1966, deux fois plus d’Américains avaient une opinion défavorable de lui qu’une opinion favorable. Le magazine Life qualifia son discours contre la guerre au Vietnam donné dans l’Eglise de Riverside [le 4 avril 1967] comme étant une « calomnie démagogique » ainsi qu’un « script pour Radio Hanoï. »
En trente ans, il passa cependant de l’ignominie au statut d’icône. Un sondage réalisé en 1999 par l’institut Gallup a montré que King était virtuellement lié à John F. Kennedy et à Albert Einstein comme l’une des personnalités du XXe siècle les plus admirées des Américain·e·s. Il déclasse en popularité des gens comme Franklin Delano Roosevelet, le pape Jean-Paul II et Winston Churchill ; seule mère Teresa obtenait plus de faveurs. Un mémorial dédié à King a été dévoilé en 2011 sur le National Mall, figurant une statue haute de 30 pieds [plus de 9 mètres], situé sur quatre acres [1,61 hectare] d’un terrain immobilier de premier intérêt culturel. 91% des Américains (dont 89% de blancs) approuvèrent.
Cette évolution n’est pas simplement une question de rancœurs et de mémoires douloureuses s’érodant avec le temps. Elle est le résultat d’une lutte prolongée mettant en lumière la manière dont le discours pour lequel il est le plus connu est aujourd’hui compris. La loi faisant de l’anniversaire de King un jour férié à l’échelle fédérale a été proposée quelques jours après sa mort, avec peu d’illusions sur son possible succès. « Nous ne voulons pas que quiconque croie que nous espérons que le Congrès fera cela », déclara le dirigeant syndical Cleveland Robinson lors d’un rassemblement en compagnie de la veuve de King en 1969. « Nous disons seulement qu’en tant que personnes noires en Amérique, nous allons simplement plus travailler ce jour-là. »
Le Congrès passera la loi, mais non sans peine. En 1983, l’année où Ronald Reagan signa à contrecœur la loi Martin Luther King Day, on lui demanda si King était un sympathisant communiste. « Nous le serons dans 35 ans, n’est-ce pas ? », répondit-il en faisant référence à l’accès aux enregistrements de surveillance du FBI.
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L’accueil favorable de King par le pays arriva avec le consensus final – gagné grâce à des manifestations massives, à la désobéissance civile et à un activisme de base – qui décréta que la ségrégation devait arriver à son terme.
Selon Clarence Jones, qui écrivit le projet de texte du discours « Je fais un rêve » : « L’Amérique était comme une personne dépendante de la drogue qui fonctionnait mal ou un alcoolique dépendant, intoxiqué par la ségrégation raciale. Elle tenta d’autres traitements et échoua. Arriva ensuite Martin Luther King avec son programme à plusieurs étapes : guérison, non-violence, désobéissance civile et intégration – et força l’Amérique à se faire publiquement face à sa conscience. Et ce programme de guérison permis à l’Amérique de s’embarquer dans la plus grande transformation politique de son histoire. »
Au moment où les Américains blancs réalisèrent que leur aversion de King était passée et futile, ils créèrent un monde dans lequel l’admirer était dans leurs propres intérêts. Ils l’adoptèrent parce que, pour résumer, ils n’avaient pas de choix.
La seule question restant était : quelle version de King devait être honorée ? Fallait-il s’en souvenir aujourd’hui comme le dirigeant qui cherchant une intervention gouvernementale accrue afin d’aider les pauvres ou qui décrit les Etats-Unis comme « le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde aujourd’hui » ainsi qu’il le fit à l’Eglise de Riverside en 1967, qui sacrifierait la postérité pour la fidélité. Il se battit pour cela.
Mais ces questions, en particulier à une époque de guerres et de crise économique, demeurent vivantes, porteuses de division et urgentes. L’associer avec celles-ci ne l’élèvera pas au-dessus de la mêlée, mais au contraire le placera pleinement en son sein, le laissant aussi controversé aussi bien dans la mort que dans la vie.
Par contre, se souvenir de lui comme de l’homme qui a parlé avec éloquence et énergie contre la ségrégation institutionnalisée le présente comme une personnalité opportune dont les prises de position de principe sauvèrent la nation à un moment de crise.
Vincent Harding, un ami de longue date de King, qui a rédigé le projet du discours prononcé dans l’Eglise de Riverside, indique que : « le discours est profondément et sciemment mal compris. Les gens se saisissent des parties qui exigent le moins de recherche, le moins de changement, le moins de travail. Notre pays a choisi ce qu’il estime être la façon la plus facile de se saisir de King. Ils sont conscients que quelque chose de très puissant renvoie à lui et que lui renvoie à cela. Mais ils ne sont pas prêts à vraiment se mesurer au genre de questions qu’ils soulevaient même alors. »
Au lieu de cela le pays a choisi de se souvenir d’une version de « Je fais un rêve » qui non seulement sape l’héritage de King mais raconte également une histoire inexacte du discours lui-même. King fait des références explicites dans son discours autant sur les limites des remèdes légaux ainsi que sur le besoin de réparations économiques pour faire face aux conséquences de siècles de citoyenneté de seconde classe.
« Cent ans ont passé et l’existence du Noir est toujours tristement entravée par les liens de la ségrégation et [je souligne] les chaînes de la discrimination ; cent ans ont passé et le Noir vit encore sur l’île solitaire de la pauvreté, dans un vaste océan de prospérité matérielle. »
« Nous ne pouvons pas croire qu’il n’y ait pas de quoi honorer ce chèque dans les vastes coffres de la chance dans notre pays », dit-il plus loin dans le discours.
Aucune lecture raisonnée de cela ne peut limiter la vision de King à celle de seulement se débarrasser de Jim Crow [les arrêtés et les règlements racistes adoptés entre 1876 à 1964]. Ce n’est qu’en confondant sciemment la ségrégation institutionnelle avec le racisme, en ignorant non seulement ce que King a déclaré ailleurs, mais aussi les vastes preuves contraires dans le discours, que l’on peut prétendre qu’il affirmait que la réponse aux problèmes raciaux de l’Amérique reposait uniquement dans un changement de lois.
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Lorsqu’il s’agit d’évaluer le contenu politique du discours, la distinction entre ségrégation et racisme est cruciale. Dans la mesure où les mots de King concernaient l’objectif de mettre un terme à la ségrégation codifiée, légale, le rêve a donc été réalisé.
Les pancartes « seuls les Blancs sont admis » ont été enlevées ; les lois ont été retirées. Depuis 1979, Birmingham, dans l’Etat d’Alabama, a eu uniquement des maires noirs. Si le seul fait d’être noir – tel que cela s’oppose à l’héritage historique du racisme – était seulement la seule barrière à l’avancement économique, social ou politique ; cet obstacle a été officiellement retiré.
Mais dans la mesure où le discours concernait la fin du racisme, on peut dire avec une confiance égale que sa réalisation est loin d’être proche. Le chômage des noirs est presque le double de celui des blancs ; le pourcentage des enfants noirs vivant dans la pauvreté est presque le triple de celui des blancs ; l’espérance de vie d’un homme noir à Washington DC est plus basse que dans la bande de Gaza ; un garçon noir sur trois né en 2001 a un risque de se retrouver en prison une fois dans sa vie ; en 2004, plus de noirs furent privés du droit de vote pour motif qu’ils étaient des criminels qu’en 1870, l’année où le 15e amendement garantissait leur soi-disant droit de vote.
Plusieurs des images dont King faisait appel dans son refrain sur le rêve étaient simples : « les petits garçons et les petites filles noirs, les petits garçons et les petites filles blancs pourront tous se prendre par la main », même si les descriptions sur la manière dont nous atteindrons cette terre promise étaient intermittentes et vagues. (« Retournez en Géorgie, retournez en Louisiane […] en sachant que, d’une façon ou d’une autre, cette situation peut changer et changera. ») Mais le discours considérait clairement le racisme dans toute son extension, et pas uniquement en termes de ségrégation. En esquivant la distinction entre les deux – ou en faisant activement une interprétation erronée – il est possible de peindre le racisme comme une aberration du passé, tel que l’a effectivement réalisé la Cour suprême lorsqu’elle éviscéra le Voting Rights Act le printemps dernier [1]. Ce n’est qu’ainsi que les différences amples et durables de la position matérielle entre les Noirs et les Blancs peuvent être comprises comme l’échec d’individus plutôt que comme des conséquences d’une exclusion institutionnelle, économique, sociale et politique en cours. Ce n’est qu’ainsi que l’emphase portée sur une seule ligne du discours – où King aspire à voir les nouvelles générations « jugées pas à la couleur de leur peau, mais à la nature de leur caractère » – fait sens.
Cette interprétation erronée particulière est plus éclatante aujourd’hui dans les débats portant sur l’affirmative action [« discrimination positive »]. King était un partisan affirmé sur la nécessité de prendre en compte la race et l’ethnicité lorsqu’il s’agissait de fournir un emploi à quelqu’un ou pour les admissions aux collèges, cela afin de corriger des déséquilibres historiques. « Il est impossible d’élaborer une formule pour l’avenir », écrivait-il, « qui ne prenne pas en compte le fait que notre société a fait quelque chose de spécial contre le Noir pendant des siècles. »
Le droit est pourtant devenu lié au passage concernant « la nature de leur caractère » afin d’utiliser King comme une feuille de vigne antiraciste lorsqu’il s’agissait de manifester son opposition contre l’affirmative action. Reagan déclara, en 1986 : « Nous sommes engagés vis-à-vis d’une société dans laquelle tous les hommes et toutes les femmes disposent d’opportunités égales à la réussite, nous sommes donc opposés à l’utilisation de quotas. Nous voulons une société colorblind [« sans discrimination raciale », littéralement « aveugle aux différences de couleur »]. Une société dans laquelle, pour reprendre les termes du Dr King, on juge les gens non sur la base “de la couleur de leur peau mais sur la nature de leur caractère.” »
De telles distorsions expliquent, en retour, l’ambivalence exprimée par ceux, comme Vincent Harding [voir son ouvrage : Martin Luther King. The Inconvenient Hero, Orbis Books 1996] ainsi que des éléments significatifs de l’intelligentsia noire, qui discutent « Je fais un rêve ». Ils ne sont pas réticents par rapport au discours lui-même, mais plutôt sur la manière dont King a été coopté et son message corrompu. L’élévation de King au statut de mascotte patriotique faisant l’éloge du progrès continuel et inévitable vers des jours meilleurs donne souvent la nausée.
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Ainsi, lorsqu’il s’agit de sacraliser la signification du discours de King, des désaccords substantiels se font jour. Ironiquement, eu égard au fait que son thème est l’égalité raciale, ces différences sont plus prononcées en termes de race.
Lors d’un sondage réalisé par l’institut Gallup en août 2011, le mois au cours duquel le mémorial King fut ouvert, une majorité de Noirs déclarèrent qu’ils étaient convaincus à la fois que le gouvernement devait jouer un rôle important « en essayant d’améliorer la situation sociale et économique des Noirs et d’autres groupes minoritaires » et qu’« il était nécessaire d’introduire de nouvelles lois sur les droits civiques afin de réduire la discrimination à l’encontre des Noirs. » A ces deux questions, les réponses données par les Blancs s’élevaient respectivement à 19% et à 15%. Inversement, plus de la moitié des Blancs étaient convaincus que les droits civiques pour les Noirs s’étaient « considérablement améliorés » au cours de leur vie, comparé à seulement 29% chez les Noirs. Il était presque six fois plus probable que les Blancs considèrent que les politiques menées par Obama « iraient trop loin […] dans la promotion des efforts d’aide à la communauté noire », alors que les Noirs avaient deux fois plus de probabilité que les Blancs de penser qu’elles n’iraient pas suffisamment loin.
D’autres sondages démontrent que les Blancs sont quatre fois plus susceptibles de penser que l’Amérique a réalisé l’égalité raciale. En résumé, ainsi que les réponses racialement polarisées à l’acquittement de George Zimmerman le révèlent [2], les Américains noirs et blancs vivent des expériences très différentes. Alors que la mise en vigueur de jure de la ségrégation a été interdite, l’expérience de facto de celle-ci demeure très courante. N’importe quelle visite d’une ville des Etats-Unis, où des frontières géographiques largement reconnues séparent les races, corroborera ce fait. Noirs et Blancs sont peu susceptibles de voir les mêmes problèmes, ont plus de probabilité d’être en désaccord sur les racines des causes de celles-ci et ils sont peu susceptibles d’être en accord sur le moyen d’y porter remède.
Harding écrit : « Pour ceux qui se concentrent autant sur cette ligne au sujet de “la couleur de leur peau” et “de la nature de leur caractère”, je me demande comment, avec la reségrégation de nos écoles et de nos communautés, peuvent-ils savoir la nature du caractère de qui que soit s’ils ne sont pas disposés à s’engager dans la vie avec eux ? »
Il n’y a quasi qu’une seule question sur laquelle les opinions des Américains noirs et blancs coïncident, c’est celle de savoir s’ils pensent que le rêve de King a été réalisé. Lorsque cette question a été posée par les grands instituts de sondage au cours des sept dernières années, l’écart entre les Noirs et les Blancs n’a jamais dépassé les 10%. S’ils sont d’accord sur l’étendue des solutions apportées aux problèmes soulevés par King, ils se divisent sur ce qu’elles sont, l’inévitable conclusion est que, même s’ils ont écouté le même discours, les Noirs et les Blancs ont entendu des choses très différentes.
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Il est impossible d’imaginer que si King devait revenir d’entre les morts, observer les prisons américaines, les chiffres du chômage, les soupes populaires ou les écoles de centre-ville, il penserait que l’œuvre de sa vie a été accompli. Que l’on croie que ces inégalités soient le fait d’individus faisant les mauvais choix ou de discriminations institutionnelles, il serait absurde de prétendre qu’un tel monde possède une quelconque ressemblance à celui dont King se proposait d’inventer.
Il n’y a aussi rien qui permet de suggérer que cette vision serait beaucoup modifiée en raison de la présence d’un homme noir à la Maison-Blanche. L’affirmation selon laquelle l’élection d’Obama a un rapport avec l’héritage de King possède quelque fondement. Ainsi qu’Obama l’a lui-même souvent admis, son élection n’aurait pas été possible sans le mouvement des droits civiques, lequel a créé les conditions permettant l’arrivée d’une nouvelle génération de politiciens noirs. Mais l’objectif du mouvement des droits civiques était l’égalité pour tous, non l’élévation d’un seul.
Il n’est pas question d’interroger la valeur symbolique de l’élection d’un président noir. Le fait demeure pourtant que les Afro-américains n’ont connu aucune amélioration de ce fait, même s’ils auraient pu connaître un sort pire s’il avait perdu et que l’écart économique entre les Noirs et les blancs s’est accru au cours de sa présidence. L’ascension du premier président noir a coïncidé avec la diminution des conditions de vie des Noirs américains. Les personnes raisonnables peuvent débattre sur l’étendue de la responsabilité d’Obama dans ce fait. Mais les faits ne peuvent être niés.
Les symboles ne doivent pas être rejetés comme n’ayant aucune substance, mais ils ne doivent pas non plus être confondus avec la substance elle-même. La présence de personnes sous-représentées à des postes de direction ne possède une signification positive que si elle défie les obstacles qui ont créé les conditions de cette sous-représentation. Penser autrement revient à échanger l’égalité des chances avec des coups de marketing politique, en vertu duquel un système semble différent mais agit de la même manière [3].
En dernière analyse, demander si le rêve de King a été réalisé revient à ne pas comprendre autant les politiques d’ensemble et l’ambition spécifique de son discours. King n’était pas le genre de militant qui visait à faire aboutir un programme simplement défini. Le discours en général, et la partie sur le rêve en particulier, est utopique. Debout au milieu d’un cauchemar, King rêvait d’un monde meilleur où les méfaits historiques auraient été redressés et le bien prévaudrait. C’est la raison pour laquelle le discours signifie autant pour moi et pourquoi je suis convaincu que, dans l’ensemble, il a supporté l’épreuve du temps.
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J’ai grandi en Grande-Bretagne à l’époque Thatcher, à un moment où l’idéalisme était moqué et où le « réalisme » est devenu une excuse pour la capitulation devant le caractère « inévitable » des forces débridées du marché et de l’agression militaire. S’opposer à ce cours était regardé, par certains autant à gauche qu’à droite, comme quelque chose d’impossible et d’irréaliste. Le réalisme n’a pas de place pour les rêveurs.
Il est vrai que l’on ne peut pas vivre exclusivement de rêves. Mais l’absence d’idées utopiques nous laisse dépourvu d’un centre moral et idéologique identifiable et nous oblige par conséquent à faire face à un vide dans lequel la politique est privée de tout potentiel libérateur et réduit uniquement à ce qui est faisable à un moment donné.
Au cours de l’été 1963, alors qu’une loi sur les droits civiques était pendante et que la population blanche était nerveuse, King aurait pu limiter son discours à ce qui était immédiatement accessible et pragmatique. Il aurait pu dérouler un plan en dix points, exposer sa cause en faveur d’une législation plus solide ou encore se déclarer partisan de nouvelles campagnes de désobéissance civile dans le Nord. Il aurait pu se limiter lui-même à un appel en faveur de ce qui était possible à un moment où ce qui était possible et pragmatique n’était ni satisfaisant ni soutenable.
Au lieu de cela, il dansa pour les gradins [expression tirée du base-ball]. Ne sachant pas si bâtir le monde qu’il décrivait était une tâche digne de Sisyphe ou si elle était simplement herculéenne, il cria dans le désert politique, espérant que sa voix serait un jour entendue par ceux qui avaient le pouvoir d’agir. Il démontra, se faisant, qu’il n’est pas naïf de croire que ce qui n’est pas possible dans un avenir prévisible peut toutefois être nécessaire, valoir un combat et mérité d’être exprimé. L’idéalisme qui sous-tend son rêve est la roche sur laquelle s’élèvent nos droits modernes et la chair sur laquelle les parasites pragmatiques se nourrissent. Si personne n’avait rêvé d’un monde meilleur, qu’y aurait-il qui vaudrait la peine que l’on se réveille ?
Gary Younge