L’intitulé de ce débat « étendre le salaire pour rompre avec le capitalisme ? » précise les termes de la discussion que nous souhaitons avoir avec toi.
Il ne s’agit pas de revenir ici sur l’actualité et l’importance de la cotisation sociale et du salaire socialisé dans les mobilisations qui s’annoncent en défense de la protection sociale et notamment celle des retraites. Nous les abordons dans d’autres ateliers de cette université d’été, et elles nous semblent très largement faire accord entre nous.
La réflexion que tu poursuis et approfondis dans tes derniers ouvrages est plus ambitieuse : elle vise, en s’appuyant sur la dynamique anticapitaliste du salaire socialisé, à définir les éléments d’une stratégie pour en finir avec le capitalisme. Elle cherche aussi à préciser les contours de la société nouvelle que nous voulons construire et que tu désignes comme l « avènement du salariat ».
Ces réflexions nourrissent et renouvellent un débat tombé en désuétude depuis l’effondrement du stalinisme tant sur la définition d’une stratégie anti capitaliste que sur le projet de société alternatif quelque soit le nom qu’on lui donne. Ce débat est pourtant urgent, face à l’aggravation de la crise du capitalisme.
Commençons par relever 3 points qui montrent une approche commune.
a) Le NPA partage (et c’est même la raison de son existence) le sentiment que tu exprimes dans les premières pages de « l’Enjeu du salaire ». La crise nourrit et nourrira la révolte contre les méfaits du capitalisme, mais cette révolte ne mène pas nécessairement à l’avènement d’une société débarrassée de l’exploitation capitaliste. Si, comme tu l’indiques, l’exaspération populaire ne parvient pas à dépasser le scepticisme quant à la possibilité d’une alternative, elle peut faire le lit non du socialisme mais d’une nouvelle barbarie dont l’extrême droite est porteuse. L’actualité, en France, mais plus encore dans un pays comme la Grèce ou les ravages de la crise sont beaucoup plus profonds, en témoigne.
Nous pouvons sans hésitation faire notre ta conclusion : « …la responsabilité de celles et ceux qui se mobilisent contre les politiques d’austérité et le recul des droits…est d’ouvrir à l’exaspération populaire les voies de sortie du capitalisme »
b) Le second point d’accord, porte sur la nécessité de s’attaquer aux fondements mêmes de la société capitaliste, c’est-à-dire à la propriété privée des grands moyens de production et d’échange, (que tu désignes par le terme de « propriété lucrative »).
Comme nous le faisons, tu te démarques de projets « antilibéraux », qui se limitent à vouloir « faire plus » qu’un parti socialiste, converti au libéralisme et ayant renoncé à toute avancée sociale même limitée. Ces projets disons « réformistes de gauche » visent à atténuer ou corriger les inégalités et les conséquences les plus néfastes du capitalisme. Mais faute de mettre en cause la propriété privée capitaliste ils ne permettent pas de sortir les producteurs de l’état de « force de travail », de « mineurs économiques », exclus de toute décision et contrôle sur les richesses qu’ils produisent et les moyens de les produire.
c) Le troisième point d’accord, lui aussi essentiel, est la nécessité d’enraciner le projet d’émancipation sociale dans le mouvement réel des luttes et dans les acquis sociaux et les institutions créés par les travailleurs dans ces luttes. Le salaire socialisé, la Sécurité Sociale sont des éléments décisifs de ce que tu nommes un « déjà là émancipateur » susceptible de faire le pont entre les combats sociaux immédiats et le renversement de la société capitaliste.
Nous sommes, nous aussi, convaincus que l’émancipation des salariés ne se trouve pas dans une utopie déconnectée (« à coté » dis tu) des combats sociaux réels. Elle ne peut, non plus résulter de la seule dénonciation des méfaits du capitalisme et d’une propagande abstraite pour le socialisme, juxtaposées avec les revendications quotidiennes cherchant à améliorer le sort des travailleurs dans le cadre du système. Le projet que tu formules, s’appuyant sur le « déjà là émancipateur » s’apparente à ce que je pourrais appeler, dans la tradition qui est la mienne stratégie de transition, programme et revendications transitoires.
Le terrain étant ainsi balisé sur ce qui me semble être un cadre commun à nos discussions, je voudrais aborder les interrogations et les critiques concernant tes propositions.
Je me limiterai à 2 questions liées d’ailleurs l’une à l’autre. La première c’est le fondement théorique nouveau que tu donnes au salaire socialisé en t’appuyant sur l’exemple des retraites. La pension serait le résultat du « travail » des retraités, à laquelle serait, affectée une « valeur économique » a l’origine du salaire à vie que constitue la pension, raisonnement que tu étends aux parents, aux soignants, et aux chômeurs.
La seconde porte sur la possibilité et les modalités d’une stratégie de sortie du capitalisme par l’extension du salaire socialisé, et l’affirmation de ce que tu appelles les « institutions du salariat ». Elle est résumée par la formule « 100% du PIB à la cotisation ».
Extension du temps libre, ou « libre travail » du retraité ?
Cette discussion part du constat d’une réalité sociale nouvelle qui s’est imposée à la fin du 20e siècle : une partie significative des retraités n’est plus composée de pauvres, devenus inaptes au travail, avec pour tout revenu une retraite misérable (à moins qu’ils n’aient eu les moyens d’épargner). Au contraire, une part d’entre eux bénéficie d’un salaire à vie, proche (pour les générations parties en retraite dans les années 90) de leur salaire de fin d’activité. Retraités « en bonne santé », Ils sont également nombreux à avoir une vie sociale très active. Pour reprendre tes exemples, ils s’occupent de leurs petits enfants ou de leurs vieux parents, participent à la vie associative, continuent de militer activement dans leurs syndicats ou partis politiques ou mouvements sociaux, cultivent leur jardin, voyagent, participent à de nombreuses activités culturelles ou sportives.
Ainsi, les régimes de retraites par répartition ne financent plus seulement, par du salaire, la situation de salariés dans l’incapacité d’être dans l’emploi, mais des salariés qui n’occupent aucun poste de travail, alors qu’ils seraient en état de le faire. Des retraites qui ne sont plus de l’assistance, mais un salaire continué, et des retraités payés par ce salaire, qui ont une libre activité, plutôt que d’être au travail. C’est d’un point de vue capitaliste un double scandale auquel s’attaquent les contre réformes, avec pour but 1) De ramener le niveau des pensions, à une assistance minimum, en ouvrant ainsi la voie pour ceux qui le peuvent à la capitalisation. 2) De contraindre les salariés à rester le plus longtemps possible dans un emploi. La retraite étant réservée à ceux « qui ne peuvent plus travailler ».
Notre débat commence sur la lecture que tu as de cette réalité nouvelle dans tes derniers ouvrages, « l’Enjeu des Retraites » et « l’Enjeu du Salaire ».
Selon toi, si les retraités sont actifs après 55 ans c’est qu’ils « travaillent ». Dans une récente interview à l’Humanité [1], tu t’exclames : « Si on dit retraite à 55 ans, ça oblige [je souligne JCL] à expliquer que les retraités travaillent, sinon les gens vont s’étonner « attendez, on ne fait plus rien à 55 ans ? ». La retraite ce n’est pas la revendication du loisir après une longue vie de travail, c’est une seconde carrière libérée de l’emploi et de la mise en valeur du capital »
Si « les gens » dont tu parles s’étonnent c’est bien qu’ils ont intégré profondément les normes de la société capitaliste. : si l’on n’est pas « au travail » alors qu’on pourrait y être, on est un « fainéant » doublé d’un « assisté », vivant au dépend de ceux qui se lèvent tôt et vont eux « au travail ».
C’est bien contre ces normes que nous nous battons toi comme nous, en défendant cet outil d’émancipation qu’est le salaire socialisé, mais aussi cet autre outil d’émancipation, objet lui aussi des grands combats ouvriers du 20e siècle qu’est la réduction du temps de travail libérant ainsi pour le salarié un temps de loisir, c’est-à-dire un temps libre dont on peut faire ce que l’on veut.
Retraite et réduction du temps de travail
La retraite est devenue l’un des aspects de la réduction du temps de travail, qui ne doit pas être envisagée seulement à la semaine ou à l’année (RTT, congés annuels) mais aussi sur l’ensemble de la vie.
Réduire le temps de travail dans l’emploi et le délimiter strictement est nécessaire, pour définir le temps libre à la disposition du salarié, c’est pourquoi il me semble indispensable de définir (pour la limiter) la durée de ce temps de travail sur la durée de la vie comme nous la définissons à la semaine, ou que nous définissons le nombre de nombre des congés annuels et des RTT.
C’est ainsi que nous devons me semble-t-il aborder la discussion sur le nombre d’années de cotisations pour la retraite, la définition d’un âge de départ (60 ans ou 55 ans) étant insuffisante. C’est pourquoi nous sommes un certain nombre à proposer qu’on discute d’une formule du type 32h ou 30h et 32 ou 30 années de cotisations, les 37ans ½ ne correspondant plus ni à l’accroissement de la productivité du travail, ni à l’âge auquel on entre aujourd’hui dans l’emploi.
La réduction massive du temps de travail préfigure la société future que nous voulons construire, où non seulement il sera possible de satisfaire les besoins de tous, mais également où, grâce aux progrès de la productivité du travail (elle a été multipliée par 30 en un siècle !), le temps de travail « contraint » et « subordonné » pour satisfaire ces besoins ne cessera de se réduire, laissant une place croissante au loisir créateur, à la participation à la vie politique et sociale (il n’y a pas de démocratie réelle sans réduction massive du temps de travail). Alors, selon la formule utilisée par Marx, « ce ne sera plus le temps de travail qui sera l’étalon de la richesse, mais le loisir ».
Loisir ou travail ?
« Loisir » , « temps libre » ou « travail libéré de l’emploi et de la mise en valeur du capital » s’agit il d’une simple querelle de mots, qui n’aurait pas alors grand intérêt ? Si pour toi, le retraité « travaille » c’est qu’il produit quelque chose : des tomates dans son jardin, du lien social, de l’éducation, du soin. Il se rend socialement utile. Il n’est ni dans le loisir ni dans l’oisiveté.
Ainsi, par exemple, s’occupe-t-il de ses petits enfants ou de ses vieux parents. Mais le ou le plus souvent la retraitée peut ne pas avoir du tout envie de s’occuper de ses petits enfants estimant, par exemple, qu’elle a « assez donné » en s’occupant de ses enfants quand elle était dans l’emploi, et que pour elle, les couches, la surveillance ou la participation aux jeux et l’accompagnement aux activités diverses, c’est fini. Elle peut préférer profiter de son temps de loisir, aller se promener seule se reposer ou lire, et c’est son droit.
Le ou la retraité peuvent également considérer qu’ils se sentent dans la totale incapacité d’accompagner leurs vieux parents en fin de vie, cette souffrance étant trop difficile à supporter pour eux, ils peuvent décider qu’ils ne consacreront pas davantage leur temps à mener une action bénévole (qui dans ta lecture deviendrait un travail, rémunéré à leur qualification) en animant un club de football ou en participant à des actions humanitaires. Ils peuvent enfin avoir horreur de cultiver des tomates dans leur jardin.
C’est leur droit, et c’est bien l’aspect subversif du salaire socialisé, permettre, comme tu le disais, de manière certes un peu provocatrice, mais juste, il y a quelques années de ne « rien » faire.
Le retraité un « travailleur » du soin de l’éducation et de l’action sociale ?
L’extension de la notion de « travail » au retraité est, de plus, source d’une regrettable confusion, entre le travail des professionnels dans l’emploi (soignants, travailleurs sociaux, de l’enseignement ou de la petite enfance) et l’activité des retraités dans un cadre familial ou associatif. Cela pose d’autant plus problème que ces métiers ont eu beaucoup de mal, comme tu le soulignes (la « bonne sœur ! »), à émerger de la charité et du bénévolat et à se professionnaliser. Malheureusement la « bonne sœur » que tu penses chasser par la porte, en la transformant en « travailleuse » produisant de la « valeur économique » risque fort de revenir par la fenêtre en la personne du retraité bénévole, producteur lui aussi selon toi de « valeur économique ».
Transformer le retraité qui s’occupe de ses petits enfants, de ses parents, ou de personnes en situation de détresse ou de précarité en « travailleur » « payé à sa qualification », producteur comme le soignant ou le travailleur social de « valeur économique anticapitaliste » risque d’apporter un renfort théorique aussi inattendu que paradoxal aux réformes libérales visant à remplacer les services publics et leurs professionnels par des « aidants » retraités bénévoles ou familiaux .
Le retour de la « contrepartie » ?
La théorie du « travail » des retraités, que tu étends au « travail » des parents bénéficiaires des allocations familiales ou aux chômeurs ne risque-t-elle pas d’ouvrir aussi, la boite de Pandore de la « contrepartie » aux prestations sociales ?
Dans l’interview déjà citée à l’Humanité, tu parles de « l’acte révolutionnaire » d’Ambroise Croizat qui a consisté à doubler le taux de cotisations et à tripler le montant des allocations familiales et tu ajoutes : « Est-ce qu’Ambroise Croizat ponctionne la valeur capitaliste pour financer l’activité des parents ? Pas du tout ! la hausse formidable du taux signifie qu’on attribue de la valeur économique au travail des parents [souligné par moi JCL] » Je reviendrai par la suite sur ce qui me semble le cœur du débat, la « ponction de la valeur capitaliste ».
Je veux ici seulement insister sur le terrain plus que glissant où tu engages la notion de « travail » des parents. Car s’ils ne font pas leur travail, s’ils laissent leurs enfants trainer le soir dans les rues et devenir des délinquants doivent ils bénéficier de la « valeur économique » de cette absence de travail ? Ne risque t on pas ainsi de légitimer la suppression des allocations familiales aux parents de mineurs délinquants préconisées par les politiques sécuritaires et libérales ? On voit bien comment la même logique peut aussi s’appliquer aux chômeurs.
La notion de « travail » du bénéficiaire du salaire socialisé, ne peut, selon moi que fragiliser la notion de « droit inconditionnel » . On peut pousser le raisonnement à l’absurde, parce qu’il révèle me semble-t-il les difficultés soulevées par cette cette théorie, en s’interrogeant sur la nature de la « valeur économique » produite par le retraité qui n’a plus pour horizon que son fauteuil et son lit, et n’a plus aucune activité, ou en se demandant si le malade sur son lit d’hôpital produit la « valeur économique » de ses indemnités journalières ?
Que reste-t-il du salaire socialisé ? Le cœur de la discussion tourne me semble-t-il autour de l’origine de la cotisation sociale. Ton invitation à « déplacer le regard » de ce que tu désignes comme la « convention capitaliste du travail », a un gros inconvénient : nous détourner de ce qui est le véritable enjeu du salaire socialisé, et de ce qui d’ailleurs motive l’offensive actuelle du patronat et de ses soutiens contre la protection sociale et son financement par des cotisations.
Toujours dans la même interview à l’Humanité tu affirmes « la cotisation, grande invention révolutionnaire de la classe ouvrière ne ponctionne pas le profit [je souligne] ni la rémunération de la force de travail, ces deux institutions du capital. Elle les remplace pour financer une croissance non capitaliste ». C’est bien là que se trouve, à mon avis, la divergence essentielle.
Ainsi se trouve escamoté l’enjeu central de la répartition de la richesse nouvelle produite, dans le cadre de la production des entreprises capitalistes entre ce qui revient aux salariés (sous forme de salaire, socialisé ou non) et la part de travail gratuit extorquée qui devient profit et permet l’accumulation du capital.
Le MEDEF pour sa part ne se trompe pas de combat. Il fait de la lutte pour la baisse du « cout du travail » de ce qu’il appelle les « charges » un point déterminant de son programme. Il sait que la hausse des salaires (que ce soit la part directe ou socialisée) est une baisse de ses profits.
Pour les patrons, il est insupportable qu’une partie de la valeur nouvelle créée par la mise en mouvement de leur capital soit consacrée, à verser du salaire à des salariés qui, de plus, ne sont pour eux à l’origine d’aucun profit, puisqu’ils ne produisent pas, étant malades, chômeurs, en congé de maternité, ou à la retraite. La richesse ainsi « gaspillée » serait d’un point de vue capitaliste beaucoup plus « utile » si elle allait grossir les profits, et c’est bien cela que le MEDEF combat et non la production de « valeur économique non capitaliste » par le retraité.
C’est d’ailleurs ce que dans tes ouvrages précédents tu expliquais très clairement. « Ainsi, les salariés retraités perçoivent une portion du salaire courant, correspondant au travail courant des salariés occupés [c’est-à-dire dans l’emploi JCL], portion légitimée par leur travail d’emploi passé, sans que celui-ci en soit d’aucune façon la contrepartie ». écrivais-tu dans « Et la cotisation sociale créera l’emploi »
Le salaire socialisé répartit la valeur nouvelle créée par ceux qui occupent un emploi, valeur qui est ensuite répartie entre l’ensemble des salariés, dans ou hors emploi. C’est dans cette solidarité « salariale » que se constitue le « travailleur collectif » qui fait du chômeur un travailleur privé d’emploi, du retraité un salarié pensionné ou du malade un salarié en arrêt de maladie, et qui permettra demain de faire de l’étudiant touchant un présalaire grâce aux cotisations sociales un « salarié en formation ».
Comme le suggérais, le titre de ton ouvrage, l’emploi est ici le pivot de la socialisation du salaire puisque 1) c’est la mutualisation des cotisations issues de la richesse nouvelle créée par les salariés dans l’emploi, qui finance les pensions (et les autres prestations sociales). 2) C’est à l’occasion de l’emploi que se constitue le « droit au salaire » qui devient un droit attaché à la personne.
Au terme de la mise à jour à laquelle tu procèdes avec la théorie nouvelle du travail des retraités, on peut s’interroger sur ce qu’il reste exactement de la notion de salaire socialisé. Peut-on encore parler de salaire ? alors que la valeur nouvelle produite, n’a plus la même origine que le salaire direct, mais est issue d’un nouveau mode de production en gestation à coté du mode de production capitaliste Peut-on encore parler de socialisation, si finalement chacun produit la valeur correspondant à son travail ?
Sortir du capitalisme par le salaire ?
La montée en puissance d’une nouvelle « convention du travail », d’un nouveau mode de production se substituant progressivement à la « convention capitaliste du travail », que tu présentes dans tes derniers ouvrages, vient à l’appui d’une vision progressive de la sortie du capitalisme, que je voudrais maintenant aborder. Il constitue le 2e point de notre discussion.
Le salaire socialisé peut il être étendu jusqu’à 100% du PIB, c’est à dire jusqu’à extinction du capitalisme et à quelles conditions ?
Ce débat porte non sur la légitimité d’une telle démarche, mais sur la possibilité de la mener jusqu’au bout ; ou, plus précisément de la mener jusqu’au bout sans avoir auparavant privé la bourgeoisie de ses capacités de riposte, autrement dit, sans la constitution au préalable d’un nouveau pouvoir politique par les salariés.
Tu présentes dans tes ouvrages l’extension de la socialisation du salaire au cours du 20e siècle comme un mouvement progressif. Il aurait permis, grâce aux luttes sociales et à la pression syndicale d’affecter une part croissante de la richesse produite aux cotisations sociales (elles représentent aujourd’hui près de la moitié de la masse salariale). Ce mouvement aurait atteint son apogée à la fin des années 80 et aurait alors été interrompu par ce que tu nommes « la réforme ».
Il s’agirait donc de réarmer un mouvement ouvrier désorienté et subissant la forte pression de l’idéologie « réformatrice », pour mener à terme le mouvement engagé. « L’assèchement » du profit, qui en résulterait, permettrait de déposséder de leur pouvoir les « propriétaires lucratifs ».
Cette lecture « gradualiste » de la montée en puissance de la cotisation sociale me semble discutable, pour deux raisons. 1) pas plus pour le salaire direct que pour la cotisation sociale, il n’y a de tendance inéluctable à la progression du salaire, mais des fluctuations liées, à plusieurs facteurs en interaction les uns avec les autres : la situation économique, les luttes sociales, le degré d’organisation et de combattivité du mouvement syndical.
2) Le Capital peut accepter, ou tolérer, dans des situations précises l’accroissement de la part des salaires, et la diminution concomitante de la part des profits, mais qu’il ne se résoudra jamais à la chute durable de ceux-ci en dessous du seuil minimum assurant la reproduction du système et encore moins à la disparition de sa mainmise sur les moyens de production.
Le passage à 100% du PIB affecté à la cotisation n’est pas quantitatif, mais qualitatif, il signifie non une progression des « institutions du salariat », mais la disparition du mode de production capitaliste. La riposte de la bourgeoisie sera en conséquence à la hauteur de ce danger, mortel pour elle.
a) « Mouvement séculaire » vers la socialisation du salaire ou fluctuations du salaire
A propos du salaire direct, Marx a insisté sur le fait que le niveau des salaires était dépendant, du niveau de développement des forces productives, de l’importance du chômage, de l’intensité des luttes de classe, de la puissance du mouvement syndical. Le salaire, rémunération de la force de travail ne correspond pas à une réalité physiologique a-historique. Il intègre, des éléments qualifiés par Marx « d’historiques et moraux », correspondant à la satisfaction de besoins qui jusque là n’entraient pas pris en compte. Il ne peut pour autant s’élever à un niveau qui mettrait en cause durablement le taux de profit, à la base de l’accumulation capitaliste. Le système se donne alors les moyens de corriger la situation en exerçant une pression, notamment par le développement du chômage pour corriger pour permettre la remontée du taux de profit.
Le salaire socialisé n’échappe pas à cette loi, d’autant plus qu’il est porteur d’une dynamique subversive. La grande nouveauté du salaire socialisé est, en effet, d’avoir permis non seulement de satisfaire des besoins nouveaux, mais de l’avoir fait en opposition à l’une des caractéristiques principales du salaire : la rémunération individuelle du salarié, en fonction de la quantité de travail fournie, mesurée par son temps de travail.
Le salaire socialisé anticipe sur le principe socialiste d’une répartition des richesses en fonction des besoins et non des moyens de chacun.
C’est pourquoi, le salaire socialisé n’a pu prendre son essor que dans circonstances particulières, en Allemagne à la fin du 19e siècle pour contrer la marche au pouvoir de la social-démocratie, ou en France à l’occasion de grands combats sociaux et d’un rapport de force extrêmement favorable aux salariés (conventions collectives acquises en juin 36, Sécurité Sociale créée en 1945).
Les années de forte expansion économique, de luttes sociales importantes, de rapport de force favorable au mouvement syndical qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont permis le maintien et le renforcement de ces acquis.
Le retournement des années 80, et notamment la montée du chômage a créé des conditions nouvelles dans lesquelles s’est engouffrée l’offensive « réformatrice » que tu décris à partir dans le contexte d’une croissance réduite de l’économie capitaliste, voire de récession, de montée du chômage faisant pression sur les salaires directs ou indirects. L’offensive actuelle, dans le cadre des politiques d’austérité, montre précisément qu’il ne peut y avoir de montée en puissance continue du salaire socialisé. Ce qui est à l’ordre du jour, pour faire payer cette crise au salarié c’est le recul de la part des salaires (le cout du travail) directs ou indirects.
b) De 60 à 100% du PIB, il n’y a pas continuité, mais rupture
Le second point, et certainement le principal de cette discussion, c’est la possibilité de poursuivre l’extension du salaire socialisé, au-delà de limites qui mettent en cause le système.
il existe une différence qualitative entre imposer (en s’appuyant sur la mobilisation et la puissance syndicale) une répartition entre salaires et profits, plus favorable aux salariés et renverser les fondements mêmes de la société capitaliste.
Face à la menace de sa disparition en tant que classe, (indépendamment du sort individuel de ses membres) la bourgeoisie a des moyens tant économiques que politiques pour rétablir la situation en sa faveur, et elle les utilisera tant qu’elle n’en aura pas été privée.
Le Capital dispose du pouvoir d’investir et donc de cesser d’investir quand le taux de profit tombe trop bas. Lorsque les salaires augmentent plus vite que la productivité du travail, se mettent en place de mécanismes de réadaptation : hausse des prix, inflation, chute des investissements, réduction de l’emploi et « restructurations », visant à les faire baisser le niveau des salaires.
Parallèlement, sur le plan politique la bourgeoisie dispose pour rétablir la situation de la puissance de l’Etat et notamment de ses forces de répression, et si celles si s’avèrent partiellement défaillantes elle peut susciter la montée de forces extra étatiques par le développement de groupes para étatiques (fascisme).
Cette capacité de réaction doit être anticipée et intégrée à notre stratégie, faute de quoi l’échec sera au rendez vous, et la bourgeoisie reprendra plus ou moins brutalement l’initiative. C’est pour ces raisons qu’il ne me semble guère possible d’envisager, la conquête du pouvoir « par le salaire » sans qu’au préalable les salariés se soient donné les moyens de conquérir le pouvoir en créant leur propre appareil d’Etat et en se dotant des moyens de neutraliser la résistance de la bourgeoisie.
Dire cela, n’est pas dire qu’il faut renoncer a la lutte pour étendre jusqu’au bout le salaire socialisé, comme toute revendication qui met en cause le fonctionnement « normal » du capitalisme (comme l’exigence de l’interdiction des licenciements, de la réduction massive du temps de travail, le contrôle des salariés sur la production, l’expropriation des banques et des grandes entreprises). C’est dire :
1) Que l’extension du salaire socialisé ne peut être la perspective unique, et qu’elle doit être intégrée dans un programme d’ensemble pour sortir du capitalisme. En particulier, deux combats, celui d’extension du salaire socialisé celui de la réduction massive du temps de travail et du partage du travail entre tous sont deux combats émancipateurs convergents, préfigurant la société que nous voulons construire. On ne peut réduire l’un à l’autre : la perspective que nous devons tracer peut être résumée par la formule. Pas de plein emploi sans « plein salaire » c’est-à-dire sans défense et extension du salaire socialisé Mais en même temps « pas de plein salaire sans plein emploi », en réduisant le temps de travail, et en le partageant entre tous.
2) Que, si cette revendication est un axe de mobilisation essentiel pour sortir du capitalisme, sa réalisation effective suppose en préalable l’instauration d’un nouveau pouvoir politique par les salariés.
3) Enfin, quand l’épreuve de force est engagée avec la bourgeoisie, elle doit être menée à son terme, c’est-à-dire jusqu’à la question du pouvoir. Elle ne peut en rester à des avancées, fussent elles considérables, sur le salaire socialisé. C’est bien la question qui fut posée dans les grands moments de la lutte de classe en France, 1936, 1945, ou 1968. Fallait il, considérant que de grandes revendications (dont les conventions collectives, la création de la Sécurité Sociale) étaient satisfaites « savoir terminer une grève » comme l’a préconisé le PCF, ou bien, comme le défendait les courants révolutionnaires de l’époque, fallait il poursuivre la mobilisation, considérant que c’était dans de telles circonstances que la question du renversement du capitalisme était posé. Ce débat stratégique : rupture ou transformation graduelle de la société, conserve aujourd’hui sa pertinence.
Ajoutons que si l’on se situe, comme tu le fais, dans une perspective internationale, la place occupée par le salaire socialisé dans un programme de revendications transitoires, dépend, auparavant de l’existence ou non d’un système de protection sociale fondé sur la cotisation dans le pays concerné, ce qui est seulement le cas d’une minorité de pays, y compris au sein de l’Europe capitaliste. Il serait évidemment absurde de poser a l’émancipation sociale le préalable de la création d’une protection sociale fondée sur la cotisation ! C’est une question très concrète que nous rencontrons par exemple, dès aujourd’hui dans le cadre du Réseau Européen contre la Privatisation de la Santé, où nous discutons d’un programme européen, incluant le financement du système de santé, avec des camarades espagnols, grecs, polonais ou britanniques, pour lesquels il ne saurait être question de proposer « la révolution par le salaire » alors que leur système de protection sociale ignore la cotisation !
Jean-Claude Laumonier