Le 18 février 1965, une personne active dans les droits civils, du nom de James Orange, fut arrêtée et placée en détention dans la prison locale de Marion, dans l’Etat d’Alabama. Il était accusé de comportement incitant au désordre et favorisant la délinquance de mineurs. Orange organisait une marche de jeunes gens (« mineurs ») en soutien à un effort collectif d’enregistrement sur les listes électorales [d’Afro-Américains]. Cette campagne était menée par différents groupes dont celui pour lequel il travaillait, la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) dont le président était Martin Luther King junior.
Quatre cents personnes se réunirent cette même nuit dans l’église méthodiste Zion Chapel de Marion et se préparèrent à marcher, en chantant des chants de libération, vers la prison située un pâté de maisons plus loin. Elles quittèrent l’église à 21h30 et se heurtèrent à un blocage de police. On leur ordonna de se disperser puis elles furent attaquées par 50, voire plus, gendarmes [state troopers] et autres représentants des forces de l’ordre maniant des matraques. L’éclairage public fut éteint ou coupé ; des « vigiles » blancs se trouvaient sur place ; les journalistes furent agressés et les caméras fracassées. Aucun document photographique de cette nuit n’a survécu.
Ainsi que Gary May raconte cette histoire, dans son ouvrage Bending Toward Justice (Basic Books, 2013), les gens qui étaient encore dans l’église, entendant les cris venant de l’extérieur, se précipitèrent à l’arrière, chassés par les gendarmes. L’un de ceux qui fuyaient, Cager Lee, fut frappé à la tête et tomba sur le sol avant d’être frappé de coups de pied. Lee était âgé de 82 ans, mesurait 5 pieds de haut [1,5 m] et pesait 120 livres [54 kg]. Il parvint toutefois à s’enfuir et se réfugia dans un café où il vit Viola, sa fille, et deux petits-enfants, Emma Jean et Jimmie Lee Jackson. Lorsque les gendarmes firent irruption dans le café et commencèrent à frapper les gens, Jackson tenta de protéger sa mère. Il fut poussé contre un distributeur de cigarettes et un gendarme du nom de James Fowler lui tira deux fois dans l’estomac. Jackson réussit à sortir du café mais il fut frappé sur la tête jusqu’à ce qu’il s’effondre dans la rue. Il resta allongé là, son sang se répandant, pendant une demi-heure. Il fut finalement conduit, après qu’un hôpital situé à proximité fut incapable de le soigner, dans un corbillard vers un hôpital de Selma, à une cinquantaine de kilomètres de là, par un croque-mort noir.
Jackson était âgé de 26 ans. Il était vétéran de l’armée. Il tenta à cinq reprises de s’enregistrer sur les listes de vote. Sans succès. Alors qu’il se trouvait à l’hôpital, le colonel Al Lingo, directeur de la sécurité publique de l’Etat d’Alabama, le plaça en état d’arrestation pour agression et lésion corporelle dans l’intention de tuer un agent de la paix. Huit jours après l’homicide, le 26 février, Jackson décéda.
Le Voting Rights Act de 1965, qui est généralement considéré comme la plus grande réalisation législative de la « phase classique » du mouvement des droits civiques – phase qui commença en 1954 par l’arrêt de la Cour suprême dans le cas Brown versus Board of Education [décision qui obligea à la déségrégation des écoles dans le sud des Etats-Unis ; celle-ci fut massivement contestée pendant des années par des Blancs] –, compte trois martyrs. Jimmie Lee Jackson était le premier.
C’est cette loi dont une disposition centrale a été supprimée la semaine dernière par la Cour suprême dans le cas Shelby versus Holder. (D’autres dispositions importantes restent en vigueur.) Cette loi est célèbre parce qu’elle fut énormément efficace en donnant le droit de vote aux Afro-Américains – bien plus efficace que Brown l’a été pour « l’intégration » [la déségrégation] des écoles – et parce qu’elle offrit aux Afro-Américains quelque chose que la seule déségrégation ne pouvait leur apporter : le pouvoir politique. Après l’arrêt Shelby, le Congrès peut réécrire la loi. Cependant, un Congrès qui ne peut pas passer une loi sur les établissements agricoles a peu de chances d’élaborer une nouvelle législation protégeant les droits électoraux des minorités. La volonté politique et morale qui a caractérisé l’époque dont cette loi représentait un symbole de première importance pourrait bien avoir fait son temps.
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A l’époque de Brown, assurer le droit des Afro-Américains à s’enregistrer sur des listes électorales semblait être l’objectif le plus accessible dans la campagne en vue de renverser Jim Crow [terme générique désignant l’ensemble des mesures de ségrégation raciale dans le sud des Etats-Unis]. Autant l’administration Eisenhower [1953-1961] que celle de Kennedy [1961-1963], qui rechignaient à l’idée d’intervenir dans ce qu’ils préféraient caractériser comme une affaire locale, croyaient que les droits électoraux relevaient des compétences du gouvernement fédéral. Le 15e amendement, ratifié en 1870, est explicite : « Le droit de vote des citoyens des Etats-Unis ne sera dénié ou limité par les Etats-Unis, ou par aucun Etat, pour des raisons de race, couleur, ou de condition antérieure de servitude. » Même le Civil Rights Act de 1957, relativement sans vigueur, première législation dans le domaine des droits civils qui s’est frayée un chemin au Congrès depuis la Reconstruction [terme qui désigne la période 1863/65-1877, au cours de laquelle, après la fin de la Guerre civile (1861-1865), le gouvernement fédéral exerce un contrôle des Etats qui avaient fait sécession et où diverses législations sont adoptées en faveur des esclaves affranchis ; en 1877, à la suite d’un compromis assurant la présidence à un républicain, les troupes fédérales sont retirées du Sud], attribuait au Département de la Justice l’autorité d’entreprendre des poursuites contre des officiers d’état civil locaux opérant une discrimination sur la base de la race.
Il y a aussi quelque chose d’autre qui distingue le droit de vote dans l’étrange régime de Jim Crow : il n’implique pas un contact interracial. A la différence d’aller à l’école, d’être transporté par bus, de s’asseoir au comptoir d’une cantine ou de jouer aux dames (un passe-temps qui était alors ségrégé par la loi dans la ville de Birmingham), placer son bulletin de vote dans l’urne n’est pas une activité sociale. L’argument souvent utilisé en défense de la ségrégation selon lequel les races préféraient qu’il en soit ainsi ne fonctionnait pas très bien face au droit de vote. Un moyen de prouver que les races préféraient être séparées aurait pu être, après tout, de soumettre cette proposition au test de l’isoloir.
Reconnaître des officiers d’état civil coupables de discrimination raciale ne fut pourtant pas aisé. Ainsi que Taylor Branch l’explique dans son livre Parting the Waters (1988), le premier livre de son histoire fantastique des années Luther King, l’une des raisons est l’affaire Screws. Claude Screws était un sheriff de Géorgie qui arrêta, en 1943, un Afro-Américain du nom de Robert Hall et, avec l’aide de deux autres hommes blancs, le conduisit dans un palais de justice avant de le battre à mort à la vue du public. L’Etat de Géorgie refusa de le poursuivre. Le Département de la Justice obtint toutefois sa condamnation en vertu d’une loi de l’époque de la Reconstruction qui faisait de son acte un crime fédéral, celui de délibérément priver quelqu’un de ses droits civiques sous couvert de la loi.
Screws argumenta que ses actes ne tombaient pas sous le coup de la loi parce qu’il n’avait pas tué Hall sous le couvert de la loi. Il avait tué Hall en violation de la loi. C’était l’affaire de l’Etat de Géorgie de le poursuivre, et non celle du gouvernement fédéral. La Cour suprême rejeta son argumentation, mais renversa la condamnation de Screw sur la base d’une théorie de son cru. La Cour statua, dans un avis émis par le juge William O. Douglas, qu’il ne suffisait pas de démontrer qu’un shérif blanc avait brutalement assassiné un Noir qui portait des menottes. Le gouvernement devait prouver qu’il l’avait fait avec l’intention délibérée de priver le prisonnier de ses droits. L’affaire fut renvoyée et Screws fut dûment rejugé et acquitté.
Le cas Screws versus United States fut un tournant jurisprudentiel. Il affirmait que des actes discriminatoires étaient couverts par la loi fédérale mais que le gouvernement devait démonter l’intention, soit un état d’esprit notoirement difficile à prouver. L’homicide de Jimmie Lee Jackson était parfaitement analogue. Si Fowler tua Jackson avec l’intention de le priver d’un droit constitutionnel (le droit à un jugement juste) mais affirmait l’avoir fait alors qu’il était de service, l’acte tombait alors sous le couvert de la loi fédérale. Afin d’obtenir une condamnation, le gouvernement aurait toutefois à établir ce qu’avait Fowler en tête lorsqu’il pressa sur la détente.
Dans le cas des droits électoraux, les Etats du sud rendaient les choses encore plus difficiles en faisant démissionner les officiers d’état civil des comtés suspects de telle sorte que, lorsque le Département de la Justice venait faire son boulot, il n’y avait aucun fonctionnaire dans les parages à accuser. Aussi, dans certains comtés du Sud, presque aucun Noir au cours du XXe siècle n’avait même tenté de s’enregistrer, il y avait donc peu de cas à plaider. L’un des objectifs des campagnes d’enregistrement sur les listes électorales était de constituer un inventaire de cas litigieux.
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L’un des buts prioritaires était donc de provoquer une réaction officielle suffisamment violente pour contraindre la Maison-Blanche à produire une loi sur les droits de vote comportant une dimension de mise en œuvre réelle. La partie « provoquer une réaction » se révéla étonnamment facile. Tout ce que les contestataires avaient à faire était de marcher vers le Palais de justice et de demander de s’enregistrer. Il n’y avait rien de secret dans cette stratégie. Ainsi que King le proclama depuis la chaire de la Brown Chapel de Selma : « Nous allons faire naître une loi sur le droit de vote dans les rues de Selma. » Pourtant, la police sudiste, les gendarmes, les shérifs et leurs adjoints matraquèrent, envoyèrent des chiens policiers, projetèrent de l’eau sous pression avec des tuyaux de pompier, envoyèrent du gaz lacrymogène et électrocutèrent au moyen de matraques destinées au bétail les manifestant·e·s non-violents, dont beaucoup étaient des hommes d’Eglise et des enfants, cela dans l’indifférence de l’opinion nationale et internationale, laquelle était presque ravie. Ces tactiques furent encouragées, défendues et parfois même dirigées par les mairies des villes du Sud et les sièges de gouvernement des Etats.
Toutefois lorsque le responsable de la sécurité publique à Birmingham, Eugene (Bull [le taureau, surnom donné en raison de sa brutalité]) Connor, lança des chiens de policier et fit tirer de l’eau sous pression sur les manifestant·e·s et lorsqu’à Selma le sheriff Jim Clark frappa au visage un pasteur noir, C.T. Vivian, les journalistes et les cameramen étaient là. De nombreux Américains qui virent ou lurent au sujet de cette violence en firent porter la responsabilité sur les manifestant·e·s, mais le monde condamna le gouvernement américain. Cela attira l’attention de la Maison-Blanche.
Les maires et les gouverneurs sudistes jouaient avec leurs bases électorales. Les présidents américains tentaient toutefois de mener une guerre froide. Ils pouvaient tout à fait s’accommoder de Jim Crow lorsque c’était une particularité régionale invisible, mais dès lors que cette situation était portée à l’écran partout autour de la planète, ils ressentaient un besoin urgent de se débarrasser du problème.
La pression de l’opinion mondiale était un élément clé dans le rythme par lequel des acquis dans le domaine des droits civiques furent obtenus après 1954. Elle contraignit à faire agir des présidents américains sur quelque chose qu’ils font rarement : se placer face à l’opinion nationale sur des questions liées à la race. John F. Kenney fut horrifié lorsqu’un bus transportant des Freedom Riders [terme qui désigne différentes actions militantes visant à défier les lois de ségrégations raciales dans les transports publics entre Etats menées par des activistes blancs et noirs] explosa en dehors de la localité d’Anniston, en Alabama, le jour de la Fête des mères de 1961 et qu’une photographie fut publiée le lendemain en une du New York Times. Il n’avait jamais entendu parler des Freedom Riders et n’avait aucune idée de ce qu’ils faisaient en Alabama. (Ils testaient la déségrégation des gares routières des lignes entre Etats à la suite d’une décision récente de la Cour suprême. Ils furent obligés de conclure que la décision avait peu d’effets.)
Kennedy appela la seule personne à la Maison-Blanche qui avait une responsabilité dans le domaine des droits civiques, Harris Wofford. « Pouvez-vous faire en sorte que vos putains d’amis se tirent de ces bus ? Faites qu’ils arrêtent ! » 63% du public américain désapprouvaient les Freedom Riders, mais l’opinion publique américaine n’était pas ce qui préoccupait Kennedy. Sa première rencontre au sommet avec Nikita Krouchtchev était prévue pour trois semaines plus tard à Vienne. Il pouvait déjà voir Krouchtchev agitant devant lui le New York Times.
Ainsi que Mary Dudziak l’explique dans son important ouvrage Cold War Civil Rights (2000), le truc était de transformer un échec du gouvernement en quelque chose qui apparaîtrait comme un triomphe de celui-ci. Les droits civiques devaient devenir un récit sur comment la démocratie américaine fit face à une injustice et l’éradiqua. La nation qui avait libéré l’Europe d’une domination raciste vint au secours d’un autre peuple captif. Il était indispensable de faire cela d’une façon héroïque et non d’une manière repentante. Aucun élu n’apprécie d’avoir affaire à un dirigeant populaire charismatique ; les formes habituelles d’influence ne fonctionnent pas. Kennedy et Lyndon Johnson n’aimaient pas spécialement se trouver face à King. Ils avaient toutefois besoin de lui parce qu’ils avaient besoin d’un héros dont la vision pouvait être comprise par le système démocratique. C’est quelque chose que le récit triomphaliste exigeait.
King comprenait cela parfaitement. Il n’était pas adepte de la politique politicienne, mais il possédait un instinct politique remarquable. Il pouvait comprendre une salle. C’était un pasteur, après tout. Il passa sa vie entière à sentir exactement quel genre de mots mettrait en mouvement une congrégation. Il parlait un langage avec lequel Kennedy et Johnson pouvaient s’associer. L’une des différences essentielle entre King et l’ancienne génération des dirigeants des droits civiques (A. Phlip Randolph, de la Leadership Conference on Civil Rights, James Farmer du Congress of Racial Equality, Roy Wilkins et Thurgood Marshall de la NAACP [National Association for the Advancement of Colored People, fondée en 1909]) est que King parlait rarement de l’égalité. Ce terme n’apparaît qu’une seule fois dans son discours I Have a Dream. King croyait en l’égalité autant que quiconque mais il faisait référence, dans ses discours et ses sermons, à la liberté. Sa rhétorique était un amalgame entre le Livre de l’Exode [partie de la Bible qui traite de l’exil du peuple hébreu dans le désert du Sinaï] et The Battle Hymn of the Republic [célèbre chant de la Guerre civile de 1861-1865] : la sortie des israélites de la servitude et l’émancipation des esclaves. Les analogies de libération fonctionnaient dans un contexte de guerre froide. La ligne Mason-Dixon [deux rivières marquant la séparation entre les anciens Etats esclavagistes du Sud et les Etats du Nord] pouvait faire office de « rideau de fer » d’Amérique du Nord.
Après les violences à Birmingham au cours de l’été de 1963 suivies, en juin, par la symbolique « posture devant la porte de l’école » du gouverneur d’Alabama George Wallace afin de protester contre l’admission à l’Université d’Alabama de Vivian Malone et de James Hood, Kennedy finalement adopta le ton de la leçon de morale et diffusa un discours télévisé sur les droits civiques. Il transmit, une semaine plus tard, une loi sur les droits civiques au Congrès et, en août, il reçut à la Maison-Blanche les dirigeants de la Marche sur Washington – organisée, entre autres, par Randolph, King, Wilkins et Bayard Rustin – afin qu’ils manifestent pour la loi élaborée par son administration. La marche fut couverte par l’ensemble des trois réseaux télévisés et fut diffusée à l’étranger par le nouveau satellite de communication, Telstar.
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Moins de trois mois plus tard, Kennedy était mort. Lyndon Johnson était connu par les dirigeants du mouvement des droits civiques comme l’homme qui avait, alors qu’il était dirigeant de la majorité au Sénat, méticuleusement émasculé la loi sur les droits civiques d’Eisenhower afin de garantir suffisamment de votes du Sud pour en permettre le passage. En tant que président, toutefois, Johnson adopte de façon inattendue la posture d’un croisé pour la justice raciale et poussa la loi sur les droits civiques de 1964 au milieu des plus longues tractations de l’histoire du Sénat.
La loi fut signée le 2 juillet. Elle traitait de la ségrégation dans les lieux publics, sur les places publiques et dans les écoles. Remplissant un espoir longtemps entretenu par Randolph et Rustin (thème qui est traité par The March on Washington de William Jones), elle interdisait les discriminations à l’emploi et mettait en place la Equal Employment Opportunity Commission (dont le président fut un jour, nommé par Reagan, Clarence Thomas [deuxième Noir à être nommé, en 1991, juge de la Cour suprême]). Les dispositions de cette loi ne s’affrontaient toutefois pas à l’utilisation de tests pour limiter, soit ségréger, les droits électoraux sur la base de la race.
Johnson reconnut la nécessité d’une législation supplémentaire dans le domaine des droits électoraux. Il ordonna à Nicholas Katzenbach, qui allait bientôt devenir son procureur général, de l’élaborer. « Je veux que vous m’écriviez cette fichue loi sur les droits électoraux, la plus difficile que vous puissiez imaginez » fut la manière dont il posa les choses. Mais la progression ralentit. Johnson avait le programme législatif le plus ambitieux de tous les présidents depuis F.D.R. [Franklin Delano Roosevelt, président à plusieurs reprises entre 1933 et 1945, il est fait ici référence aux diverses législations de l’époque du New Deal, destinées à surmonter la crise des années 1930 aux Etats-Unis], son idole. Il expliqua à King qu’il était préoccupé par le fait que l’opposition sudiste à une législation supplémentaire en matière de droits civiques assécherait le soutien à sa War on Poverty et ralentirait le passage de lois sur le Medicare, une réforme des lois sur l’immigration ainsi que les aides à l’éducation. Il demande à King d’attendre.
King pensait que si l’on attendait le bon moment pour mener une action directe (ainsi que les contestations non-violentes étaient appelées), personne n’agirait. C’est ainsi qu’il se rendit, le 2 janvier 1965, à Selma où des tentatives, qui rencontraient peu de succès, menées par des activistes locaux et des membres du Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC) en vue d’enregistrer des Afro-Américains sur les listes électorales étaient en cours depuis plusieurs années. Jimmie Lee Jackson fut tué huit semaines plus tard.
L’intégration [« la déségrégation »] était un problème différent de l’intégration des bus et des comptoirs de cantines. Dans de nombreuses villes du sud des Etats-Unis une grande part de la population était Afro-Américaine ; dans certaines elle constituait même la majorité. Ils disposaient d’un pouvoir économique, ce que les actions directes comme les boycotts et les sit-in exploita. Lors du boycott des bus de Montgomery, en 1955-56, la compagnie se plaignait qu’elle perdait 22 cents pour chaque mile que chacun de ses bus parcourait. Afin de l’éviter de faire faillite, le conseil de la ville autorisa une augmentation d’urgence des prix, atteignant 50% pour les Blancs qui utilisaient encore les bus. Les consommateurs afro-américains de Nashville dépensaient 50 millions de dollars par année, dont 10 millions dans les magasins du centre-ville qui étaient l’objet des boycotteurs et des picketers en 1960. Ces magasins déségrégèrent rapidement.
La ségrégation faisait peu sens du point de vue du commerce. L’intégration des hôtels, des restaurants, des cinémas, des comptoirs de cantines et des épiceries se fit donc relativement (quoique pas du tout entièrement) sans friction après le passage du Civil Rights Act de 1964. Voter n’était cependant pas une question économique, ni même une question sociale. Il s’agissait d’une question politique. La raison pour laquelle les fonctionnaires et les élus sudistes résistèrent avec une telle brutalité aux efforts d’enregistrement sur les listes électorales tenait dans le fait que l’ensemble du système politique de la région se basait sur les limitations de ces libertés.
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Avant que les Afro-Américains soient disenfranchised [qu’ils perdirent leurs libertés], ils furent enfranchised [ils obtinrent des droits] en vertu du 15e amendement [voir le premier article de ce dernier ci-dessus]. L’époque Jim Crow commença, autour de 1890, lorsque les Etats érigèrent des obstacles au droit de vote tels que des poll taxes [impôt forfaitaire par tête] et des tests de literacy, avec de nombreuses lacunes exemptant de nombreux Blancs [cf., à ce sujet, Class, Race and the Civil Rights Movement de Jack M. Bloom, lequel montre que l’application de ces lois fit suite à la défaite du mouvement populiste, lequel défia le système bipartisan américain et mis en avant, sur une base « interraciale », de nombreuses questions sociales ; ce dernier montre également que les dispositions de disenfranchisment frappaient également souvent les Blancs pauvres]. La Cour suprême arrêta en 1896, dans le cas Plessy versus Ferguson, que la ségrégation était constitutionnelle [établissant le fameux principe « séparés mais égaux »]. Elle soutint également les lois sur les droits électoraux qui réalisaient le disenfranchisement des Afro-Américains avec ses arrêts dans les cas Mississippi versus Williams en 1898 et, en 1903, Giles versus Harris. C’étaient là les piliers juridiques de la ségrégation légale. Ses effets étaient immédiats. En 1896 on comptait 130’334 Afro-Américains qui s’étaient enregistrés sur des listes électorales en Louisiane. Ils n’étaient plus que 1342 en 1904. L’estimation de la participation à l’élection présidentielle de 1904 dans les Etats de Virginie et de Caroline du Sud était de zéro.
Les plus grandes répressions en matière de droit de vote avaient souvent lieu dans les régions où les Noirs étaient majoritaires. Selma comptait plus de 50% de Noirs. En 1965, seuls 383 parmi les 15’000 Afro-Américains qui y vivaient étaient enregistrés sur des listes électorales. Marion (localité où Coretta Scott King alla à l’école) n’avait aucun électeur noir. Dans le comté de Lowndes, situé à proximité, où se déroulèrent près de la moitié des lynchages enregistrés dans l’Etat d’Alabama entre 1880 et 1930 et où les magasins refusaient de vendre des cigarettes Marlboro en raison des rumeurs qui circulaient selon lesquelles cette entreprise avait versé de l’argent à la NAACP, quatre habitants sur cinq étaient des Noirs. Personne ne pouvait voter. L’Etat du Mississippi était composé par près de la moitié de Noirs. Seuls 6,4% des Afro-Américains en âge de voter le pouvaient.
Une conséquence de cela était la presque totale omniprésence de jurys composés intégralement de Blancs – dans la mesure où les jurés étaient choisis sur la base des listes électorales. Le système judiciaire sudiste, ainsi que put l’apprécier Claude Screws, se révéla être une chambre d’enregistrement des actions de police et des milices privées contre les Afro-Américains. Ce système produisit aussi certains verdicts époustouflants. En 1958, James Wilson, un homme à tout faire noir, fut reconnu coupable du vol de 1,95 dollar en monnaie chez la femme pour qui il travaillait à Marion. Il fut condamné à mort. La Cour suprême d’Alabama confirma la sentence. Le tollé international fut tel que le gouverneur James (Big Jim) Folsom dut commuer la peine.
Le Sud devint un bloc constitué autour d’un parti unique réuni avant tout autour d’un principe, exprimé par le logo du Parti démocrate d’Alabama : un coq blanc au-dessus duquel se déroulait le slogan White Supremacy. C’était comme si l’objectif de détenir un poste d’élu résidait dans la perpétuation du système qui avait rendu cette élection même possible. Les droits électoraux se situaient au cœur de la Southern way of life.
Les élus et les fonctionnaires furent par conséquent très créatifs dans leurs manières de détourner les campagnes d’enregistrement sur les listes électorales. En réaction à une telle campagne menée par la SCLC en Louisiane, l’Etat révisa les listes électorales et « découvrit » des raisons d’en retirer 10’000 Afro-Américains. L’Etat du Mississippi coupa la distribution fédérale de surplus alimentaires dans deux comtés du Delta : celui de Sunflower, où 161 des 13’524 Afro-Américains étaient enregistrés sur des listes électorales, et LeFlore où fut lynché Emmett Till en 1955. Dans le seul comté de LeFlore, 22’000 personnes perdirent les aides qui leur étaient destinées. En Alabama, le juge James Hare interdit virtuellement tous les dirigeants du mouvement des droits civiques de rassemblements composés de plus de trois personnes.
Il existait également des méthodes de découragement qui ne se préoccupait pas de la protection de la loi, c’est-à-dire la terreur. Hartman Turnbow devint, en 1963, le premier Afro-Américain du XXe siècle à tenter de s’enregistrer sur une liste électorale dans le comté de Holmes dans l’Etat du Mississippi. Sa ferme fut détruite par une explosion un mois plus tard. Lorsque le sheriff se présenta, il arrêta Turnbow et l’accusa d’avoir fait exploser lui-même sa maison.
Le pire moment fut la réaction contre le Mississippi Summer Project, en 1964. Dans cet Etat, au cours de cet été, 35 églises furent incendiées et 30 bâtiments furent détruits par des explosions. 80 personnes furent battues et l’on compta au moins six homicides, dont le plus connu fut le lynchage, par un groupe qui comprenait des membres du bureau du sheriff du comté de Neshoba, des activistes pour les droits civiques James Chaney, Andrew Goodman et Michael Schwerner. Les dirigeants du mouvement des droits civiques n’avaient aucune raison de s’attendre à une réponse complaisante de leurs revendications huit mois plus tard à Selma. Si le but de l’homicide de Jackson était d’envoyer un message aux contestataires, ils durent toutefois réécrire ce message.
L’homme qui fit de Jackson un martyr était James Bevel. Membre de la SCLC, âgé de 28 ans, il était issu du mouvement de sit-in de Nashville et s’était engagé dans la campagne d’enregistrement sur les listes électorales après que quatre petites filles moururent lors de l’explosion de l’église baptiste de la seizième rue à Birmingham, en 1963. L’après-midi au cours de la journée où Jackson décéda, Bevel alla visiter Cager Lee et la mère et la sœur de Jackson. Ils portaient encore des bandages. Bevel leur demanda ce qui devrait être fait. Ils lui dirent que les marches devaient se poursuivre. Bevel connaissait la pauvreté – il avait grandi dans un minuscule village d’Itta Bena, dans le Mississippi – et il connaissait la violence raciale, qu’il avait vécue récemment à Birmingham où il avait organisé des marches au cours desquelles des enfants reçurent des coups de matraques électriques utilisées normalement pour diriger le bétail. Mais, lorsqu’il quitta leur maison, il pleura.
Cette nuit-là, s’adressant à un meeting de masse qui se tenait dans la Brown Chapel, Bevel raconta l’histoire biblique d’Esther. Ainsi que Mardochée donna l’instruction à Esther d’aller voir le roi au nom de son peuple, Bevel dit qu’ils devraient marcher de Selma à Montgomery, la capitale de l’Etat, afin de rencontrer « le roi » : le gouverneur George Wallace. Montgomery se trouvait à 54 miles de Selma [87 kilomètres]. Marcher en cette direction signifiait devoir traverser le comté de Lowndes. Les personnes qui écoutaient Bevel se saisirent toutefois de son idée. Une semaine plus tard, King parla lors des funérailles de Jackson, où plus de 1000 personnes marchèrent 3 miles [5 kilomètres] sous la pluie en direction du cimetière noir. « Jimmie Lee Jackson nous parle depuis son cercueil ; et il nous dit que nous devons remplacer la prudence par le courage. » King soutint aussi l’appel à une marche.
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Il y eut, au final, trois marches depuis Selma. Chacune fut capitale. King ne participa pas à la première, qui se déroula le 7 mars 1965 (le « dimanche sanglant »). Quelque 600 marcheurs, conduits par John Lewis, du SNCC, et Hosea Williams, de la SCLC, se mirent en route depuis Brown Chapel et passèrent sur le pont Edmund Pettus (Pettus était un général confédéré, avant de devenir Grand Dragon du Ku Klux Klan d’Alabama), au-dessus de la rivière Alabama. A l’autre extrémité du pont ils rencontrèrent 150 hommes armés déployés : des gendarmes, sous le commandement de Lingo, et le détachement du shérif Clark, certains à dos de cheval. Wallace donna l’ordre à Lingo de prendre « toutes les mesures nécessaires » pour arrêter la marche. Les gendarmes portaient des masques à gaz et avaient des matraques ; les hommes de Clark étaient armés de bâtons, de fouets et de matraques électriques destinées à diriger le bétail. L’un d’entre eux transportait un tuyau de caoutchouc entouré de fil de fer barbelé. De nombreux Alabamiens blancs vinrent pour regarder le « sport ».
La presse était là aussi. Tout a été filmé. Les marcheurs s’arrêtèrent à 50 pieds [15 mètres] de la ligne des gendarmes. On leur dit qu’ils avaient deux minutes pour faire demi-tour et retourner dans leurs maisons et leurs églises. Bien avant que ce temps ne se soit écoulé, cependant, les gendarmes chargèrent, battant tout le monde à vue. Ils furent suivis par les hommes de Clark à cheval puis par les gaz lacrymogènes.
Quarante grenades lacrymogènes furent tirées ce jour-là. Les marcheurs furent repoussés sur un mile jusqu’à Selma. Les gendarmes tirèrent des gaz lacrymogènes dans les logements Carver [du nom d’un philanthrope afro-américain, George Washington Carver (1863-1943), né esclave, qui développa plusieurs projets d’aide aux Afro-Américains], le détachement du shérif monta à cheval en haut des marches de Brown Chapel. Ce soir-là, 48 millions de téléspectateurs regardant Judgement at Nuremberg sur la chaîne ABC virent le film interrompu par un reportage de 15 minutes sur l’attaque. Le reportage n’était accompagné d’aucun commentaire. Le seul son était composé du bruit sourd des matraques, de la détonation de tirs de gaz lacrymogènes, des hurlements rebelles du détachement de Clark [« rebelle » fait référence aux partisans de la Sécession des Etats-Unis en 1860-61] et les cris hystériques, constants, des victimes.
Au final, 90 marcheurs furent blessés et Lewis eut une fracture au crâne. L’effet recherché était toutefois atteint. Le reportage ne laissait aucune place pour chicaner au sujet de la provocation. Des femmes et des hommes désarmés marchant sur une autoroute étaient attaqués par des hommes en uniforme portant des masques à gaz et juché sur des chevaux. L’épisode du Pont Pettus fut un tournant pour les rapports entre les races en Amérique et pour l’histoire américaine. Branch l’appela « la dernière poussée d’un mouvement fondé sur l’idéalisme patriotique ». Plusieurs années plus tard, Lewis déclara que Barack Obama « était ce que l’on trouvait à l’extrémité de ce pont ».
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King retourna à Selma et jura que la marche continuerait. Des appels furent diffusés nationalement aux églises et des pasteurs de pratiquement toutes les dénominations arrivèrent. Près d’un millier de personnes se préparèrent à traverser le Pont Pettus et à marcher sur Montgomery. C’est alors que, de façon inattendue, un juge fédéral de district, Frank Johnson, décréta que la marche devait être différée jusqu’à nouvel ordre.
L’interdiction obligeait King. Il n’avait jamais violé un ordre émis par un juge fédéral. Le pouvoir judiciaire fédéral était l’ami du mouvement. C’était la position du toujours de la NAACP, qui regrettait les actions directes, et qui avait toujours poursuivi la déségrégation par voie judiciaire pendant 50 ans. Le juge Johnson lui-même était un ami du mouvement. Le gouverneur Wallace disait de lui qu’il était un « lâche, un aventurier, un coquin et un menteur professant le mélange des races » – ce qui constitue une assez solide recommandation. Il faisait partie, en 1956, d’un jury de trois juges qui décréta que les lois de ségrégation dans les bus étaient inconstitutionnelles, soit la décision qui justifia le boycott des bus de Montgomery. Cette fois-ci King se sentait contraint d’attendre.
Les étudiant·e·s du SNCC ne voyaient toutefois aucune différence entre une décision injuste d’une cour d’Etat et celle d’un ordre fédéral. L’ensemble de la philosophie d’action directe était, ainsi que King lui-même l’avait établi, « le droit de protester pour le droit ». Le SNCC s’était opposé y compris à la première marche (Lewis marcha au mépris de la décision de sa propre organisation), qui était considérée comme purement symbolique. Ses membres en voulaient à King, dont ils faisaient référence en privé comme De Lawd [Dieu]. Ils estimaient qu’ils avaient fait le gros boulot et qu’alors King était apparu et avait reçu toute l’attention. Ils ne croyaient pas, en outre, en des dirigeants.
Les négociations, compliquées par l’exigence des fonctionnaires de l’Etat qu’ils n’aient pas affaire personnellement à des Afro-Américains, aboutirent à un compromis. Le résultat fut la deuxième marche, celle du 9 mars. King conduisit les manifestant·e·s le long du pont. Les gendarmes étaient à nouveau alignés et, à nouveau, les marcheurs reçurent l’ordre de se disperser. Mais, subitement, les gendarmes s’écartèrent, invitant King à défier l’ordre du juge. King et Ralph Abernathy s’agenouillèrent et prièrent. Ils firent ensuite faire demi-tour à la ligne de manifestant·e·s et rentrèrent à Selma. La retraite rendit permanente la division entre le SNCC et la SCLC.
Cette nuit-là trois hommes d’Eglise blancs sortirent pour manger à Selma. Ils furent attaqués après avoir quitté le restaurant. L’un d’entre eux, James Reeb, un pasteur unitarien de Boston, reçu un coup de matraque à la tête. La police parvint à retarder son transport vers un hôpital. Il mourut deux jours plus tard. Il était âgé de 38 ans et père de quatre enfants.
Le 15 mars on projeta au juge Johnson des images de la première marche. Complètement dégoûté, il se décida plus tard en faveur de King et autorisa la marche sur Montgomery. Ce même soir le président Johnson prit la parole devant une session conjointe du Congrès et, à la télévision nationale, appela de ses vœux une loi sur les droits électoraux. Le discours fut interrompu à 36 reprises par des applaudissements. C’était le plus important de la présidence de Johnson. « Leur cause doit être notre cause. Parce que ce ne sont pas seulement les Noirs, mais c’est vraiment chacun d’entre nous qui devons triompher de l’héritage paralysant du fanatisme et de l’injustice. Et nous triompherons. » Cette dernière phrase [we shall overcome] constituait le slogan même du mouvement. On prétend qu’une larme coula le long de la joue de King lorsqu’il l’entendit. Ce discours disait aux sudistes que la partie était terminée. C’était, ainsi que le déclara le maire de Selma, Joseph Smitherman, « un poignard planté dans notre cœur ».
Le 21 mars, 3600 marcheurs, protégés par la Garde nationale d’Alabama, se mirent en marche à Selma en direction de Montgomery. King s’adressa quatre jours plus tard devant 25’000 personnes depuis les marches du Capitole où, en 1861, Jefferson Davis prêta serment en tant que président des Etats confédérés d’Amérique. King y fit l’un de ses discours les plus euphoriques, le discours qui se développe autour du refrain How long ? Not long. Il récita, à la fin, les premier et quatrième versets du Battle Hymn of the Republic.
Johnson envoya ce même jour une loi sur les droits de vote au Congrès. Cette nuit-là, sur la route 80 près de Montgomery, des membres du Klan tirèrent sur Viola Liuzzo et la tuèrent, une femme de 39 ans de Detroit, mère de cinq enfants, qui conduisait à leurs domiciles des marcheurs. Deux Blancs du Nord avaient désormais été tués. Peu de membres sudistes du Congrès virent une bonne raison de se jeter eux-mêmes sous les roues du train. Il y eut quelques tergiversations dans des comités présidés par des ségrégationnistes, mais le Voting Rights Act passa la rampe du Sénat par 79 voix contre 18 et celle de la Chambre des représentants par 328 contre 74. Elle fut signée par Johnson le 6 août 1965. Le 20 août, Cager Lee, dont le père avait été vendu comme esclave sur le marché, s’enregistra pour voter.
Entre 1965 et 1968, 740’000 nouveaux électeurs afro-américains s’étaient enregistrés dans le Sud profond. Le pilier central de Jim Crow fut détruit et, avec lui, le régime de ségrégation légale qui avait prévalu pendant 70 ans. La loi donna au pouvoir exécutif une autorité d’application directe en matière de droits électoraux. Elle suspendit, pour une durée de cinq ans, dans les Etats couverts par la loi, l’utilisation de tous les moyens, tels que les tests de literacy, utilisés pour restreindre l’accès aux isoloirs. En outre, des inspecteurs pouvaient se rendre dans les comtés du sud afin d’enregistrer les électeurs. Six Etats étaient concernés initialement, ainsi que des comtés dans plusieurs autres.
L’efficacité de la loi reposait en partie sur l’élimination du problème Screws. Elle remplaçait l’intention par le résultat. Si l’effet d’un changement dans les prescriptions en matière de vote était de restreindre le pouvoir électoral des minorités, l’intention délibérée importait peu. La formulation ne disait rien au sujet de la race, ce qui produisit certaines anomalies : par exemple, l’Alaska fut couvert par la loi bien que la faible participation dans cet Etat eût pour origine le climat et non la discrimination. Elle rétablit toutefois les Afro-Américains dans leurs droits dans le sud des Etats-Unis.
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Elle marqua aussi le terme de la phase « classique » du mouvement des droits civiques. (La première personne à avoir utilisé ce terme pour décrire la période qui fit suite à l’arrêt Brown fut Bayard Rustin.) L’historiographie du mouvement se caractérise par une division sur le poids donné, d’un côté, à la phase classique, appelée aussi Second Reconstruction, et, de l’autre, au « long » mouvement des droits civiques, remontant au tournant des XIXe et XXe siècles (et même avant), et incorporant des événements qui se sont déroulés dans le Nord.
Sur l’ensemble des ouvrages publiés dans la perspective du 50e anniversaire de la Marche sur Washington, deux sont particulièrement utiles au sujet de la politique du mouvement. Le premier est celui de May, Bending Toward Justice, qui concerne la « phase classique » et est un compte rendu vivant, incorrigiblement partisan, de Selma et du Voting Rights Act. (Le titre fait référence à un proverbe de l’abolitionniste Theodore Parker [1810-1860], cité par King sur les marches du Capitole d’Alabama : « L’arche de l’univers moral est longue mais elle tend vers la justice. ») Une partie du matériel utilisé est couvert par des livres plus anciens, telle que [la biographie de Martin Luther King] Bearing the Cross (1986) de David Garrow et la trilogie de Branch, qui constituent deux stupéfiantes réussites en termes de recherche et de récit. May raconte cependant l’histoire de sa propre manière et il est à même d’ajouter de nombreux détails, en particulier au sujet de l’homicide de Jackson, au sujet duquel il remercie John Fleming, un journaliste du Star d’Anniston et membre de l’équipe du Civil Rights Cold Cases Project, pour son aide. Parmi les parallèles entre le nazisme et le racisme sudiste on compte la difficulté de déférer en justice les auteurs de violence raciste, la plupart desquels ne firent rien pour masquer leurs identités. Fleming parvint à faire en sorte que James Fowler reconnaisse, en 2004, l’homicide de Jackson. Il fut reconnu coupable de meurtre au second degré en 2010 et condamné à six mois de prison.
The March on Washington de Jones est un travail distinct appartenant à la seconde école. Il offre une alternative au compte rendu standard en insistant sur le rôle joué dans le mouvement par les syndicats et les groupes de femmes. (Bien que de nombreux héros du militantisme des droits civiques, de Pauli Muray [1910-1985 – à son sujet, on lira avec profit Defying Dixie de Glenda Elizabeth Gilmore, Norton, 2009] à Diane Nash [née en 1938] en passant par Rosa Parks [1913-2005] et Fannie Lou Hamer [1917-1977], pas une seule femme ne fut intégrée au programme officiel, d’une durée de trois heures, du Lincoln Memorial, le 28 août 1963 [où King fit son fameux discours Je fais un rêve ; à cette liste on pourrait ajouter la personne d’Ella Baker].) Jones insiste sur le fait que la Marche concernait bien plus que le fameux discours de King – tellement plus qu’il consacre moins de deux pages à celui-ci. Il se pourrait qu’il s’agisse là d’un cas de « surcorrection ». King comprenait que, sans opportunité économique, l’égalité raciale ne signifiait pas grand-chose. Après 1965, il consacra sa vie à la question de la justice économique [1].
L’idée de marcher sur Washington remonte à 1941, lorsque Randolph planifia une marche afin de contraindre Franklin Roosevelt à interdire la discrimination à l’emploi dans les entreprises liées à la défense et dans les forces armées. Randolph annula la marche lorsque Roosevelt créa la Fair Employment Practices Commission. Mais, après la guerre, le Congrès supprima cette commission. Ainsi que Jones l’explique, Randolph concevait la marche de 1963 comme une résurrection de sa vieille croisade. Il accepta d’intégrer le programme de King afin d’augmenter la participation. C’est la raison pour laquelle, sur les photographies de la marche, on peut voir des pancartes sur lesquelles il est écrit March on Washington for Jobs and Freedom. La partie « jobs » était celle de Randolph.
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C’était une source de profond ennui pour la NAACP que King reçoive l’attention médiatique alors que l’organisation engageait les actions en justice et payait les factures. Wilkins [1901-1981, secrétaire exécutif de la NAACP à partir de 1955, puis directeur exécutif à partir de 1964], au cours d’une réunion en 1963, se tourna vers King et lui dit : « Si, avec vos efforts, vous êtes parvenu à déségréger quoi que ce soit, vous seriez aimable de m’éclairer. » King comprit. « Je suppose que la seule chose que je sois parvenu à déségréger jusqu’ici c’est quelques cœurs humains », répondit-il.
Le mouvement d’action directe ne concernait toutefois pas l’interprétation du 14e amendement [ratifié en 1868, visait à protéger les droits des anciens esclaves, garantissait la citoyenneté de toute personne née aux Etats-Unis ; la Cour suprême se fonda sur cet amendement pour rendre son jugement interdisant la ségrégation des écoles en 1954]. Il s’agissait d’images et de sons, des chants et des prêches d’un peuple qui était, ainsi que King aimait à dire, « en mouvement ». Le documentaire en 14 parties dont Julian Bond est le narrateur, Eyes on the Prize, diffusé sur PBS en 1987 et 1990 est une ressource fantastique en ce qui concerne cette dimension d’images et de sons ainsi que pour les entretiens avec les participant·e·s qu’il contient. Les premières six parties, couvrant la « phase classique », est désormais disponible en DVD.
Le meilleur témoignage est, pourtant, le brillant documentaire de trois heures King : A Filmed Record… Montgomery to Memphis réalisé par Ely Landau et diffusé une seule fois, en 1970. Il est sorti en DVD en janvier dernier, chez Kino. Il n’y a pas de narration. Au-delà des événements incontournables, on trouve des prises de vue de King dans une attitude moins formelle, avec un grand sourire alors que Mahalia Jackson chante Joshua Fought the Battle of Jericho dans une église de Chicago, et évoque les temps où il avait le plus peur.
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Pourquoi la « phase classique » arriva à son terme ? Il est facile d’y répondre : la division du mouvement sur la question de la non-violence ; la difficulté de faire face à la discrimination dans des lieux, comme Chicago, qui n’avaient pas de lois Jim Crow et, plus généralement, le déplacement du pivot de la race vers la classe sociale ainsi que, par-dessus tout, la guerre du Vietnam. Dudziak écrit que « la guerre devint l’élément définissant l’Amérique à l’étranger. Toutes les autres questions perdirent de l’importance. » L’opposition de King à la guerre lui coûta son accès à la Maison-Blanche. Le remplacement de l’intention par le résultat en tant que critère pour déterminer l’existence de la discrimination (le résultat est le critère utilisé dans les programmes d’affirmative-action [« discrimination positive »]) – conduisit à un renversement dans l’attitude des Blancs. En 1964, 60% des Noirs et 39% des Blancs étaient d’accord sur le fait qu’un « véritable changement » était survenu dans la situation des Afro-Américains. En 1976, c’est 63% des Blancs qui approuvaient cette affirmation, contre seulement 32% des Noirs.
Une question plus complexe est celle de savoir pourquoi la « phase classique » dura aussi longtemps. La réponse a sans doute quelque chose à voir avec la personnalité de King et la nature de son leadership. En tant qu’étudiant au Crozer Theological Seminary et à l’Université de Boston, King s’intéressa au mouvement du Social Gospel [« évangile social »] ainsi qu’à la campagne de Gandhi pour l’indépendance de l’Inde. Mais il ne semble pas qu’il ait imaginé qu’il dirigerait lui-même une croisade pour la justice sociale. Branch suggère qu’il espérait à l’origine prêcher puis occuper ensuite un poste universitaire.
Lorsque King fut approché pour parler, en 1955, au premier meeting de masse des boycotteurs de bus de Montgomery, King était âgé de 26 ans. Il refusa, puis il changea d’avis lorsqu’on lui assura qu’il n’aurait pas à prendre une position dirigeante. King disposa de moins d’une demi-heure pour préparer son discours, qu’il délivra dans l’église baptiste de Holt Street devant une foule débordante de plus de 5000 personnes. C’est un discours puissant : « Si nous sommes dans l’erreur, alors Dieu tout puissant est dans l’erreur ! » Il dut sentir, des réactions frénétiques, que c’est une tâche pour laquelle il était destiné. Et c’est tout ce qu’il fit. Il ne songea jamais à se présenter à des élections. Bien qu’il ait été tenté, cajolé et appâté, il n’abandonna jamais son engagement en faveur de la non-violence.
Les activistes du SNCC n’étaient pas les seuls à penser que King était un opportuniste. C’est aussi ce que pensait [Thurgood] Marshall, l’homme qui défendit Brown devant la Cour suprême. Ainsi que J. Edgar Hoover [chef du FBI], qui tenta de convaincre Kennedy que King était la dupe des communistes et qui suspendit, dans le cas de King, la pratique du FBI d’avertir les personnalités politiques des menaces de mort qui planaient sur elles.
C’est également ce que pensa, un temps, Roger Wilkins, un procureur général assistant au sein du Département de Justice de Johnson. C’est alors que, en 1966, Wilkins alla voir King à Chicago où, face à la violence néonazie, ce dernier tentait d’obtenir que la ville s’occupe des problèmes de la pauvreté dans les quartiers. King avait loué un appartement dans un bâtiment sans ascenseur dans un quartier de taudis. Lorsque Wilkins et un autre juriste du Département de Justice montèrent les escaliers, ils trouvèrent King dans une petite pièce sans aération d’un appartement de type « railroad » [ce terme désigne les appartements allongés, s’organisant autour d’un long couloir, faisant ainsi songer aux wagons de passagers disposés le long d’un long couloir d’un côté et abritant des compartiments de six passagers de l’autre], s’adressant à 40 ou 50 gosses de gangs. Il tenait un séminaire sur la non-violence. Wilkins déclara plus tard à un biographe de Lyndon B. Johnson que « cela dura quatre heures. Aucun photographe, aucun journaliste n’était là. Il n’y avait aucune gloire là-dedans. Il fit aussi attendre pendant des heures, alors qu’il parlait, deux procureurs généraux assistants des Etats-Unis. » Lorsque King termina il était quatre heures du matin. Il réveilla Coretta, qui fit du café. « Nous nous sommes assis et nous avons parlé, ajouta Wilkins. C’était un grand homme, un grand homme. »
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King était convaincu que la défense du droit de vote des minorités était de la responsabilité de l’exécutif. Pendant des années, alors que les militant·e·s des droits civiques étaient battus, emprisonnés et assassinés à travers le Sud, King supplia la Maison-Blanche d’envoyer des autorités fédérales pour protéger les campagnes d’enregistrement sur les listes électorales. Les présidents et procureurs généraux trouvèrent toujours des raisons de refuser. Le Congrès donna finalement, avec le Voting Rights Act de 1965, à l’exécutif les outils et l’autorité nécessaires pour appliquer la loi.
Avec son arrêt dans le cas Shelby versus Holder, la Cour suprême a retiré une bonne partie de cette autorité. Les plaintes au sujet de violation du 15e amendement devront à nouveau être menées devant des cours de justice, soit un processus long et coûteux qui fait reposer le fardeau de la preuve sur le plaignant. Ainsi que Richard Pildes, un expert en matière de droits électoraux à la School of Law de l’Université de New York, et d’autres l’ont affirmé, une partie de la responsabilité de cette décision revient au Congrès. La Cour envoya au Congrès un signal, en 2009, dans le cas Northwest Austin Municipal Utility District versus Holder, que ce dernier devait revoir la définition de la loi au sujet de quels lieux étaient couverts, en les invitant ainsi à procéder à des changements en matière de règlements électoraux en accord avec le Département de la Justice. Cette disposition n’avait pas été révisée depuis le milieu des années 1970. Mais il était politiquement opportun pour le Congrès de renouveler la loi plutôt que d’ajouter des lieux où la discrimination est aujourd’hui un problème.
« Notre pays a changé », affirme le président de la Cour suprême, John G. Roberts, un sentiment dont s’est fait l’écho le juge Thomas. Ils ne pouvaient pas dire que la race n’était plus un problème. Le Times a signalé qu’un endroit attendant avec impatience la décision de la Cour suprême était Beaumont, au Texas, où le Département de la Justice avait bloqué plusieurs tentatives menées par un groupe de citoyens blancs de modifier les dispositions électorales avec pour motif explicite de détrôner la commission scolaire composée à majorité par des Noirs. Qu’est-ce qui a tant changé à ce sujet ?
Louis Menand